Freud et le Moise de Michel Ange

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Freud et le Moise de Michel Ange
L'œuvre et la psyché
Collection dirigée par Alain Brun
L'œuvre et la psyché accueille la recherche d'un spécialiste
(psychanalyste, philosophe, sémiologue...) qui jette sur l'art et
l'œuvre un regard oblique. Il y révèle ainsi la place active de la
Psyché.
Jean-Pierre BRUNEAU, L'artiste et ses rencontres. Une lecture
lacanienne, 2008.
Mariane PERRUCHE, J.-B. PONTALIS.
Une œuvre, trois
rencontres: Sartre, Lacan, Perec,2008.
C. DESPRATS-PEQUIGNOT
et C. MASSON (Sous la dir.),
Métamorphoses
contemporaines:
enjeux psychiques
de la
création, 2008.
Philippe WILLEMART,
Critique génétique:
pratiques
et
théories,2007.
Roseline HURION, Petites histoires de la pensée, 2006.
Michel DAVID, Amélie Nothomb, le symptôme graphomane,
2006.
Jean LE GUENNEC, La grande affaire du Petit Chose, 2006.
Manuel DOS SANTOS JORGE, Fernando PESSOA, être
pluriel. Les hétéronymes, 2005.
Luc-Christophe GUILLERM, Jules Verne et la Psyché, 2005
Michel DAVID, Le ravissement de Marguerite Duras, 2005.
Orlando CRUXÊN, Léonard de Vinci avec le Caravage.
Hommage à la sublimation et à la création, 2005.
Monique SASSIER, Ordres et désordres des sens. Entre langue
et discours, 2004.
Maïté MONCHAL, Homotextualité : Création et sexualité chez
Jean Cocteau, 2004.
Kostas NASSIKAS (sous la dir.), Le trauma entre création et
destruction, 2004.
Soraya TLA TU, La Jolie lyrique: Essai sur le surréalisme et la
psychiatrie,2004.
Candice VETROFF-MULLER,
Robert Schumann:
l'homme
(étude psychanalytique),
2003
CRESPO Luis Fernando, Identification projective dans les
psychoses,2003.
LE GUENNEC
Jean, Raison et déraison dans le récit
Jantastique au XIXème siècle, 2003.
Michel Maurille
Freud et le Moi:~ede Michel Ange
L'Harmattan
(Ç)L'Harmattan, 2009
5-7, rue de l'Ecole polytechnique;
75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
harmattan [email protected]
diffusion [email protected]
ISBN: 978-2-296-06668-7
EAN : 9782296066687
Introduction
Dans sa présentation du texte de Freud
Ange»
(1914)',
Jones
écrit:
«Cet
«
Le Moïse de Michel-
essai ne manquera
pas
d'intéresser particulièrement ceux qui étudient la personnalité de
Freud. « Plus que toute autre, l'œuvre d'art en question provoquait
chez Freud une profonde émotion et ce fait suffirait seul à conférer
à son essai une importance particulière.
,,2
Notons que pour Jones
l'intérêt de l'essai ne porte pas sur le personnage de Moïse, sur le
texte biblique, sur le processus de création; il ne se focalise ni sur
l'œuvre d'art en tant que telle, la statue, ni sur Michel-Ange,
l'artiste, mais sur Freud en tant que spectateur, sur l'effet produit,
l'émotion ressentie, et par là, la personnalité de Freud. Quand
celui-ci interroge l'énigme de ce que Hermann Grimm nomme
«le couronnement de la sculpture moderne »\ c'est lui-même
Freud qui se dévoile, qui donne à voir le mystère qui l'ébranle
intensément. A travers cet essai, c'est le statut même de la
psychanalyse appliquée aux œuvres de création, qui est interrogé,
et dans ce champ-là, la place du «Moïse ", non pas comme
illustration, mais comme unique exception dans l'histoire de la
psychanalyse.
L'année précédant la publication de son essai, Freud avait
accepté de répondre à une commande de la revue italienne Scientia,
laquelle étudiait les rapports entre les différentes sciences. Il était
demandé à Freud de montrer les liens entre la psychanalyse et les
autres branches des sciences, d'où le titre «Intérêt
de la
psychanalyse ,,4. Freud se devait de répondre à un double
questionnement: qu'apporte la psychanalyse d'original, de neuf, de
fécond, et quel intérêt les autres sciences peuvent-elles trouver à
établir des liens avec elle? En d'autres mots, et le questionnement
reste très actuel, quels sont les enjeux du savoir psychanalytique?
