Septembre 2010 l 91
L C  A:
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H M S
L  de la Chine en Afrique
après la guerre froide suscite tant
dinquiétudes que des commentaires.
Chacun y va de son image aussi alam-
biquée que bucolique pour entrete-
nir un climat peu propice à lanalyse
scientique. La sémiologie autant que
le symbolisme enrichissent leurs glos-
saires et les vieux démons en viennent
à être veils. «Le péril jaune» a ses
prolongements sur le «continent noir»!
La Chine en Afrique, c’e léléphant
dans un magasin de porcelaine; il ne
peut que tout y casser. Logre chinois
ne ferait qu’une bouce des os frêles de
lAfrique.
Dans un tel contexte, quand lémo-
tion entre par la porte, l’analyse scien-
tique s’enfuit par la fenêtre. De plus
en plus, des spécialies commencent à
s’y atteler pour gager lintelligibilité
du phénomène, en comprendre les -
canismes et les rouages à travers une
observation pragmatique, et en rendre
compte selon le logos scientique ayant
pour nalité den expliquer les tenants et
les aboutissants.
La Chine en Afrique e un phéno-
mène qui inquiète parce que, à notre
sens, on commet au moins deux erreurs
dappréciation : on considère le phéno-
mène comme totalement nouveau, alors
qu’il eaussi vieux que nouveau; puis,
on isole ce phénomène de lensemble
du syème globalisé en mouvement.
La Chine, s’étend en Afrique, mais pas
seulement; elle s’étend dans le monde
entier. Il ne s’agit pas non plus d’un phé-
nomène uniquement économique. Il e
total et global en ce qu’il s’insère dans
le cadre de la globalisation et participe
à la re/conguration de la géopolitique
mondiale. Il entretient une corrélation,
en tant que phénomène géopolitique,
92 I Dounia N° 3
avec lirruption de la géo-économie et
de la géo-nance.
Sur ce dernier aspe, on peut dores
et jà, noter que la mondialisation et
la globalisation des ratégies des Etats
et des entreprises élèvent le niveau de
lincertitude et de la complexité. Le fac-
teur risque s’en trouve aggravé car, «il
contribue à des choix nouveaux et à des
retournements de situation, il reruc-
ture les rapports de puissance, il peut, en
changeant les orientations ratégiques,
être responsable de situation de pen-
dance et de domination ()»
Mieux, lavènement de la géo -
nance, autorisée par les déréglemen-
tations et la révolution technologique
des télécommunications, ore de vaes
espaces daion aux opérateurs et aux
spéculateurs. Il faudra y ajouter le dé-
placement de lépicentre de la géo-éco-
nomie mondiale de lEurope vers lAsie
(du Moyen-Orient à l’Extrême-Orient).
Lécroulement de lURSS a déplacé la
menace absolue pour l’Occident: dEu-
rope vers les incertitudes contenues
dans les civilisations non européennes,
principalement celles de lIslam et du
Confucianisme.
La géopolitique et la géo-économie
seront ainsi nourries par des cosmogo-
nies censées expliquer lère nouvelle de
lUnivers. La Fin de l’Hioire et le der-
nier homme de Fukuyama et Le Choc
des civilisations de Huntington sous-
tendront toutes les analyses géoraté-
giques du monde occidental en crise
didéologie explicative de la période po
guerre froide.
La Chine en Afrique n’equ’un élé-
ment dueur dun ensemble opo-
. TABOURNEL, J-S.,  dés géopolitiques du ème
siècle. rométhée conteée, Paris, Chronique sociale, ,
p. .
litique plus vae et plus complexe des
bifurcations qui secouent lévolution
du monde. Il ne devrait donc susciter
ni peur phobique ni euphorie puérile.
Lanalyse objeive eseule à même de
dégager des grilles de leure qui éclai-
rent ce phénomène appelé à des évolu-
tions tantôt positives tantôt négatives.
Lascension fulgurante de la Chine
en Afrique permet de mettre à nu des
lacunes dans les discours ambiants; no-
tamment lhypothèse dun manichéisme
qui réduit le monde à deux phénomènes
supposés nouveaux: la mondialisation et
le terrorisme. Djihad contre Mc World
(sic). Fin de lhioire contre Choc des
civilisations. Fukuyama contre Hun-
tington.
