Les fondements de la justice moderne

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Les fondements de la justice moderne
L
«autorité judiciaire» remplace le «pouvoir judiciaire» de 1791. La Justice ne forme pas un
troisième pouvoir : elle est plus puissante mais
ne jouit pas d’une pleine et entière indépendance.
Il y a une volonté de rétablir de «grands corps».
Avec les lois du 27 ventôse an VIII et du 20 avril
1810, l’organigramme judiciaire est plus hiérarchisé et rationalisé. La grande innovation réside dans
les tribunaux d’appel — puis les Cours d’appel —,
pivots de l’ordre judiciaire. Le justiciable trouve en
appel une juridiction plus imposante et réunissant
davantage de lumières, ce qu’empêchait l’appel
circulaire révolutionnaire. Le Tribunal de cassation,
devenu Cour de cassation en 1804, reste le sommet de l’organisation judiciaire.
Le personnel judiciaire subit également de
nombreux changements. Les magistrats acquièrent un nouveau statut : ils ne sont plus élus mais
«nommés» par l’Empereur ; ils ne sont plus nommés à temps mais deviennent «inamovibles».
L’inamovibilité est conçue comme une garantie
indispensable de stabilité et d’indépendance. Pour
leur recrutement, seule une condition d’âge (trente
ans) est exigée, les connaissances juridiques sont
davantage présumées que prouvées, la moralité et
le civisme au-dessus de tout soupçon jouant un
plus grand rôle. La loi du 20 avril 1810 impose le
diplôme de licencié en droit complété par un stage
de deux années d’exercice passées au barreau.
Pour donner à la magistrature une dignité, le costume — toge et robe rouge — et les titres tradi-
tionnels sont rendus aux juges. Les termes de
«cour» et d’«arrêt s» ont réintroduits pour l’appel et
la cassation. La magistrature, entourée ainsi d’honneurs et de respect, redevient sacerdoce et retrouve son rang, au-dessus des justiciables.
Quant aux auxiliaires de justice, les avoués,
rétablis par la loi du 27 ventôse an VIII, sont nommés par le Premier Consul, ayant «exclusivement
le droit de postuler et de prendre des conclusions
dans le tribunal pour lequel ils seront établis». Une
Chambre des avoués, composée de membres
élus, assure la discipline et le respect des règles
de déontologie sous le contrôle des tribunaux, titulaires du pouvoir de suspension, et du ministre,
seul habilité à prononcer une destitution. Les barreaux se reconstituent d’abord de façon officieuse
pendant le Consulat sous la forme de listes
d’hommes de loi reconnus devant une juridiction.
Ensuite, la loi du 22 ventôse an XII qui crée les
écoles de droit, institue le tableau des avocats
auprès de chaque tribunal. C’est le décret du 14
décembre 1810 qui va formellement rétablir l’Ordre
des avocats. Ce texte peut être vu comme un hommage, une reconnaissance, mais aussi une mise
sous tutelle des avocats : le tableau est soumis à
l’approbation du Ministre de la justice qui peut
radier un avocat de sa seule autorité. Les greffiers
et les huissiers, d’abord nommés par l’exécutif,
deviennent officiers ministériels (les greffiers seront
en même temps fonctionnaires, statut qu’ils
acquièrent définitivement en 1965). [C.G.]
Nouveau costume de juge au Tribunal criminel
(coll. privée).
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La justice civile
L
a justice civile fut profondément modifiée par la
promulgation du Code civil des Français, le 21
mars 1804. Ce monument de droit fut une réussite majeure dont toute la gloire revint à Bonaparte
: dès 1807, il fut rebaptisé «Code Napoléon». Le
Code civil avait été préparé par une commission
composée de quatre éminents juristes nommés le
13 août 1800 : Portalis, Maleville, Tronchet et Bigot
de Préameneu. Portalis, méridional, avocat remarqué à Aix-en-Provence, fut chargé de la rédaction
du Discours préliminaire, un chef d’œuvre de la littérature juridique. Le projet, accompagné des
observations des cours et tribunaux, fut ensuite discuté au Conseil d’Etat au cours de cent deux
séances, dont cinquante sept furent présidées personnellement par Bonaparte qui dirigea les débats
avec énergie et y imposa ses vues.