Dans sa réponse, Freud pondère l'intérêt de la psychanalyse en
distinguant
un massif dominant », constitué par la biologie, et
son complément, le point de vue évolutionniste. Deux points sont
développés:
la culture et la science du langage;
puis
moyennement développée la philosophie; et enfin deux points
moins développés: la sociologie et, (ce qui nous intéresse ici)
l'esthétique. L'investissement de la biologie est sans conteste
beaucoup plus important et central que celui de l'esthétique, mais
ce dernier domaine est présenté par Freud comme le plus attrayant.
Ce texte (1913) ayant été publié peu avant la rédaction du
« Moïse» (1914), mérite pour notre propos une attention
particulière. Déjà en évoquant la philosophie, Freud avait dévoilé
l'une de ses principales thèses:
«
«
La personnalité intime de l'artiste qui se cache derrière son
œuvre, elle permet de la deviner à partir de cette œuvre avec
une plus ou moins grande justesse. ,,'
Mais le petit passage consacré à « l'intérêt de vue esthétique
y apporte des nuances décisives.
La psychanalyse se déclare incompétente
l'origine de la capacité de création.
«
»
à rendre compte de
D'où vient à l'artiste la capacité de créer, cela ne relève pas de
la psychologie.
,,6
Freud maintiendra fermement ce point de vue qui implique
un double refus, à savoir celui de rendre compte de l'origine du
don artistique, et celui de porter un jugement de valeur sur
l'œuvre elle-même. La psychanalyse n'a pas à apprécier la qualité
esthétique d'une œuvre d'art, elle n'a pas à se prononcer sur la
catégorie du beau. Freud maintiendra cette position, comme en
témoigne le Petit abrégédepsychanalyse de 1923 :
« Porter un jugement esthétique sur l'œuvre d'art ou faire la
lumière sur le don artistique ne sont certes pas des-tâches que
la psychanalyse prend en considération. >>"
6
Ainsi que cette citation de
même » :
«
Sigmund Freud présenté par lui-
« L'analyse ne peut rien dire qui éclaire le problème du don
artistique, de même que la mise à jour des moyens avec
lesquels l'artiste travaille, soit de la technique artistique, ne
relève pas de sa compétence. ,,8
Cette limite étant
entier, tant elle permet
«
fantasmes de désirs
posée, l'intérêt de la psychanalyse
reste
à travers les œuvres d'art d'atteindre
les
»
explorer s'avère prometteur
«
qui s'y trouvent cristallisés. Le champ à
:
La relation entre les impressions psychiques et le cours de la
vie de l'artiste et ses œuvres comme réactions à ses excitations
appartient
aux plus
attrayants
objets
de l'examen
psychanalytique. ,,9
Deux
fascinants
ans
plus
tard,
Freud
parlera
de
«
problèmes
».10
Le rapport de la psychanalyse à l'art présente un double aspect
contradictoire: en tant que création, elle s'avère réduite au silence,
en tant que réaction elle manifeste un attrait exceptionnel. Ce
binôme création-réaction rend tour à fait compte de la position de
Freud. L'inconscient, tel que l'aborde la psychanalyse, n'est pas
créatif, Freud l'a déjà montré dans le travail du rêve; celui-ci loin
d'être créateur s'exprime par ses effets de déformation" et c'est ce
travail de déformation, de défiguration du contenu manifeste du
rêve en contenu latent qui sous-tend le travail d'interprétation, tel
que le montre le chapitre IV de la « Science des rêves ». Par contre
la psychanalyse
a un
rôle spécifique,
unique,
lorsqu'elle étudie les œuvres d'art comme
«
déterminant
réactions à des
excitations ». C'est cette méthodologie que Freud a adoptée dans sa
monographie intitulée Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci
(1908).
A ce binôme création-réaction fera suite un autre binôme.
