Untitled - Le Livre de Poche

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Collection dirigée par Clélie Millner
L’éditeur tient à remercier le Comité Jean Cocteau.
Solveig Hudhomme est agrégée de lettres modernes. Elle enseigne actuellement en lycée (93).
© Éditions Bernard Grasset, 1934.
© Librairie Générale Française, 2015, pour la présente édition.
ISBN : 978‑2-­253‑18308‑2
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SOMMAIRE
Une œuvre, un contexte................................................................7
I. Vie du poète, d’Œdipe à Orphée................................................9
II. Accueil de la pièce.....................................................................20
III. Œdipe, fantôme de l’œuvre....................................................24
• Exercice : groupement de textes (le Sphinx,
un symbole)..............................................................................28
La Machine infernale.....................................................................31
Dossier thématique : les fantômes............................................167
Introduction......................................................................................169
1. Fantômes et croyances..........................................................169
2. Fantômes et espace théâtral.................................................170
• Exercice : lecture d’images .....................................................176
• Prolongements : histoire des arts...........................................177
I. Une parodie de fantôme..............................................................180
• Exercices : commentaire (acte I) /
groupement de textes 1 (une réécriture) /
groupement de textes 2 (fonctions du fantôme
au théâtre).................................................................................183
II. Fantômes du présent : les années 30......................................192
1. Fantômes de l’histoire...........................................................194
• Exercices : commentaire (acte II) / groupement
de textes (mythe et actualité : les années 30 et 40) /
dissertation...............................................................................197
III. Fantômes de la psyché : les songes d’Œdipe
et de Jocaste................................................................................204
1. Prolongements : fantômes et psychanalyse,
la théorie de l’inconscient.......................................................206
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Sommaire
• Exercices : étude de texte (initiation
à la théorie psychanalytique) / commentaire (acte III) /
sujet d’invention.......................................................................208
2. Prolongements : théâtre et mise en scène..........................212
• Exercice : étude de texte
(Phèdre, entre songe et réalité)..............................................214
IV. Le dénouement, du fantôme au fantasme de l’artiste...217
1. Un héros « aveugle ».............................................................217
2. Le fantôme de Jocaste, victoire de la vision du poète.......219
• Exercices : commentaire (acte IV) / étude de texte
(les origines antiques du théâtre) / dissertation /
lecture d’images (le motif des générations)..........................221
V. La Machine infernale, une œuvre fantôme ?...................... 226
Documentation.................................................................................233
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I. VIE DU POÈTE, D’ŒDIPE À ORPHÉE
Jean Cocteau naît le 5 juillet 1889 à Maisons-­
Laffitte, dans une famille bourgeoise de Paris. Vivant
de ses rentes, son père, Georges Cocteau, s’adonne
à la peinture et initie son fils au dessin ; il se suicide
en 1898. Jean, benjamin de la fratrie, vit dès lors avec
sa mère dans une relation étroite, presque conjugale.
Renvoyé pour absences répétées du lycée Condorcet, il se montre fasciné par l’univers du théâtre et
se rapproche des comédiens qui font scandale à
l’époque. Au fil de soirées mondaines, il affirme sa
vocation poétique et se fait acclamer comme « nouveau Rimbaud ». Il fréquente des écrivains tels que
Marcel Proust et se lie avec Diaghilev, créateur des
Ballets russes.
Le mythe d’Œdipe se fait très vite une place dans
l’œuvre du jeune poète, et ce tout d’abord par l’intermédiaire de la figure de Sophocle, auteur de la tragédie grecque qui inspira durablement Cocteau, Œdipe
roi. En 1912, il publie en effet La Danse de ­Sophocle,
recueil poétique qui reçoit un accueil très mitigé :
l’identification trop évidente du poète de vingt-­trois
ans au génie antique passe mal dans la critique,
comme l’atteste le surnom moqueur donné au poète,
« Sophocteau ». Cocteau fait alors table rase et renie la
première partie de son œuvre. ­Cherchant à ­renouveler
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son inspiration, il se rapproche d’artistes novateurs,
comme Picasso ou le compositeur Stravinski. En 1913,
il compose Le Potomak, œuvre étrange qui, à travers
textes et dessins, met en scène un monstre aquatique,
empreint de mystère et de symboles.