Le Code civil fut accompagné par un Code de
procédure civile, publié en 1806 et entré en vigueur
le 1 er janvier 1807. Les travaux préparatoires furent
confiés à une commission de magistrats et de praticiens qui avaient tous commencé leur carrière
auprès des juridictions d’Ancien Régime, en particulier Pigeau qui fut le principal artisan de ce Code
de procédure civile. Ces travaux préparatoires
n’ont guère passionné Napoléon : il n’a participé
qu’à une seule séance. Le Conseil d’Etat quant à lui
trouva «la matière trop aride et la plupart des
membres n’y entendaient rien». Le décret du 3
Brumaire an II qui préconisait une «procédure sans
formes» ayant démontré que l’extrême dépouillement des règles de procédure constituait un danger pour les justiciables, la commission proposa
finalement une simple révision de l’Ordonnance
pour la réformation de la justice, premier véritable
code de procédure, promulguée par Louis XIV dès
1667. Notre procédure, comme celle de nombreux
pays européens, s’en inspire encore aujourd’hui.
Quant à l’organisation judiciaire, qui n’était
pas reprise dans le Code de 1806, ses grandes
lignes avaient déjà été fixées par la loi de 27
Ventôse an VIII et elle demeurera quasiment
inchangée jusqu’en 1919. Cette organisation repose d’une part sur l’alignement des circonscriptions
judiciaires sur les circonscriptions administratives
(cantons, arrondissements, départements) et,
d’autre part, sur le principe de l’unité de la justice
criminelle et de la justice civile.
La justice se présente comme une structure
pyramidale avec à son sommet la Cour de cassation. A sa base, le juge de paix, siégeant au chef-lieu
de canton (par exemple à Armentières, à Roubaix
ou à Tourcoing), est compétent pour les affaires
civiles d’importance mineure — qu’il juge en équité
— et il assure la conciliation préalable à tout procès
dans les autres contentieux civils. Les procès plus
importants, et notamment tous les litiges en matière
immobilière, relèvent du Tribunal civil de première
instance établi au chef-lieu d’arrondissement
(comme à Cambrai, à Dunkerque ou à
Valenciennes). La plupart des décisions rendues
par ces juridictions sont susceptibles d’appel
devant la Cour d’appel. En raison de l’héritage historique, le siège de cette cour fut fixé à Douai, dans
les locaux de l’ancien Parlement de Flandre, et non
au chef-lieu de département : Lille. [R.M.]
Fauvel (1800-1824), président du Tribunal civil de première instance
de Lille (cabinet du Président du Tribunal de grande instance de Lille).
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Les nouveautés du
Code d’instruction criminelle de 1808
E
n l’an IX, Napoléon Bonaparte décide de la
création d’une nouvelle codification pénale. Une
commission de cinq membres composée de
Treilhard, Target, Oudart, Blondel et Viellart rédige un
projet de Code criminel, correctionnel et de police,
comprenant deux parties : une partie consacrée aux
délits et aux peines et une partie sur la procédure.
Après envoi du projet pour observations aux tribunaux de l’Empire, une discussion devant le Conseil
d’Etat et devant les assemblées (Tribunat et Corps
législatif), le Code d’instruction criminelle de 1808 et
le Code pénal de 1810 sont adoptés.
Des changements plus ou moins importants
apparaissent à divers niveaux de la procédure criminelle. Durant la phase d’instruction, il y a disparition du jury d’accusation et apparition de la
Chambre des mises en accusation : le droit d’accusation est rendu à des magistrats comme sous
l’Ancien Régime. Les témoins sont dorénavant
entendus séparément et hors la présence du prévenu ; ils ne comparaissent plus devant le jury d‘accusation qui n’entend plus la partie plaignante. Il y a
restauration du Ministère public en la personne du
Commissaire du gouvernement, futur Procureur. Ce
dernier est assisté de substituts établis dans
chaque arrondissement ; ils deviennent les véritables chefs de la police judiciaire. Le Procureur
général peut être concurrencé par le préfet investi
du pouvoir de faire constater les infractions et d’ordonner perquisitions et arrestations. Il y a séparation des fonctions de poursuite et d’instruction.
C’est à un magistrat du siège, un «juge d’instruction», nommé pour trois ans, qu’est confiée l’instruction préparatoire. Cette instruction est secrète et
écrite et l’inculpé ne peut pas se faire assister par
un conseil.
Durant la phase de jugement, le jury de jugement est conservé in extremis : beaucoup de tribunaux, des conseillers d’Etat et Napoléon lui-même
voulaient pourtant le voir disparaître. Les jurés,
sélectionnés par le préfet, mais que l’accusé peut
dans certaines limites récuser, rendent leur verdict
selon leur conscience. Ils se prononcent à la simple
majorité sur une seule question. Les débats restent
publics, oraux — même si l’écrit a une plus grande
place qu’en 1791 — et contradictoires ; l’accusé est
défendu par un conseil. Enfin, il y a reconstitution du
Ministère public en la personne du Procureur.