Dans un article de 1912 où O. Rank et H. Sachs présentent dans le
premier numéro de la revue Imago les applications de la
7
psychanalyse au domaine de la culture, ils évoquent deux types de
publications, biographie et esthétique:
- biographie dans le droit fil de l'ouvrage sur Léonard de
Vinci, ou chez Abraham l'ouvrage consacré à Giovanni Segantini,
chez Jones le
«
Problème de la mort à deux en relation au suicide
de Heinrich von Kleist ", chez O. Rank «L'affectivité du jeune
Flaubert », chez Sadger «La vie amoureuse de Nicolas Lenau »,
« l'étude pathographique psychologique de Konrad Ferdinand
Meyer », chez Wilhelm
Stekel «L'amour
incestueux de
Baudelaire»
- esthétique: outre trois écrits de Freud: « Le mot d'esprit et
ses rapports avec l'inconscient» (1905), « Délire et rêves dans la
Gradiva de Jensen » (1907), « Le créateur littéraire et la fantaisie»
(1908), treize publications privilégieront la même approche:
« Anatole France analyste
par Sandor Ferenczi, quatre études sur
"
« Richard Wagner et la production dramatique », « Le problème
de la production dramatique », «Richard Wagner dans le
Hollandais volant », «L'atelier intime du musicien» par Max
Graf, « La psychanalyse dans la littérature moderne» de Christian
V. Hartungen,
«Le problème de Hamlet et le complexe
d'Œdipe )', d'Ernest Jones, les livres d'Otto Rank, «L'Artiste,
esquisse d'une psychologie sexuelle », et de Wilhelm Stekel,
« Poésie et névrose, matériaux pour une psychologie de l'artiste et
de l'œuvre d'art », de Fritz Wittels sur « Les Motifs tragiques, le
héros et l'héroïne », ainsi que deux études d'auteurs russes, l'une de
N. Ossipow, de Moscou, sur
littéraires»
de Léon Tolstoï,
Saint-Pétersbourg, sur
«
«
La Psychothérapie dans les œuvres
l'autre de Tatjana Rosenthal,
de
Karin Michaelis: L'Age dangereux à la
lumière de la psychanalyse ». Notons la place importante accordée
à Wagner, sur lequel nous reviendrons à la fin de cet ouvrage.
Que ce soit le binôme création-réaction, ou celui biographieesthétique,
le «Moïse de Michel-Ange»
échappe à ces
dichotomies. En aucun cas la biographie de Michel-Ange n'est
évoquée, et Freud ne s'appesantit que sur trois détails de la statue.
Son questionnement est ailleurs. S'il fallait rappeler la nouveauté
de la problématique sans négliger sa filiation, on pourrait y voir la
8
poursuite d'un élément nouveau, évoqué dans l'article
«
Le
créateur littéraire et la fantaisie» (1908). Le texte interroge, dès
ses premières lignes, l'effet de l'œuvre littéraire sur le lecteur, le
surgissement des émotions chez celui qui s'adonne à la lecture.
Quelle technique est privilégiée par l'artiste pour provoquer un tel
effet?
«
Nous autres profanes, nous avons toujours été très curieux de
savoir où cette singulière personnalité, le créateur littéraire, va
prendre sa matière... et comment il parvient, par elle, à
tellement nous saisir, à provoquer en nous des émotions dont
nous ne nous serions peut-être même pas crus capables. Que le
créateur, même quand nous l'interrogeons, ne nous donne pas
de renseignement, ou pas de renseignement satisfaisant, ne fait
,.
. ,
. » 12
qu attiser notre interetA pour ce sUJet.
Cette question de l'effet de l'œuvre sur le spectateur sera
centrale dans la rédaction du
«
Moïse de Michel-Ange ». A elle
seule elle justifierait tout l'intérêt de cet article. Pourquoi une
œuvre a-t-elle un tel impact chez le lecteur dans la littérature, chez
le spectateur dans la peinture, la sculpture, chez l'auditeur dans la
musique? Qui touche l'autre, regarde l'aurre ? Est-ce Moïse? Estce Freud? Qui en subit l'effet?
Pour intéressante que soit cette interrogation, elle n'épuise pas
pour autant la place singulière d'un tel texte, et l'exceptionnelle
attention qu'il suscite.
Déclinons quelques-unes des raisons qui donnent ce statut si
particulier au « Moïse de Michel-Ange ».
Parmi les commentateurs
de l'œuvre de Freud, cette
production de 1914 est souvent écrasée par le texte de 1939
«
L'Homme Moïse et la religion monothéiste », réduit à en être
l'annonce, premier temps d'une fascination qui deviendra dans sa
dernière œuvre testament symbolique. Nous nous proposons de
donner toute son épaisseur au premier texte de Freud, dans son
contexte historique, tel qu'ont pu le recevoir les premiers lecteurs,
sans nier pour aurant l'impact, dans l'après-coup, de l'ultime
œuvre, très controversée, du fondateur de la psychanalyse.