La guerre éclate et, après s’être engagé au sein
d’un convoi d’ambulances, il rejoint Paris et monte
un ballet, Parade, lequel subit un échec retentissant. Les années 20 lui sont plus favorables, avec, au
théâtre, le succès du Bœuf sur le toit et des Mariés de
la tour Eiffel, ainsi que l’adaptation de l’Antigone de
Sophocle ; elles sont par ailleurs marquées par la rencontre de Raymond Radiguet, jeune garçon de seize
ans qui s’apprête à rédiger Le Diable au corps, ­roman
qui fera scandale en 1923. Amoureux et certain du
talent littéraire du jeune homme, Cocteau l’encourage et l’accompagne dans son projet. La mort brutale de Radiguet, à l’âge de vingt ans, constitue pour
lui un véritable traumatisme et l’amène à développer
une addiction à l’opium. Malgré son affaiblissement
physique, Cocteau adapte Roméo et Juliette et publie
en 1925 une série d’autoportraits rassemblés sous le
titre du Mystère de Jean l’Oiseleur.
Au même moment, les surréalistes rédigent leur
Manifeste, sous l’égide d’André Breton. Exploration
du rêve et de l’inconscient, leur démarche semble
concorder avec celle de Cocteau ; celui-­ci est pourtant maintenu à l’écart du mouvement. Durant toute
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sa vie le personnage de Cocteau agacera autant qu’il
fascinera : certains milieux littéraires ne lui pardonnent
pas son désir de briller. Un soupçon d’opportunisme
et d’égocentrisme plane sur son œuvre, d’autant que
celle-­ci le met lui-­même largement en scène.
Après une tentative de désintoxication ratée, il crée
une pièce autour du personnage d’Orphée, mythe
qu’il explorera tout au long de sa vie. Poète revenu des
Enfers – selon la légende, il parvient, grâce à sa lyre, à
charmer les dieux et à les convaincre de lui permettre
de ramener sa femme, Eurydice, à la vie –, Orphée
s’inscrit dans la « mythologie personnelle » de l’auteur. Il rédige en outre le livret d’un opéra composé
par Stravinski, Œdipus Rex, autre figure essentielle
dans cette « mythologie ». La parution des Enfants
terribles, roman rédigé en quelques jours durant une
nouvelle cure, remporte un succès public et critique.
Au terme d’une relation amoureuse avec le jeune
écrivain Jean Desbordes, Cocteau rédige un monologue théâtral sur les souffrances engendrées par
­l’absence de réciprocité en amour. Créée en 1930,
La Voix humaine reste sa pièce la plus jouée. Son intérêt le porte par la suite vers un autre support, le cinéma,
avec la tentative avortée du Sang d’un poète, œuvre
critiquée pour sa proximité avec les expériences surréalistes. Cocteau se tourne à nouveau vers le théâtre
en rédigeant, en 1932, une nouvelle adaptation
du mythe d’Œdipe, La Machine i­nfernale. Quelques
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années plus tard, il décide de monter son premier
Œdipe Roi, écrit dans les années 20, et s’éprend d’un
jeune acteur, Jean Marais, avec qui il partagera sa vie.
Cocteau poursuit son activité littéraire durant l’Occupation. L’une de ses pièces, La Machine à écrire, est
cependant interdite et son nom attaqué par les journaux collaborationnistes. À la Libération, on lui reprochera néanmoins de s’être rendu l’auteur d’un hommage à un artiste officiel du régime nazi : le sculpteur
Arno Breker. Son « Salut à Breker », paru lors d’une
exposition au Jeu de Paume, est considéré comme un
acte de compromission.
Il reprend son activité cinématographique et tourne
en 1945 La Belle et la Bête, adaptation du conte de
Madame Leprince de Beaumont. Avec Orphée, sorti
en 1950, il retrouve la figure mythique. Malgré l’insuccès du film, il devient une personnalité phare
dans le monde du cinéma, préside trois fois le festival de Cannes. Son œuvre est admirée par les jeunes
cinéastes de la Nouvelle Vague. En 1959, François
Truffaut l’aide financièrement à produire Le Testament d’Orphée, œuvre assumant cette fois une inspiration directement autobiographique. Jean Cocteau y
tient le premier rôle, celui d’un poète qui traverse les
époques, mise en scène qui pourrait être agaçante,
mais le regard que l’écrivain porte sur lui-­même n’est
pas dénué de dérision : « Toujours cet Œdipe »,
soupire-­t‑il alors qu’un peu plus loin le personnage
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mythologique, interprété par Jean Marais, croise son
chemin.