Des juridictions d’exception font également
leur réapparition. Des tribunaux criminels spéciaux
sont institués par la loi du 18 pluviôse an IX et sont
chargés de juger, sans jury, les vagabonds, les
auteurs de brigandage, de vols sur les chemins,
etc. Des Cours prévôtales sont mises en place par
la loi du 20 décembre 1815 ; ces cours composées
uniquement de magistrats — un militaire et quatre
civils — sont chargées de juger les crimes de
rébellion armée, de réunion séditieuse, d’écrits et
de discours séditieux, les assassinats et vols avec
port d’armes ou violences, commis sur les grands
chemins, les vols commis par des militaires en
activité. [C.G.]
Maître Escoffier plaidant, dessin à l’encre (A.M. de
Douai, 13 II 1).
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Les nouveautés du Code pénal de 1810
U
n des principaux changements apparus dans
le Code pénal de 1810 concerne les peines
qui se caractérisent par une plus grande
sévérité. L’arsenal et l’échelle des peines sont ren forcés : font ou refont leur apparition l’amputation
du poing pour le parricide, les peines perpétuelles
comme les travaux forcés à perpétuité ou la prison
à vie, la flétrissure ou la marque au fer rouge, la
surveillance de haute police, la confiscation des
biens ; d’un autre côté, il y a disparition de la gêne
prévue par le Code de 1791.
Le but de la peine a changé par rapport à
1791 : on ne vise plus l’«amélioration» du coupable mais l’utilité sociale définie par le philosophe et juriste anglais Jeremy Bentham. La peine
doit être fixée de telle sorte que le délinquant ait
plus intérêt à s’abstenir qu’à agir. La logique de
rejet du criminel l’emporte sur les perspectives
d’amendement du condamné. Le Code de 1810
est un verrou qui veut fermer la porte à toute remise en cause du nouvel ordre social. Les réhabilitations sont confiées au Ministre de la justice et ne
sont plus de la compétence des municipalités. Le
droit de grâce est réintroduit en faveur de
Bonaparte à partir de l’an X.
Les incriminations subissent également des
transformations. De nouvelles infractions sont définies. Ainsi, par rapport au Code de 1791, l’infanti-
cide, qui redevient un crime spécial, la dénonciation calomnieuse ou le délaissement d’enfants et,
par rapport à l’Ancien Régime, les complots contre
l’Etat, la désobéissance des agents de l’Etat, les
imputations ou injures contenues dans les écrits
relatifs à la défense des parties ou dans les plaidoyers ou les révélations de secret, parmi d’autres
exemples. De nouvelles priorités de poursuites
sont établies : les infractions contre la famille,
l’honneur, la morale civique, ainsi que celles
concernant l’ordre public, la circulation économique et les professions sont plus nombreuses.
Enfin, la fixité des peines est abandonnée et
les juges retrouvent une certaine liberté d’appréciation. En effet, le Code pénal établit pour certaines infractions — à l’exception des crimes les
plus graves — un maximum et un minimum de
peine, les juges arbitrant entre ces deux bornes en
fonction des circonstances de chaque espèce.
Désormais, pour les peines de prison, le juge
retrouve une latitude de décision. La fonction du
magistrat se trouve ainsi rehaussée.
En 1824, une loi permet aux Cours d’assises
de reconnaître des circonstances atténuantes à
certains criminels ; la loi du 28 avril 1832 étend ce
système à toutes les infractions. Grâce à cette individualisation plus forte des peines, le pouvoir des
magistrats ne fait que s’accroître. [C.G.]
Affiche annonçant la condamnation, pour vol, de Pierre-Jean
Jellineck aux travaux forcés à perpétuité (A.M. de Douai, 2 Fi 60).
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Un procès criminel ordinaire :
l’affaire Gosse
L
e 12 juin 1866, Henri Gosse, né et domicilié à
Bousies, âgé de 24 ans, journalier, marié et
père de famille, viole une jeune fille de 13 ans
et la tue, à Montay. Le 10 août 1866, deux mois seulement après le drame, il est jugé par la Cour d’assises du Nord siégeant à Douai.
La procédure ressemble à celle d’aujourd’hui.
Toutefois, quelques différences se remarquent.