9
Autre surprise, sur laquelle il nous faudra longuement revenir,
non seulement Freud ne présente pas sa réflexion, en psychanalyste,
se disant simple amateur d'art, autrement dit simple sujet, mais il
n'en assume pas la paternité, la publiant de façon anonyme, fait
unique dans toute sa carrière. Il ne manquera pas de s'en expliquer
par la suite, notamment dans sa correspondance avec Ferenczi et
avec Abraham.
En aucun cas Freud ne se focalise sur le personnage de Moïse,
ou sur la biographie de Michel-Ange. Simple amateur, il emboîte
le pas au défilé des critiques d'art, pour rendre compte en
spectateur de l'impressionnant effet produit par le chef d'œuvre.
Pourquoi ne pas considérer ce travail comme une tentative d'autoanalyse de Freud?
La méthodologie
employée par Freud est absolument
originale. Comparée à celle de L'Interprétation des rêves, il inaugure
une nouvelle lecture de la sculpture. De l'instantané figé dans le
marbre, il ne retient que quelques détails, et, suprême nouveauté,
il va tenter au-delà de la posture corporelle, de remettre la statue
en mouvement, d'introduire ce qui lui manque, d'imaginer la
dimension du geste. Suprême originalité, pour comprendre la
description du mouvement, il fait réaliser par un artiste trois
dessins, trois arrêts sur image, dont le défilé engendre la durée. Par
cette méthodologie inaugurale, il introduit un modèle inédit, un
paradigme nouveau, à savoir dans cet art figuratif qu'est la
sculpture, se focaliser sur ce qui manque à la figuration, sur la
carence de l'œuvre, sur l'absence de mouvement. Pourquoi Moïse
ne se lève-t-il pas pour fracasser les tables de la Loi?
Si Freud s'identifie à Moïse, en quoi cette colère maîtrisée de
la part de prophète est-elle la sienne? Comment dans cette autoanalyse réagit-il face à certains de ses disciples se tournant et
adorant quelque idole? Parmi ceux-ci, la place de Jung et leur
relation s'avèreront totalement symptomatiques.
L'histoire des
applications de la psychanalyse depuis la «Gradiva»
(1907)
jusqu'au « Moïse de Michel-Ange » (1914) n'est-elle pas l'histoire
d'une idylle qui tourne à la tragédie? Dans ce premier ouvrage,
Freud suit non seulement un conseil de Jung l'invitant à une
10
analyse du roman de Jensen, mais il aurait écrit cet essai pour faire
plaisir au Suisse. En réponse, l'immense éloge de celui-ci le réjouit
infiniment. «L'adoption par Jung de ses idées lui était plus
précieuse que celle de tout un congrès médical.
»13
Leur relation ne
pouvait être plus étroite, leur accord plus harmonieux, le futur de
leurs vues théoriques plus prometteur. Le «Moïse de MichelAnge» témoignerait de la blessure ressentie par Freud après leur
rupture. Si colère de Moïse il y eut, comment Freud se laisse-t-il
travailler, buriner, ciseler par Michel-Ange pour dire toute sa
douloureuse émotion: «Aucune œuvre plastique n'a produit sur
.
.
14
mm un efitiet p Ius Intense.
»
Et pour cause! Freud spectateur se confronte à la fois à la
statue de Moïse tentant de soutenir son regard courroucé, aux
critiques d'art, c'est-à-dire au savoir aurorisé, et au texte biblique,
notamment le chapitre 3 du livre de l'Exode dans la traduction de
Luther, se risquant à un travail exégétique. Comment aborder le
texte de Freud aujourd'hui, et lui être fidèle, sans nous situer nousmêmes, non en spectateurs du chef d'œuvre de Michel-Ange, mais
en lecteurs de Freud? L'auto-analyse de Freud ne peut que
conduire chacun à sa propre auto-analyse, tout en respectant
l'itinéraire tracé:
- la confrontation à l'immense chef-d'œuvre dans l'ensemble
du mausolée de Jules II tel qu'il se donne à voir dans
l'éclairage renouvelé de Saint Pierre aux liens,
- la prise en compte de nouveaux venus dans le défilé des
critiques d'art, tels Panofsky et Arasse,
- enfin la confrontation aux récents travaux exégétiques et aux
dernières découvertes sur l'impact de la Bible dans l'œuvre de
Freud.