En 1962, il livre à nouveau un « testament », cette
fois-­ci poétique : quelques mois après la parution de
ce Requiem, le 11 octobre 1963, il s’éteint alors qu’il
est en train de rédiger l’éloge funèbre d’Édith Piaf,
morte la veille.
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Une œuvre, un contexte
C octeau en quelques dates
1889 – 5 juillet. Naissance de Jean Cocteau à Maisons-­
Laffitte (Essonne).
1898 – Mort de son père ; études au lycée Condorcet
(Paris).
1908 – Le célèbre tragédien Édouard de Max organise une lecture des poèmes de Cocteau au théâtre
Fémina.
1909 – Cocteau publie, à compte d’auteur, son premier recueil poétique, La Lampe d’Aladin.
1910‑1911 – Cocteau fréquente les milieux littéraires
et artistiques : il rencontre Marcel Proust, Diaghilev
et Stravinski.
1912 – Publication de La Danse de Sophocle, recueil
poétique.
1913 – Composition du Potomak.
1914 – Réalisation de Parade, un projet de ballet.
Réformé, Cocteau se porte néanmoins volontaire
pour la section d’ambulances aux armées. Création
de la revue Le Mot.
1915 – Rencontre de Picasso.
1919 – Cocteau se rapproche des dadaïstes. Rencontre
de Raymond Radiguet, alors âgé de seize ans.
1920 – Première du Bœuf sur le toit.
1921‑1922 – Première des Mariés de la tour Eiffel.
Adaptation d’Antigone et d’Œdipe roi. Les spectacles de Cocteau sont chahutés par les dadaïstes.
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1923 – Publication du Grand Écart et de Thomas l’Imposteur. Mort de Raymond Radiguet ; Cocteau, très
affecté, développe une dépendance à l’opium.
1925 – Première cure de désintoxication. Rédaction
de Poésies, Opéra, Orphée, Œdipe Roi, L’Ange
Heurtebise.
1927 – Première d’Œdipus Rex, dirigé par Stravinski.
Création d’Antigone, sur une musique de Honegger.
1928‑1929 – Nouvelle cure de désintoxication. Écrit
et dessine Opium. Rédaction des Enfants terribles.
1930 – Tournage du Sang d’un Poète. Création de
La Voix humaine.
1932 – Écriture de La Machine infernale.
1933‑1934 – Nouvelle cure de désintoxication. Première de La Machine infernale.
1937‑1938 – Mise en scène d’Œdipe Roi, avec Jean
Marais. Création des Parents terribles.
1940 – Création du Bel Indifférent par Piaf.
1945 – Tournage de La Belle et la Bête.
1951 – Rédaction d’un journal intime, Le Passé défini.
1953 – Préside le jury du festival de Cannes.
1955 – Élu à l’Académie française et à l’Académie
royale de Belgique.
1960 – Sortie du film Le Testament d’Orphée.
1963 – 11 octobre. Mort de Jean Cocteau.
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Portrait de Jean Cocteau. © Paris, Photothèque Hachette Livre.
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Quelques repères historiques et culturels
1887 – Parution du Horla, de Guy de Maupassant.
Années 1890 – Premières projections du Cinématographe des frères Lumière.
1894‑1906 – Affaire Dreyfus.
1897 – Parution d’Un coup de dés jamais n’abolira
le hasard, poème graphique réalisé par Stéphane
Mallarmé, auteur symboliste.
1898 – 13 janvier. Parution de l’article d’Émile Zola
« J’accuse... ! » dans L’Aurore.
1905 – Loi de séparation de l’Église et de l’État en
France.
Années 1910 – Essor du cubisme en art (Georges
Braque, Pablo Picasso, Fernand Léger). Développement de l’industrie du cinéma.