Cette image n’e pas fausse, à en
croire Immanuel Wallerein, mais elle
n’e que partielle. Si nous ne considé-
rons la mondialisation et le terrorisme,
écrit-il, que comme des phénomènes cir-
conscrits dans le temps et lespace, nous
arrivons en eet à des conclusions aussi
éphémères que celles des journaux: nous
devenons incapables de comprendre le
sens de ces phénomènes, leurs origines,
leurs trajeoires et, plus important en-
core, le cadre plus large dans lequel ils
s’inscrivent.
Deux travers (déjà igmatisés en son
temps par Pierre Bourdieu) qui guet-
taient la science, donnent limpression
davoir eu raison delle: la médiatisation
(pour raison de vulgarisation, semble-t-
il, mais qui la piégée en autorisant les
intrusions diamatoires) et «lexpertise»
(ou la «technicité», les scientiques se
sentant contraints de ne produire que
selon les oukases des souteneurs nan-
. WALLERSTEIN, I., omprendre le monde. ntroduc-
tion à l’analyse des syèmes monde, Paris, La Découverte,
, pp -.
Henri Mova Sakanyi
Septembre 2010 l 93
ciers). Le temps médiatique a imposé
des raccourcis et des enjambées chez les
scientiques au point de les amener à ra-
mollir la rigueur de la recherche scienti-
que et les contraintes de la méthodolo-
gie. La tendance lourde de lexploitation
politique des conclusions de la recherche
théorique, surdétermine celle-ci au point
dinciter chez les scientiques la propen-
sion de ne produire que pour la consom-
mation des décideurs. La méthodologie
en soure et lépiémologie sépuise.
Ce seulement la dimension praxéolo-
gique qui en sort ragaillardie.
Des titres douvrages auent
venant à la rescousse de telle ou telle
poure selon qu’on aime la Chine ou pas.
Déjà que Napoléon avait mis en garde
ses sujets: «Quand la Chine séveillera,
le monde tremblera». Marcel Prou,
dans a echerche du temps perdu t dire
à lun de ses personnages, la Duchesse
de Guermantes: «La Chine m’inquiète
…». En , Alain Peyrette reprenait
la prophétie de Napoléon en intitulant
son livre uand a hine séveilleraEt
Alain Boublil s’extasiait devant les suc-
cès de la Chine déjà en , e iècle des
hinois.
Puis débarque une déferlante: uand
a hine change le monde (Erik Izrae-
lewicz), hina as o. , a hine nouvelle
(Cyrille Javary et Alain Wang), hine-
nde. a course du dragon et de léléphant
(Martine Bulard), a politique interna-
tionale de la hine (jean-Pierre Cabes-
tan), a hine m’inquiète (Jean-Luc Do-
menach), e grand blu (ierry Wolton),
vre de hine (Conantin de Slizewicz),
a hine au ème siècle (Alain Roux),
ampire du milieu (Philippe Cohen et
Luc Richard), a hinafrique (Serge
Michel et Michel Beuret), es elations
hine-frique (Eric Nguyen), hine-
frique. e dragon et lautruche (Adama
Gaye), éopolitique de la hine (Denis
Lambert), etc.
Malg dindéniables eorts d’ana-
lyse et de rigueur méthodologique, le
fond idéologique n’arrive pas à cacher
les inquiétudes exagérées ou les es-
poirs inconsidérés. ierry Wolton, par
exemple, fuige le mode admiratif qui
pullule à ses yeux et oue les regards de
ceux qui s’y adonnent. Mais, lui-même
n’échappe pas aux sirènes de lautre ver-
sant de la montagne en peignant exagé-
rément la Chine sous des auspices cari-
caturaux. Refusant de se laisser tétaniser
ou éblouir, il se défend de gober tout ce
que la Chine vend au propre comme au
guré. Son verdi e sans appel: «La
Chine vue de chez nous a toujours été
nimbée dun mélange dadmiration
béate, de croyances irrationnelles, de
craintes ininives aussi, le tout savam-
ment entretenu par les autorités locales,
toutes périodes hioriques confondues,
avec la complicité plus ou moins volon-
taire dexperts occidentaux fascinés par
une civilisation, une culture, un passé
diérent des nôtres.»