Pour soutenir notre questionnement et susciter une lecture
renouvelée du texte freudien, nous proposons comme fil d'Ariane
un nouveau binôme: esthétique et éthique, invitant le lecteur à
élaborer le sien propre et à poursuivre sa propre démarche vers la
Terre promise.
11
Ce binôme esthétique-éthique pourrait laisser penser à une
mise en tension du beau et du bien, de l'objet et du sujet, de
l'œuvre en elle-même et du désir de l'artiste, de la description et
de la norme! En fait cette caricatUre s'avèrera rapidement mise en
défaur dans l'analyse du « Moïse de Michel-Ange ».
Qu'est-ce que l'esthétique? D. Charles, dans son histoire de la
pensée esthétique, la définira par sa tâche à savoir s'interroger sur
la beauté, et sur le lieu où elle se produit, principalement l'art.
Cette conception très générale ne nous dit en rien s'il s'agit d'une
science ou d'une philosophie, quel est son objet propre, le beau
sensible ou l'idée du beau, et à quelle méthodologie elle se réfère.
Nous n'entrerons pas dans le débat, tant les approches esthétiques
sont multiples,
diverses, différentes, aucune ne pouvant
revendiquer le monopole.
L'esthétique freudienne s'est élaborée en dehors de toute
philosophie, si ce n'est Aristote auquel Freud emprunte le concept
de catharsis. Plutôt que de se référer à la philosophie, nous
opposerons Freud à lui-même, faisant travailler les tensions, les
divisions, les oppositions, voire les contradictions internes de son
œuvre jusqu'au « Moïse de Michel-Ange ». Dans l'expérience
esthétique se trouvent mobilisés une œuvre et deux sujets, le
créateur et le spectateur (le récepteur). Cette dichotomie engage
l'esthétique sur deux voies, celle d'une esthétique subjectiviste et
celle d'une esthétique objectiviste.
Dans le premier cas,
correspondant le plus à Freud, quel est le sujet concerné, l'artiste
tel qu'il se dévoile dans son œuvre ou le spectateur lui-même
devant l'objet d'art « brouté par l'œil» (Klee) ? Freud s'est d'abord
engagé à analyser l'artiste; son étude du
«
Léonard de Vinci» en
constitue un magnifique exemple.
Dans cet essai où Freud appliqua la psychanalyse à l'art, la
démarche se résume à prendre en compte, d'une part ce que l'on
sait de la personne du peintre, notamment de son enfance, et
d'autre part ce que l'œuvre donne à voir. Les formations de
l'inconscient
s'organiseraient
à partir des données de la
bibliographie telles qu'elles s'exprimeraient dans les œuvres d'art.15
12
L'étude de la personnalité de l'artiste est première, elle
l'emporte sur l'analyse de l'œuvre, sur l'objet de la création. Peuton alors parler d'esthétique freudienne? Freud semble plus
soucieux d'élucider
les sources pulsionnelles
de l'activité
intellectuelle, notamment la pulsion de savoir, ainsi que la
sttucture
de l'homosexualité
masculine, qu'à interroger la
dimension esthétique des tableaux de Léonard. Son intrépidité à
découvrir des horizons nouveaux dans des champs annexes,
mythologie,
folklore, théâtre, etc., s'efface ici devant une
surprenante timidité. Il lui faudra de longues heures à soutenir le
regard de Moïse pour s'autoriser à étudier les raisons de l'émotion
qui l'envahit, et se risquer à une véritable esthétique. Ce que le
sourire sublime de la Joconde n'avait su éveiller, Moïse, tel un
surhumain, saura le provoquer jusqu'à la fascination.
Dans le
«
Moïse de Michel-Ange» la démarche de Freud
s'avère originale, Freud de spectateur devient co-créateur.