1913 – Première du Sacre du printemps (ballet de
Diaghilev ; musique de Stravinski), qui provoque un
véritable scandale. Publication du premier ­volume
d’À la recherche du temps perdu de Marcel Proust,
Du côté de chez Swann.
1914 – juillet-­août. Débuts de la Première Guerre
mondiale. Le 1er août, la France décrète la mobilisation générale.
1915‑1916 – Naissance du mouvement Dada.
1918 – Parution des Calligrammes de Guillaume
Apollinaire. 11 novembre. Armistice.
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1919 – juin. Signature du traité de Versailles, entre
l’Allemagne et les Alliés. Début des « Années
folles ».
1922 – octobre. Mussolini est nommé président du
Conseil en Italie. Rupture entre dadaïstes et futurs
surréalistes.
1923 – Publication du Diable au corps, roman de Raymond Radiguet.
1924 – Manifeste du surréalisme d’André Breton.
1929 – Sortie d’Un chien andalou, court-­métrage
muet surréaliste de Luis Buñuel (sur un scénario de
Buñuel et de Salvador Dalí).
1929 – octobre. Krach boursier et début de la Grande
Dépression.
Années 1930 – Développement du cinéma parlant.
1933 – janvier. Hitler est nommé chancelier en Allemagne.
1934 – Émeutes antiparlementaires en France.
1935 – Création de La guerre de Troie n’aura pas lieu,
pièce de Jean Giraudoux.
1936‑1938 – Front populaire en France.
1936‑1939 – Guerre civile espagnole, arrivée au pouvoir du général Franco.
1939 – septembre. Invasion de la Pologne par Hitler,
la France et le Royaume Uni déclarent la guerre à
l’Allemagne.
Années 1940 – Développement de l’art abstrait.
1940 – juin. Le nouveau gouvernement, constitué par
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le maréchal Pétain, demande l’armistice. Début de
l’Occupation.
1944 – Création d’Antigone, pièce de Jean Anouilh.
Août. Libération.
1945 – 8 mai. Capitulation de l’Allemagne.
1946‑1958 – IV e République en France.
1946‑1954 – Guerre d’Indochine.
Années 1950 – Essor du « théâtre de l’absurde »
(Eugène Ionesco, Samuel Beckett).
1954‑1962 – Guerre d’Algérie.
1955 – Essor du pop art (l’un de ses représentants,
Andy Warhol, réalisera le portrait de Cocteau en
1983).
1958 – Arrivée au pouvoir du général de Gaulle.
Début de la V e République.
Fin des années 1950-­années 1960 – Essor de l’OuLiPo et du Nouveau Roman en littérature.
Cinéma français marqué par la Nouvelle Vague.
1961 – Construction du mur de Berlin, symbole de la
guerre froide entamée depuis la fin de la Seconde
Guerre mondiale.
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II. Accueil de la pièce
Si elle procède d’un engouement personnel et
intime pour les figures mythologiques et la tragédie
antique, la démarche de Cocteau s’inscrit dans un
mouvement plus vaste.
Le théâtre de l’entre-­deux-­guerres est marqué par un
regain d’intérêt pour le mythe : crescendo des tensions,
imminence des conflits armés, tout concourt à un certain pressentiment de l’inéluctable. La fatalité semble,
plus que jamais, peser sur les hommes, phénomène qui
pousse les dramaturges à puiser dans le matériau mythologique pour donner sens à cette menace tragique.
Avec Amphitryon 38, pièce créée en 1929, Jean
Giraudoux mêle les registres*1 pour mettre en scène
un Jupiter au visage humain et burlesque*. Pratiquant
lui aussi le mélange des genres et des niveaux de
langue, Cocteau est accusé de vouloir s’inscrire dans
une vogue déjà bien entamée. L’écrivain André Gide,
lui-­même auteur d’Œdipe, drame composé en 1930 à
partir de la version de Sophocle, dénonce une véritable
« œdipémie »2. L’accueil de La Machine ­infernale est
donc pour le moins mitigé... Les mythes continueront
1. Les mots suivis d’un astérisque sont définis dans les
encadrés Repères.
2. Voir Claude Arnaud, Jean Cocteau, Paris, Gallimard,
coll. « NRF Biographies », 2003, p. 486.