A lopposé, d’autres chercheurs s’enti-
chent de la Chine au point de lui prédire
un avenir paradisiaque. Le professeur
déconomie, Jerey Sachs de lUniversi-
té Columbia soutient que la Chine e la
plus belle réussite de développement que
le monde n’ait jamais connu. Le philo-
sophe François Julien arme: «Un pays
immense, doté dune pensée ratégique
millénaire, une vieille civilisation en
passe de bouleverser léquilibre mondial
des rapports de force.»(1)
. WOLTON, T., e rand bluchinois, Paris, Robert
Laont, , pp -. BULARD, M. Chine-Inde.
La course du dragon et de léléphant, Paris, Fayard, ,
p. .
La Chine en Afrique: grammaire d’un basculement géopolitique
94 I Dounia N° 3
Même si ierry Wolton tourne en
dérision lidée exprimée par Julien, elle
sous-tend une hypothèse sur laquelle on
pourrait bâtir des recherches rieuses.
Car, en eet, tout hyperbole ne relève
pas de lexagération si la alité appelle
une mesure supérieure, surtout si les
atiiques viennent étayer lexpression
langagière. Martine Bulard écrit, pour
appuyer le nouveau rapport des forces:
« Les excédents sont chinois, tandis
que les décits sont américains et eu-
ropéens ». La formule e reprise par
lAtlas  du monde diplomatique qui
arme qu’elle a au moins le mérite de
pointer du doigt les changements inter-
venus dans le commerce mondial. Les
ux nanciers ont suivi le même chemin.
Ces performances économiques don-
nent à la Chine un atut politique inédit
mais encore fragile, comme le prouve la
crise nancière. Et la conclusion coule
de source: «Pékin joue dans la cour des
grands, créant une interdépendance éco-
nomique inédite.»
Cependant, ierry Wolton persie
et signe «C’e du pipeau». La Chine
nous blue. Elle n’a pas les moyens de
tenir dans la course pour le leadership
mondial. Les données atiiques se-
raient complaisamment diusées par les
autorités. Pour lui, les atiiques sont
une arme de propagande pour Pékin :
plus on fournit de données étourdis-
santes à un interlocuteur, moins il aura le
temps de penser, de vérier, de décider.
Il faut lenchanter.
Pourtant, certains faits relèvent de
lévidence. Notre optique e de mettre
en exergue les émanations et les trans-
formations géopolitiques du nouveau
. WOLTON, T., e rand bluchinois, Paris, Robert
Laont, , pp -..
atut de la Chine dans le monde. Par ce
biais, nous pensons apporter un certain
éclairage sur la relation Chine-Afrique.
Il n’y a pas meilleur moyen, à notre sens,
datténuer les «inquiétudes» surtout eu-
ropéennes face à la montée de la Chine
en Afrique. Sinon le «péril jaune» et la
peur panique comme il en transpire du
livre de Philippe Cohen et Luc Richard,
e ampire du milieu. omment la hine
nous die sa loi. Il y equeion dune
Chine qui s’e éveillée et a endormi tout
le monde. Ils y reprennent le cri dalarme
angoissé du ewsweek: «Le monde ap-
partient à la Chine, nous ne faisons qu’y
vivre.» On y apprend que la Chine e
responsable de la disparition de deux
emplois induriels sur cinq en France
depuis trente ans. La Chine serait en
train dattaquer ; mais elle dissimule
bien son jeu: en masquant les points de
conit qui demeurent au ur de sa re-
lation avec le monde. Dla tendance
des dirigeants chinois à s’enticher dhar-
monie.