L'esthétique, telle que Freud l'élabore dans son
«
Moïse de
Michel-Ange », ne concerne plus le sujet créateur, Michel-Ange,
mais le sujet spectateur, Freud lui-même subjugué par l'œuvre
qu'il contemple: Moïse. Freud n'enquête plus pour retrouver
traces ou indices de l'enfance de Michel-Ange, ses souvenirs, sa
relation avec son père, sa mère, son évolution psychosexuelle. Il est
tout à la fascination que la statue exerce sur lui, à l'émotion
puissante qui l'étreint:
« Aucune œuvre plastique n'a jamais produit sur moi un effet
16
plus intense. »
Dès les premières lignes de son essai, Freud définit sa
méthode, à savoir quelle approche de l'œuvre est privilégiée?
(l'objet), et en quoi et pourquoi telle œuvre produit tel effet?
Dès la première question, il prend ses distances avec les
historiens de l'art, et souligne d'emblée la voie originale qu'il va
emprunter. Quand les premiers s'intéressent prioritairement aux
«
qualités formelles et techniques », lui, décide de décrypter
pourquoi il est attiré par le contenu d'une œuvre. Son esthétique
subjectiviste n'exclut pas l'analyse de l'œuvre, mais privilégie le
contenu sur la forme; ce qui lui vaudra bien plus tard de se sentir
13
étranger à l'art contemporain. Quant à la deuxième question, il
définit son objectif en ces termes: «Je voulais les appréhender à
ma manière, c'est-à-dire me rendre compte de ce par quoi elles font
17
effet. })
Freud ne pouvait mieux exprimer sa place centrale dans
l'analyse, l'œuvre n'étant là qu'en tant que « faire valoir », « faire
surgir ». Si, en écoutant la musique, il se sentait « inapte à la
jouissance », quel est-il ce Moïse pour susciter un tel effet, une
telle surprise chez lui, simple profane?
Par son esthétique objectiviste, Freud prend ses distances visà-vis des connaisseurs d'art, il ouvre un nouveau chemin en
invitant quiconque à se laisser regarder.
Quelle était-elle cette méthodologie des connaisseurs, des
historiens de l'art, que faut-il entendre par «forme », dans sa
prééminence sur le contenu, qu'en est-il de l'évolution technique
du sculpteur telle qu'elle se manifeste chez Michel-Ange? Quel est
leur centre d'intérêt, leur objet? Michel-Ange choisit ce qui sera
pendant longtemps le matériau de prédilection des sculpteurs, le
marbre blanc à structure homogène, principalement celui de
Carrare, recherchant des blocs de dimensions exceptionnelles, de
qualité rare en termes de blancheur, de pureté et de résistance, qui
permettaient
de réaliser un ensemble monumental
d'ordre
architectonique. Il surveillait l'extraction des blocs, leur transport,
l'épannelage, le dégommage, l'ébauche, la finition, le polissage,
toutes les étapes de la taille. Il avait une maîtrise totale des
techniques et des ourils : pic, pioche, polka, laie, pointe, trépan,
boucharde, ciseaux pieds de biche, ciseaux plats, ciseaux rondelles,
gradines de taille, onglettes, ripes, rapes, autant d'outils au service
d'une esthétique de la profondeur. Il taille, perce, modèle, gratte,
polit, tourne, éventre, contorsionne, joue avec les pleins et les
vides, les concaves et les convexes. S'il avait su maîtriser la surface
étalée de la peinture, la masse englobante de l'architecture, avec le
Moïse il sculpte un volume dilaté dont on aimerait faire le tour. Il
ne s'agit pas ici de capter et d'emprisonner la forme comme à la
Chapelle Sixtine, mais tel un démiurge, de la créer, de l'animer. La
14
sculpture devient alors prométhéenne.
«Parle!»
aurait dit
Michel-Ange à son Moïse... voix du silence !
Par ce jeu des volumes, par leur perception pondérale, il
introduit tension, mouvement, dynamisme, fougue, dramatisation,
énergie tourmentée. L'émotion ici n'est pas celle du spectateur,
mais celle de l'œuvre elle-même, le style traduisant l'émotion, le
sentiment, les tourments d'une âme en proie à des aspirations
contradictoires. Le «connaisseur»
y verra la fin de la sérénité
classique, l'inauguration du style maniériste et baroque. Tel n'est
pas l'objectif de Freud, l'émotion interrogée n'est pas celle de la
statue, celle de l'objet, mais celle du sujet, lui-même.
*Les citations bibliques sont celles de la TOB (traduction
œcuménique de la Bible), excepté au chapitre VIII, où les citations
de l'Exode sont tirées de la Bible de CHOURAQUI.