D’abord, aucune expertise n’a lieu. Ce n’est que
par la suite, avec le développement des sciences et
des techniques, que les expertises vont se multiplier en matière balistique, toxicologique, biologique et même génétique. L’expertise psychiatrique devient obligatoire avec la circulaire
Chaumié en 1905. Ensuite, l’audience se termine
par un résumé du Président. Ce résumé fut supprimé en 1880 car il pouvait apparaître comme un ultime réquisitoire. Enfin, le jury se prononce seul sur
la culpabilité, tandis que les magistrats édictent
seuls la peine. Cette séparation fut abandonnée en
1932 et en 1941 par des lois qui établirent «l’échevinage». En effet, dès 1932, jurés et magistrats
furent associés dans la détermination de la culpabilité, afin de briser la méfiance des uns vis-à-vis
des autres. Quelques années plus tard, en 1941, il
parut encore plus judicieux de faire se prononcer
ensemble les juges professionnels et les juges
populaires sur tous les éléments-clés du verdict.
Le jury n’accorda aucune circonstance atténuante à l’accusé. Gosse fut donc condamné à
mort, peine supprimée en 1981. Le verdict repose
sur l’intime conviction du jury, il n’est dès lors pas
motivé. Expression de la souveraineté populaire, la
sentence n’est pas susceptible d’appel. Tous ces
points ont été réformés par la loi du 15 juin 2000.
Après l’échec des recours ouverts au
condamné, l’exécution publique a lieu promptement. La Cour de cassation n’a mis qu’un mois pour
rejeter le pourvoi du condamné. Sa grâce n’a pas
été accordée, contrairement par exemple au
dénommé Darty qui fut gracié en 1831. En effet, le
pourvoi en cassation, fondé sur une mauvaise application du droit, est formé systématiquement par les
condamnés à mort car, même en cas d’échec, il diffère l’exécution. Quant au recours en grâce de ces
condamnés, il est automatiquement instruit depuis
1831. Gosse est guillotiné dès le 24 septembre 1866
à 6 heures. Malgré l’heure matinale et les précautions prises par les autorités, une foule immense se
presse pour assister au spectacle. Ce fut un véritable scandale. C’est pour pour éviter de tels débordements que, bien plus tard, le décret-loi du 29 juin
1939 vint renfermer l’exécution capitale à l’intérieur
des établissements pénitentiaires. [R.M.]
Exécution d’Henri Gosse. Extrait du journal du
Cateau du 24 septembre 1866 (A.D. du Nord, 2 U 19).
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Les Conseils de prud’hommes
L
es relations professionnelles, longtemps enfermées dans le cadre strict du système corporatif, sont brutalement placées, sous la
Révolution, sous l'égide du libéralisme et de l'individualisme. Dorénavant, les rapports entre
employeurs et employés ne sont plus administrés
que par la théorie générale du contrat, très partiellement aménagée pour le louage d'ouvrage. Sans
être totalement absent, l'Etat n'intervient plus que
pour préserver l'intérêt commun : respect des
engagements et maintien de l'ordre public.
C'est au sein de cette relation triangulaire que
se dessine l'ébauche d'un mode durable de résolution des conflits du travail. Abandonné tour à tour
aux juridictions de droit commun et aux instances
administratives, ce contentieux ne peut trouver
aucune réponse satisfaisante pendant la période
intermédiaire. L'Empire opte alors pour un choix
stratégique fondamental : pour réguler un domaine
à la fois technique, complexe et peu légiféré, il privilégie l'efficacité de l'expérience sur la rigueur du
droit et crée une juridiction originale : les conseils
de prud'hommes. Les magistrats non-professionnels, issus du monde du travail, reçoivent pour
mission essentielle la recherche de la conciliation.
A défaut, ils sont habilités à statuer selon une procédure qui privilégie toujours la simplicité et la rapidité. D'abord implantés à Lyon sur la requête de
l'industrie locale, les Conseils de prud'hommes
sont étendus progressivement dans les autres
foyers industriels du pays. Ce sont sept conseils
qui sont introduits dans le nord de la France dans
le premier quart du XIXe siècle (Lille et Roubaix en
1810, Cambrai en 1812, Tourcoing en 1821, Calais,
Douai et Armentières en 1825).
La justice du travail prend progressivement
son autonomie, jusqu'à devenir une fonction indépendante à la fin du siècle. D'abord perçus par les
pouvoirs publics comme des organes de contrôle
des classes laborieuses et d'administration de la
vie industrielle, les prud'hommes négligent de plus
en plus les attributions extrajudiciaires qui leur ont
été confiées sous l'Empire pour se consacrer
exclusivement à leur mission juridictionnelle. De
même, le patronat voit s'étioler peu à peu le rôle
disciplinaire de l'institution qui avait largement justifié sa création. Enfin, d'abord attirés par une utilisation politique des juridictions du travail en l'absence d'instances représentatives de leurs intérêts
collectifs, les ouvriers voient leurs entreprises dans
ce sens échouer, le paritarisme acquis de haute
lutte en 1848 ne trouvant finalement ses applications que dans le domaine judiciaire.