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néanmoins d’inspirer le théâtre de l’époque, et ce
pendant au moins une décennie. En 1935, Giraudoux
investit à nouveau le matériau antique et crée La guerre
de Troie n’aura pas lieu, pièce qui fait directe­ment écho
à la façon dont la « montée des périls » est vécue en
France. En 1944, sous ­l’Occupation, l’Antigone de Jean
Anouilh permet de même une réflexion qui résonne
d’une manière particulière à l’oreille de ses contemporains : quelle loi les hommes doivent-­ils respecter, celle
qui leur est imposée ou celle qui leur semble juste ?
Repères
On désigne par le terme registre (littéraire) l’ensemble
des éléments textuels qui contribuent à créer un certain
type d’effet chez le lecteur (ou le spectateur). On classe
ces registres en fonction de l’effet qu’ils suscitent. Ainsi
le registre comique suscite le rire. Parmi les principaux
registres, on trouve : le comique, le tragique, le pathétique, l’épidictique, le fantastique, l’épique...
Le mot burlesque est emprunté à l’italien burlesco,
dérivé de burla : « farce ». Le registre burlesque
consiste en la parodie d’une œuvre de style noble.
Il s’agit de prêter des actions et des propos bas et
vulgaires aux personnages.
Les dialogues de La Machine infernale font, de la
même façon, référence à l’actualité, point sur lequel nous
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reviendrons. Le mythe, tel qu’il est exploité par Cocteau,
ne peut cependant être réduit à un simple prétexte, à
une simple opportunité de – mieux – dire le présent : les
figures mythologiques habitent son œuvre, lui donnent
de la cohérence, à commencer par la figure d’Œdipe,
héros qui semble aimanter le poète et le dramaturge.
En 1932, Cocteau fait la rencontre de Natalie ­Paley,
princesse russe, petite-­
fille d’Alexandre II. Il l’initie à
l’opium, développe des sentiments ambigus à son égard,
au point de revendiquer la paternité de la grossesse à
laquelle celle-­ci aurait mis un terme. La figure de la jeune
femme plane sur l’écriture de La Machine infernale : à
cette époque, Cocteau compose un photomontage qui
représente la princesse en Sphinx, indice qui ancre le
à la loupe
Variations autour du Sphinx
Si le mythe œdipien est peu représenté dans les arts picturaux (peut-­être le double tabou de l’inceste et du parricide constitue-­
t‑il précisément « l’irreprésentable »),
il trouve des échos dans la poésie, notamment dans
la poésie symboliste*, encore très influente durant les
jeunes années de Cocteau. Le Sphinx prend les traits de
la femme fatale, dimension que l’on retrouve dans La
Machine infernale.
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dialogue amoureux entre la créature surnaturelle et
Œdipe dans un contexte biographique. Si l’anecdote
ne peut à elle seule expliquer la portée de la pièce, elle
souligne le lien d’identification qui unit l’auteur au héros
mythique.
C’est bien l’acte II qui semble à l’origine du projet. Dans
son recueil poétique rédigé en 1929, Opium, ­Cocteau
évoque son rêve « d’écrire un Œdipe et le Sphinx, une
sorte de prologue tragi-­
comique à Œdipe Roi, précédé lui-­même d’une grosse farce avec des soldats, un
spectre ». Les quatre actes de La Machine infernale sont
rédigés courant 1932, dans un désordre qui, plusieurs
années plus tard, questionne encore l’auteur lui-­même :
« Pourquoi j’ai fait le deuxième acte avant le premier,
pourquoi j’ai ajouté le troisième au premier et au second,
pourquoi, un an après, j’ai décidé d’y joindre le quatrième, pourquoi je dissimule d’acte en acte la semence
des réemplois, pourquoi j­’introduis Anubis en Grèce au
deuxième acte et Jocaste morte au ­quatrième1. »
Pour la création de la pièce, Cocteau s’adresse au
metteur en scène Louis Jouvet et au décorateur Christian Bérard. L’accueil réservé à la pièce, dont la première a lieu le 10 avril 1934 à la Comédie des Champs-­
Élysées, est inégal. Si plusieurs critiques sont élogieuses,
la légèreté du ton est parfois mal perçue : Jouvet décide
d’interrompre le projet au bout de 64 représentations.