Livres bibliques cités avec abréviations
Genèse: Gn; Exode: Ex; Lévitique: Lv; Nombres:
Nb;
Deutéronome: Dt ; Juges: Jg ; Samuel: S ; Judith: Jdt ; Esther:
Est; Maccabées: M ; Sagesse: Sg ; Luc: Lc ; Galates : Ga.
15
Première
partie
L'Esthétique
Chapitre I
Freud fasciné
Freud rédigea
Le Moïse de Michel-Ange » en 1913, pour le
publier dans la revue Imago en 1914, mais dès 1901, il était venu à
la basilique Saint Pierre aux Liens. Travaillé jusqu'aux entrailles
par l'imposante sculptUre, il écrivait à sa femme:
«
« Je suis arrivé à comprendre la signification de la statUe en
méditant sur les intentions de Michel-Ange.
,,1
Sans doute n'était-ce pas l'interprétation
définitive. Il
s'attendait alors, note Jones, à voir Moïse bondir subitement.2
Depuis lors à chacune de ses visites à Rome, il retourna à la
Basilique, restant là de longues heures jusqu'à la nuit tombée, en
proie à une étrange fièvre, examinant avec une minutie incroyable
les moindres détails de la sculpture et l'immense trouble qui
l'habitait:
« Combien de fois ai-je gravi l'escalier abrupt qui mène du
Cours Cavour, si dépourvu de charme, à la place solitaire sur
laquelle se dresse l'église abandonnée, essayant toujours de
soutenir le regard dédaigneux et courroucé du héros; et parfois,
je me suis alors faufilé précautionneusement
hors de la
pénombre de la nef, comme si je faisais moi aussi partie de la
populace sur laquelle se darde son œil, la populace qui ne peut
tenir fermement à une conviction, qui ne veut ni attendre ni
faire confiance, et jubile dès qu'elle a retrouvé l'illusion que
procure l'idole. ,,3
Freud reconnaît à la fois être sous l'emprise de cette œuvre
subjuguante, mais totalement perplexe devant ce qui résiste à son
« entendement compréhensif ».
Il lui importe de conjurer le trouble, de lever la mainmise, de
retrouver son indépendance par l'analyse de l'œuvre:
«
Mais c'est l'œuvre elle-même qui doit rendre cette analyse
possible,
intentions
si elle est l'expression,
et des émotions
qui fait effet sur nous,
»4
des
de l'artiste.
La seule issue possible est alors de dégager le sens et le
contenu de ce qui est représenté dans l'œuvre, en un mot de
l'interpréter. L'interprétation de l'œuvre révèle l'intention de
l'artiste. Ce n'est plus le sujet qui parle, mais l'œuvre elle-même,
non pas à travers « ses qualités formelles et techniques, auxquelles
pourtant l'artiste accorde une valeur prioritaire "s, malS par son
contenu même.
Freud, pour rendre compte de sa fascination, propose une
démarche radicalement différente de celle des connaisseurs d'art.
Conscient du terrain miné sur lequel il s'avance, il se présente face
à eux, les «connaisseurs",
comme un profane, un amateur,
proposant, une démarche radicalement nouvelle, une lecture
symptomale de l'œuvre d'art. Pour Freud, le refoulement porte sur
la représentation,
lesquelles représentations refoulées ont le
pouvoir de déclencher une excitation, et opèrent une disjonction
avec l'affect, lequel peut, par exemple, se transformer en angoisse.
Dans ce premier temps de sa théorisation, l'œuvre d'art est un des
rejetons du refoulé de l'artiste, elle est symptomatique. L'objectif
de Freud est de rétablir le lien, la jonction, la concaténation entre
« l'affect et la représentation, la force et le sens, l'économique et le
,,6
symbolique.
Le début du «Moïse de Michel-Ange",
nous
invite à lire l'œuvre d'art comme un texte, soit «un tissu qui
masque en même temps qu'il révèle,... à distinguer,
comme dans
le rêve un sens manifeste
et un contenu
latent» 7, où
« l'interprétation,
c'est l'intelligence
du double sens ,,8. Que fait
Freud
pour interroger
l'affect
«opaque
à l'entendement",
propose-t-il
une herméneutique
dont les règles présideraient
à une
exégèse
signes
«
interprétation
susceptibles
d'être
d'un texte singulier ou d'un ensemble de
considérés
défend:
20
comme
un texte ,,9, il s'en
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