Ces mutations finissent, à la fin du Second
Empire, par conférer à l'institution prud'homale une
souveraineté propre. Elles lui permettent aussi
d'acquérir ses lettres de noblesse en creusant les
fondations de la justice du travail moderne. Cette
période de construction est largement consacrée à
l'oeuvre de dépassement des antagonismes, afin
de pouvoir satisfaire les intérêts de tous. Simples,
accessibles, les juridictions du travail puisent alors
dans les usages professionnels les germes d'une
législation sociale encore largement embryonnaire, en s'efforçant toujours de maintenir un équilibre
professionnel fondé sur l'équité. [B.D.]
Décret de création du conseil de prud’hommes de
Cambrai, 21 septembre 1812 (A.D. du Nord 1 U 177) .
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La fusillade de Fourmies, 1er mai 1891.
E
n 1889, l'Internationale décide d'organiser une
manifestation mondiale pour le premier mai de
l'année suivante sur le thème : «huit heures de
travail, huit heures de repos, huit heures de loisir».
En 1890, cette opération connaît un grand retentissement dans l'ensemble du pays. Fort de ce succès, on décide de renouveler et de généraliser l’expérience l'année suivante. A cette époque,
Fourmies compte environ sept mille habitants, dont
quatre mille exercent dans l'industrie textile de la
ville. Les années précédentes ont connu une explosion de grèves liées à la réduction des salaires et
aux horaires de travail. La conjoncture sociale difficile est favorable à l'infiltration des idées politiques
du Parti Ouvrier. Un militant, Hyppolite Culine, et un
théoricien de ce parti, par ailleurs gendre de Karl
Marx, Paul Lafargue, unissent leurs efforts pour faire
du 1er mai 1891 une journée symbolique. Ils mènent
campagne pour appeler les ouvriers de la région de
Fourmies à chômer la journée et à exprimer leurs
revendications. Le patronat local s'inquiète et menace les ouvriers qui auraient l'intention de répondre à
l'appel. Au soir du 30 avril, ce sont trois compagnies
d'infanterie qui, sur la sollicitation du maire de la ville
Auguste Bernier (lui-même négociant en laine), arrivent sur place.
La journée du 1er mai débute dans une
ambiance bon enfant, rythmée par les défilés et par
les chants ouvriers. Pourtant, les gendarmes interviennent et décident de procéder à quelques arrestations. Culine prend la parole sur les marches de
l'église, et préconise l'envoi de délégués ouvriers à
la mairie afin de demander la libération de ceux des
leurs qui sont emprisonnés. Le refus opposé par le
maire à cette requête met le feu aux poudres. À 18
heures 25, la foule, armée de projectiles et de
bâtons, fait face à l'armée. Les premiers heurts
éclatent : les soldats sont molestés et essuient les
jets de pierres. Pris de panique, le commandant
des troupes ordonne soudainement de faire feu.
Tout se joue en trois salves et quarante cinq
secondes. La tragédie fait neuf morts âgés de onze
à trente ans, dont quatre jeunes filles. On relève
également trente-cinq blessés.
Après les funérailles des victimes, Fourmies
devient la préoccupation du Gouvernement.
Délaissant le rôle pourtant manifestement fautif de
l'armée et des autorités locales, les regards se tournent rapidement vers Culine et Lafargue, les
meneurs ouvriers. Une parodie d'instruction ne permet d'opposer aucune charge convaincante contre
les accusés qui n'ont même pas participé matériellement à l'émeute. Malgré cela, Culine et Lafargue
sont déférés devant la Cour d'assises du Nord le 5
juillet 1891. Le lendemain, après à peine cinq
minutes de délibérations, le jury condamne Culine
à six ans de réclusion criminelle et dix ans d'interdiction de séjour. Lafargue se voit infliger un an de
prison et cent francs d'amende. Leur pourvoi en
cassation sera rejeté.
Ce procès est une expression évidente d'une
justice plus soucieuse de politique que d'objectivité. Les carences de la procédure soulignent la
volonté flagrante de porter un coup sévère à une
doctrine qui fait frémir le patronat et les autorités :
le socialisme. Cette tentative se solde par un
échec. Le Parti Ouvrier français organise une grande campagne de dénonciation et de solidarité.
Lafargue est élu député de Lille le 8 novembre
1891, alors qu'il est encore prisonnier. Le procès de
la fusillade de Fourmies a ainsi contribué à l'avènement de la République sociale. [B.D.]
Carte postale reconstituant la position des troupes et des manifestants
après la fusillade (A.D. du Nord, 4 FI Fourmies 55).