1. Jean Cocteau, Maalesh. Journal d’une tournée théâtrale, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1949.
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III. Œdipe, fantôme de l’œuvre
Comme nous l’avons vu précédemment, les figures
d’Orphée et d’Œdipe s’inscrivent dans la mythologie
personnelle de Jean Cocteau : elles hantent son imaginaire et son œuvre. Si Orphée apparaît comme un
véritable « double » de l’auteur, dans le cas d’Œdipe,
l’identification est plus complexe. Elle s’inscrit dans
une entreprise de réécriture qui prend pour support
l’œuvre de Sophocle.
Dès sa jeunesse, Cocteau se montre en effet fasciné
par la figure de Sophocle, dramaturge du ve siècle
av. J.-­C. et citoyen d’Athènes. Il entreprend en 1921
l’adaptation d’Antigone et d’Œdipe roi, pièces produites à partir du mythe des Labdacides, famille
légendaire marquée, sur plusieurs générations, par
une malédiction.
1. Le mythe
D’après le mythe, Labdacos, petit-­fils de Cadmos,
fondateur de Thèbes, est le père de Laïos (Laïus chez
Cocteau). Celui-­ci se rend coupable de l’enlèvement de
Chrysippos, fils de Pélops qui l’avait pourtant hébergé
durant ses jeunes années. Ce crime, motivé par l’amour,
provoque la colère de la déesse Héra qui décide de
maudire la famille et les descendants de Laïos.
Laïos épouse Jocaste, mais un oracle les met en
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garde : s’ils conçoivent un enfant, celui-­ci sera à l’origine
de la chute de Thèbes. À sa naissance, ils confient leur
fils à un homme chargé de le tuer. Pris de pitié, celui-­ci
se contente d’abandonner l’enfant, pendu par un pied
à un arbre (en grec, Oidipous signifie « pieds enflés »).
Recueilli par un berger, Œdipe est confié à Polybe, roi
de Corinthe : le secret de son adoption n’est pas révélé.
Adulte, Œdipe apprend cependant par un oracle
la menace qui pèse sur son existence : il tuera son
père et épousera sa mère. Il prend ainsi la décision de
conjurer le sort en fuyant Corinthe. Il ne fait que précipiter son destin, car ses pas le mènent vers Thèbes. Il
croise Laïos, parti consulter l’oracle de Delphes afin de
mettre fin à la tyrannie du Sphinx, et, au terme d’une
altercation, l’assassine, sans connaître son identité.
La première partie de l’oracle est donc réalisée. Vainqueur du Sphinx, il se présente à Thèbes sous les traits
du libérateur et épouse, tout naturellement, la veuve
de Laïos, Jocaste. L’inceste est consommé.
De l’union de Jocaste et d’Œdipe naissent quatre
enfants : deux fils, Étéocle et Polynice, et deux filles,
Antigone et Ismène. Les dieux décident cependant de
punir la cité : ils la condamnent à la peste, épidémie à
laquelle Œdipe, roi soucieux de son peuple, cherche à
mettre un terme.
Cet épisode constitue l’intrigue d’Œdipe roi de
­Sophocle : Œdipe, cherchant le coupable qui a attiré
la colère des dieux, découvre qu’il est le seul à blâmer.
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Tandis que la vérité révélée cause le suicide de Jocaste,
qui se pend, Œdipe se crève les yeux – geste symbolique pour celui dont l’aveuglement a été fatal – et
part en exil, guidé par l’une de ses filles, Antigone.
La suite du mythe se concentre sur Antigone, personnage central de la pièce éponyme de Sophocle.
La succession d’Œdipe génère des troubles et aboutit
à un conflit entre Étéocle et Polynice. Les deux frères
s’entre-­tuent, laissant le pouvoir à Créon, frère de
Jocaste. Le nouveau roi tranche en faveur d’Étéocle,
lui rend les honneurs et condamne Polynice à demeurer sans sépulture. Antigone transgresse malgré tout
l’interdit et tente d’ensevelir la dépouille de son frère.
Créon la condamne alors à être emmurée vivante.