Adama Gaye exprime un cataro-
phisme en voyant lAfrique reée « in-
sensible », indolente, passive face aux
bourrasques chinoises. Un bouillon-
nement quasi universel e en cours et
lAfrique lui semble enfermée dans sa
tour divoire car la ferveur lui apparaît
n’avoir toujours pas gagles berges de
lAfrique. «Le cœur du monde, écrit-il,
bat au rythme de la Chine. Ses vigou-
reuses palpitations, qui sont entendues
aux quatre coins de la planète, ne laissent
qu’une gion du monde indiérente :
lAfrique. Aucune réaion ruurée,
aucun mécanisme ni ratégie cohérente
n’y ont été dégagés, à ce jour, pour faire
. GAYE, A., hine-frique. e dragon et l’autruche, Pa-
ris, L’Harmattan, , p. 
Henri Mova Sakanyi
Septembre 2010 l 95
face aux conséquences, immédiates et à
venir, de la fracassante irruption sur la
scène internationale du plus massif des
dragons asiatiques.»
La Chine semble enivrer tout tant
elle sait enjôler. La peur dont Adama
Gaye entonnait le refrain sur «lendor-
missement douillet » de lAfrique face
à laivisme chinois, paraît provoquer
les mêmes insomnies en Europe: «Les
français souvent insouciants, tardent
à percevoir : nous nous sommes, en
quelque sorte, endormis quand la Chine
s’e éveillée () Economie, énergies,
intelligence économique, diaspora, soft
power, s’arrêtera la Chine? () La
Chine attaque et ses adversaires-par-
tenaires semblent encore paralys. ».
Pour Cohen et Richard, la Chine e en
train de changer le monde. Commentant
les Jeux Olympiques de Pékin de ,
Luc Richard, de guerre lasse, avoue :
«Pourquoi la Chine a déjà gag.»
Des sondages latteent : les opi-
nions publiques européennes perçoivent
dabord la Chine comme une menace.
Elles se demandent ce qui reerait à
lOccident si les Chinois parvenaient à
inveir dans leur économie autant din-
telligence qu’ils y ont invei de travail.
Et qu’adviendra-t-il des réserves mon-
diales de pétrole quand la consomma-
tion énergétique chinoise par habitant
rejoindra celle des pays les plus déve-
loppés. Seuls les Anglais sont majoritai-
rement optimies ( ). Les inquiets
représentent  des Allemands,
des Italiens et  des Français.Ces
derniers avouent: «En se réveillant, la
. RICHARD, L., Pékin . ourquoi la hine a déjà
gag, Paris, Mille et une nuit, .
. COHEN, P. et RICHARD, L., op. cit, pp. -.
. DOMENACH, J-L., La Chine m’inquiète, Paris,
Perrin, , p. .
Chine e entrée dans nos rêves. Et aussi
dans nos cauchemars (). Lunivers
chinois () e devenu incontournable
et parfois angoissant.»
Les milieux universitaires ne sont
pas en ree lorsqu’il s’agit dexprimer
des peurs. Bertrand Badie s’interroge
s’il faut avoir peur du XXIème siècle.
Il trouve qu’il n’e pas possible de ré-
pondre de façon tranchée à pareille
queion. La planète lui semble en plein
désordre (comme si c’était mieux hier):
les crises, la dissémination de la violence
et la diusion de linsécurité continuent
à susciter linquiétude dans les opinions.
Certains, notamment Hassner et
Alain Minc, n’sitent pas de parler du
Nouveau Moyen Age. La Revue Interna-
tionale et Stratégique de lIRIS consacre
son numéro  dAutomne  à une
queion quasi eschatologique : « Le
monde occidental e-il en danger?» On
y décèle la n d’un cycle hégémonique, le
manque de crédibilité des Occidentaux à
défendre les (leurs) valeurs, on y sug-
gère de passer du monde occidental au
temps de lhumanité comme une révo-
lution nécessaire. On y apprend les nou-
velles pies du futur: perte dhégémo-
nie, montée des aeurs secondaires, la
rediribution généralisée des ressources
symboliques, économiques et militaires.
Entre l’Occident et le monde musulman,
qui menace lautre? Exie-t-il une me-
nace islamie ? La crise identitaire de
lOccident. Le spere dAl-Qaïda. Le
danger de loccidentalisme et enn la
queion qui fâche: du G au G: y a-
t-il encore une place pour l’Europe dans
la cour des grands?
. BADIE, B., ui a peur du ème siècle, aris, La
couverte, .
La Chine en Afrique: grammaire d’un basculement géopolitique
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