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1914-1918 : justice et guerre
D
ès le mois de septembre 1914, le département du Nord est coupé en deux par les tranchées qui se creusent lors de la course à la
mer. Les juridictions situées au sud de la ligne de
front resteront isolées de la Cour d’appel de Douai
pendant toute la durée de la guerre. Une partie
importante du département est transformée en
champ de bataille. Le reste constitue un arrièrefront pour les deux camps, ce qui signifie des passages incessants de troupes, des bombardements
et, en fonction du résultat des offensives, le risque
de déplacement des combats. Enfin, les armées,
aussi bien allemandes qu’alliées, utilisent les
palais de justice et les prisons pour leur cantonnement. Tout semble alors se conjuguer pour que
l’activité judiciaire s’arrête complètement.
Pour tenter d’éviter sa paralysie, le gouvernement décide de modifier la carte judiciaire. La loi
du 6 février 1915 autorise cette modification par
décret et, le 9 février, les tribunaux d’Hazebrouck et
de Dunkerque sont rattachés à la Cour d’appel
d’Amiens. Le 26 mars, un nouveau décret fait
dépendre les circonscriptions d’Armentières et de
Lille, situées en zone libre, du Tribunal
d’Hazebrouck. Ces mesures n’ont cependant
aucune efficacité pratique. Les déplacements,
quand ils sont possibles (il faut des laisser-passer
et trouver un moyen de transport) sont très dangereux. D’autre part, les justiciables, les avocats et
les avoués ont fui, en nombre, les combats pour se
réfugier plus loin dans le pays.
Dans la partie occupée du département, la
justice française demeure compétente en vertu du
droit international, tel qu’issu des Conventions de
La Haye de 1899 et de 1907, mais elle ne dispose
plus de l’appui de la police (qui a été désarmée) et
il faut compter avec l’occupant. Il se saisit autoritairement des affaires qui l'intéressent, en particulier des infractions commises par, ou contre, des
Allemands. Dès le début de l’année 1915, le fonctionnement des juridictions du département est
devenu symbolique. La Cour d’appel de Douai
cesse de fonctionner en mars. Seul le Tribunal correctionnel de Lille continue à tenir audience pendant la guerre, sauf pour la brève période de l’évacuation de Lille, à la charnière des années 1917 et
1918. Les Français qui contreviennent aux règles
très nombreuses et très contraignantes que l’occupant édicte sont jugés par ses conseillers de justice militaire et, dans les cas graves — espionnage,
actes de francs-tireurs, en particulier — par ses
conseils de guerre. L’ennemi crée en outre un tribunal, dont la légalité est contestable, afin de juger
les Français en appliquant le droit français : le
Tribunal civil et criminel de Maubeuge. Il fonctionnera, avec la participation de juges de paix et de
commissaires de police français du canton, de
novembre 1914 à octobre 1916. Il rendra 633 décisions, que la justice officielle ne pourra pas ignorer
lorsque la paix sera revenue.
Alors que tous les belligérants pensent
mener la «guerre du droit», la résistance à l’occupant a emprunté parfois une forme juridique. Ainsi
en est-il des consultations secrètes que fournissent
au maire de Lille deux spécialistes de droit international, l’avocat lillois Louis Selosse et le professeur
à la faculté de droit d'Etat, Jacquey, pour qu’il puisse répondre avec des arguments juridiques
solides aux demandes toujours plus exorbitantes
des Allemands. [A.D.]
Comptes-rendus d’une audience du tribunal correctionel de Lille et de
la justice militaire allemande (Bulletin de Lille du 24 février 1916).
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1914-1918 : « le ressort martyr »
L
a crainte des francs-tireurs, héritée de la guerre
de 1870, conduit l’armée allemande à prélever
des otages dans la population, de préférence
parmi les notables, pour garantir la sécurité des
troupes d’occupation. Les milieux judiciaires sont
avec les industriels les plus visés. C’est ainsi qu’à
trois moments de la guerre, des magistrats de la
Cour d’appel de Douai sont déportés en Allemagne.
En mars 1915, c’est le cas du Procureur général
Denis Jacomet. Il s’était fait remarquer en interjetant
appel de tous les jugements rendus par le tribunal
illégal créé par l’occupant à Maubeuge et en faisant
enlever le drapeau allemand qui flottait sur le
Tribunal d’Avesnes le jour de l’anniversaire de
Guillaume II. Fin 1916, le Premier Président
Dassonville et sept autres magistrats sont internés
au camp de Holzminden (Basse Saxe) et y restent
jusqu’en avril 1917, comme le bâtonnier de Lille,
Camille Massart, des avocats et avoués de
Tourcoing, de Lille, de Cambrai et de Valenciennes.