à la loupe
La figure d’Œdipe au théâtre
Si la figure d’Œdipe est évoquée rapidement dans l’Iliade
et l’Odyssée, le mythe nous est connu en grande partie
grâce aux tragédies de Sophocle. On sait qu’Eschyle et
Euripide, autres dramaturges antiques, ont exploité le
mythe, mais leurs œuvres ne nous sont parvenues que
de façon fragmentaire.
Philosophe et dramaturge romain, Sénèque est également
l’auteur d’un Œdipe (i er siècle).
Parmi les adaptations ultérieures, on peut retenir celle de
Corneille (1659) et celle de Voltaire (1718).
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Une œuvre, un contexte
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2. Les réécritures
L’histoire des Labdacides inspire trois tragédies à
Sophocle. La première, Antigone, datée de 442 av. ­J.-­C.,
prend pour sujet le dernier épisode du mythe. Viennent
ensuite Œdipe roi (composée ­probablement entre 430
et 425), puis Œdipe à Colone (401). Dans cette dernière
pièce, le héros, aveugle et réprouvé, tente de se défendre,
avec le seul appui de ses filles, Antigone et Ismène.
Une réécriture « à vol d’oiseau »
La démarche de Cocteau relève de la réécriture et
de l’adaptation : il s’agit de moderniser les œuvres de
Sophocle et de les prolonger de manière à leur donner un accent à la fois contemporain et personnel. Ce
travail passe par l’accélération du rythme. Dans son
Antigone, Cocteau fait ainsi le choix de la brièveté :
l’intrigue de Sophocle est condensée en un seul acte.
Il s’agit pour l’auteur de « survoler » le chef-d’œuvre
antique : « À vol d’oiseau de grandes beautés disparaissent, d’autres surgissent ; il se forme des rapprochements, des blocs, des ombres, des angles, des reliefs
inattendus », déclare-­t‑il ainsi en marge de la pièce1.
Il conserve la même stratégie pour La Machine infernale, dont l’intrigue embrasse l’ensemble du mythe
d’Œdipe et prend même l’histoire en amont, le héros
1. Jean Cocteau, Antigone suivi de Les Mariés de la Tour
Eiffel, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1948, p. 9.
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n’apparaissant qu’à l’acte II. La tragédie de Sophocle
influence essentiellement le dernier acte, intitulé lui-­
même « Œdipe Roi ».
Groupement de textes
Le Sphinx, un symbole
Quels rapprochements peut-­on faire entre la figure
du Sphinx et celle de la femme fatale ?
Texte 1 – Charles Baudelaire, « La Beauté »,
Les Fleurs du Mal.
Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Éternel et muet ainsi que la matière.
Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris ;
J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
Les poètes, devant mes grandes attitudes,
Que j’ai l’air d’emprunter aux plus fiers m
­ onuments,
Consumeront leurs jours en d’austères études ;
Car j’ai, pour fasciner ces dociles amants,
De purs miroirs qui font toutes choses plus belles :
Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Le Livre de
Poche, 2008, p. 66‑67.
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Texte 2 – José Maria de Heredia, « Sphinx »,
Les Trophées.
Au flanc du Cithéron, sous la ronce enfoui,
Le roc s’ouvre, repaire où resplendit au centre
Par l’éclat des yeux d’or, de la gorge et du ventre,
La vierge aux ailes d’aigle et dont nul n’a joui.
Et l’Homme s’arrêta sur le seuil, ébloui.
— Quelle est l’ombre qui rend plus sombre encor
[mon antre ?
— L’Amour. — Es-­tu le Dieu ? Je suis le Héros.
[— Entre ;
Mais tu cherches la mort. L’oses-­tu braver ? — Oui.
Bellérophon dompta la Chimère farouche.
— N’approche pas. — Ma lèvre a fait frémir ta
[bouche…
— Viens donc ! Entre mes bras tes os vont se b­ riser ;
Mes ongles dans ta chair.. Qu’importe le supplice,
Si j’ai conquis la gloire et ravi le baiser ?
— Tu triomphes en vain, car tu meurs. — Ô
[délice !…
José Maria de Heredia, Les Trophées, Paris, Gal­
limard, coll. « Poésie NRF », 1981, p. 54.
Texte 3 – Jean Cocteau, La Machine infernale, acte II
(p. 102, l. 3 - p. 103, l. 2)
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