En 1918, une nouvelle vague de déportations
conduit six autres conseillers, beaucoup plus loin,
en Lituanie, au camp de Milejgany, où les prisonniers souffrent du froid et de la faim. Trois y laissent
la vie, dont le Président de chambre Clovis Bosquet
que ses compagnons retrouvent, dévoré par les
rats, sur sa paillasse.
L’évocation de toutes les souffrances endurées marque l’audience symbolique de «réinstallation» de la Cour d’appel de Douai, le 21 décembre
1918. En effet, en raison de l’exode de la population et des auxiliaires de justice, l’activité judiciaire
ne reprend que très progressivement. La première
rentrée solennelle a lieu le 2 octobre 1919, en présence de Louis Nail, Ministre de la Justice.
Décorations et promotions viennent récompenser
le courage des magistrats de la Cour d’appel.
Jacomet et Dassonville sont nommés à la Cour de
cassation. Mais les morts, surtout, sont des héros.
La commémoration fait partie intégrante du souvenir laissé par la Grande Guerre dans les milieux
judiciaires en général, dans le Nord en particulier.
Des plaques sont apposées dans les palais de justice et des fascicules d’hommages, reproduisant
les discours prononcés lors de leur inauguration,
sont envoyés dans toutes les cours d’appel pour
perpétuer leur sacrifice.
La victoire est suivie du procès des collaborateurs qui, jusque dans le milieu des années vingt,
vont alimenter les colonnes de la presse locale. Les
affaires les plus graves sont portées devant le
Conseil de guerre extraordinaire de Lille : Richard
(le dénonciateur du comité Jacquet) est jugé en
juillet 1919 et Denèque (le dénonciateur de Léon
Trulin) en mai 1920. Devant la Cour d’assises du
Nord, sont portées des affaires d’intelligence avec
l’ennemi moins graves (quatre-vingt trois accusés
comparaissent entre 1920 et 1924). L’indulgence
prévaut finalement, car la durée de la guerre rendait
difficile l’absence de relation avec l’ennemi. La moitié des accusés est acquittée.
En 1925, la guerre s’éloigne dans le deuil qui
s’accomplit, tandis que les magistrats du Nord,
déploient une intense activité dans les commissions
et tribunaux des dommages de guerre de ce département qui vient en tête des régions sinistrées. [A.D.]
Les magistrats de la Cour d’appel de Douai et leur famille au
camp de Holzminden (A.D. du Nord, 4 Fi 25-1313).
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La Section spéciale
de la Cour d’appel de Douai (1941-1944)
P
ar la loi du 14 août 1941, rédigée le 23 août
1941 et antidatée, le gouvernement de Vichy
institue dans le ressort de chaque Cour d’appel une Section spéciale devant laquelle sont déférés, sans instruction préalable, «les auteurs d’infractions pénales commises dans une intention communiste ou anarchiste». Les peines exécutoires
immédiatement vont de l’emprisonnement simple à
la peine de mort et ne sont susceptibles d’aucun
recours. A l’origine de cette loi, il y a l’attentat perpétré le 21 août 1941 par deux jeunes membres du
parti communiste, notamment Pierre-Georges
Fabien, contre l’aspirant de marine allemand Moser.
Cet attentat pousse Hitler à réclamer des mesures
impitoyables, ce qu’il obtient du gouvernement français par la création de cette juridiction extraordinaire composée de magistrats professionnels.
La Section spéciale de la Cour d’appel de
Douai se réunit pour la première fois le 11 septembre 1941. Elle tiendra cent quarante neuf
audiences, toutes à huis-clos. La dernière a lieu le
24 août 1944, seulement huit jours avant l’entrée
des troupes britanniques dans Douai. Durant cette
période de trois années, 1.992 prévenus comparaissent devant la Section spéciale, 1.336 condamnations sans aucune motivation sont prononcées.
La Section spéciale inflige 1.743 années de prison,
250 années de réclusion, 1.757 années de travaux
forcés, trente quatre condamnations aux travaux
forcés à perpétuité et douze condamnations à
mort dont cinq furent exécutées dans la cour de la
prison départementale de Cuincy-les-Douai.
Aucun recours en grâce n’est reçu.
Malgré de fréquentes déclarations d’indépendance vis-à-vis du pouvoir central, il faut constater
que la Section spéciale de Douai a davantage soutenu le pouvoir politique en place que rendu une justice sereine et impartiale. Ainsi, quand Vichy doit lutter contre ses adversaires de la Résistance, les
magistrats de la Section spéciale apportent leur
concours dans le combat politique, notamment à
cause de la forte activité communiste dans la région,
mais aussi en raison de la situation géographique en
zone interdite de la Section spéciale qui est rattachée au commandement militaire allemand.
L’opinion publique est tenue avertie de la
«vie» de la Section spéciale par la presse qui publie
les annonces légales et les sommations à comparaître devant la cour pour les justiciables en fuite.
De même, des extraits de jugements sont repris
dans les journaux et placardés sur la voie publique,
tout comme les sommations à comparaître. Face à
cette «propagande» favorable à la Section spéciale
de Douai, la résistance communiste critique la juridiction dans des tracts et des journaux clandestins.
Le 23 septembre 1943, Maurice Schumann, porteparole de la France Combattante, annonce à la
radio de Londres que «tous les juges de la Cour
spéciale de Douai sont désormais condamnés».
Etrange coïncidence, car dès cette date commence la phase d’adoucissement de la Section spéciale de Douai. [A.L.]
Affiche reprodusant un arrêt rendu par la section spéciale de
Douai condamnant Henri Bodelot aux travaux forcés à perpétuité
pour activité communiste, 8 janvier 1942 (A.D. du Nord, J 280 57bis).
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L’architecture pénitentiaire
D
ans le Nord, comme dans le reste de la
France, les questions relatives à l’insalubrité des prisons et à l’efficacité de la répression ont influencé la construction et l’architecture
des établissements pénitentiaires. Au début du
XIXe siècle, ce département comporte six maisons d’arrêt (Dunkerque, Hazebrouck, Lille,
Cambrai, Douai et Valenciennes), deux maisons
centrales (Loos et Lille) et une maison de justice
(Douai).
A cette époque, la situation des prisons de
Lille est très alarmante. La surpopulation carcérale
rend difficile la séparation des prévenus et des
condamnés, comme celle que la décence commande entre les femmes et les hommes. Aussi, les
prisons du Petit Hôtel et de la Tour saint-Pierre
accueillant le double d’individus initialement prévus, le Conseil général décide en 1816 de construire une maison de détention sur l’emplacement de
l’ancienne caserne de gendarmerie au lieu dit «Le
Raspuck», proche du quai de la basse Deûle.
L’établissement est achevé en 1817, mais la persistance de l’insalubrité et de la promiscuité des
détenus dans la prison du Petit Hôtel qui avait été
maintenue conduisent, en 1825, à la recherche
d’un nouveau local pour y transférer cette prison. Il
est donc décidé de construire, sur l’emplacement
du Raspuck, un palais de justice et une maison
d’arrêt adjacente. Les travaux prennent fin en
1839, mais la nouvelle prison de Lille s’avère rapidement insuffisante et il devient nécessaire de
construire un autre établissement, plus spacieux.
Le besoin d’une maison centrale se faisant
sentir, une ordonnance du 6 août 1816 supprime le
dépôt de mendicité de 1812 à Loos et crée une maison centrale de détention dans les mêmes bâtiments de l’ancienne abbaye de la ville, en prenant
soin de réserver une partie de ces locaux pour servir de maison de correction. Ces transformations ne
suffisent pas à remédier au manque de place et à
l’agitation dans les prisons. Par la suite, les discussions sur l’emprisonnement cellulaire — vives
depuis les lois du 5 juin 1875 et du 4 février 1893 —
aboutissent en 1895 à l’établissement d’une prison
cellulaire à Loos et également à Douai. Le concours
est remporté par l’architecte Carlos Batteur et les
travaux commencent en 1897. Pour la prison cellulaire de Loos, Carlos Batteur utilise un plan rayonnant à quatre branches, et non à cinq branches
comme l’avait proposé l’architecte Marteau en 1881.
A Douai, il s’agit d’un plan en «Y» qui constitue une
variation à trois branches du plan rayonnant dont le
modèle sera repris pour d’autres prisons de France.
Le principe de la surveillance des détenus, à la base
de l’emprisonnement cellulaire, est à l’origine d’un
élément intéressant d’un point de vue architectural,
nommé pavillon ou rond-point central. La prison cellulaire de Loos, avec son pavillon central et sa coupole, qualifiée de «prison inachevée», n’a pas été en
mesure de respecter l’encellulement individuel. Elle
illustre cependant la politique de construction d’ensembles pénitentiaires débutée à la fin du XIXe
siècle et arrêtée au début du XXe siècle, par la
Première Guerre Mondiale. [V.D.]
Pavillon central de la prison cellulaire de Loos par C.
Batteur, (l’Architecture et la construction dans le Nord, juin
1901 ; A.D. du Nord, BA 82022).
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