Freud et le Moise de Michel Ange L'œuvre et la psyché Collection dirigée par Alain Brun L'œuvre et la psyché accueille la recherche d'un spécialiste (psychanalyste, philosophe, sémiologue...) qui jette sur l'art et l'œuvre un regard oblique. Il y révèle ainsi la place active de la Psyché. Jean-Pierre BRUNEAU, L'artiste et ses rencontres. Une lecture lacanienne, 2008. Mariane PERRUCHE, J.-B. PONTALIS. Une œuvre, trois rencontres: Sartre, Lacan, Perec,2008. C. DESPRATS-PEQUIGNOT et C. MASSON (Sous la dir.), Métamorphoses contemporaines: enjeux psychiques de la création, 2008. Philippe WILLEMART, Critique génétique: pratiques et théories,2007. Roseline HURION, Petites histoires de la pensée, 2006. Michel DAVID, Amélie Nothomb, le symptôme graphomane, 2006. Jean LE GUENNEC, La grande affaire du Petit Chose, 2006. Manuel DOS SANTOS JORGE, Fernando PESSOA, être pluriel. Les hétéronymes, 2005. Luc-Christophe GUILLERM, Jules Verne et la Psyché, 2005 Michel DAVID, Le ravissement de Marguerite Duras, 2005. Orlando CRUXÊN, Léonard de Vinci avec le Caravage. Hommage à la sublimation et à la création, 2005. Monique SASSIER, Ordres et désordres des sens. Entre langue et discours, 2004. Maïté MONCHAL, Homotextualité : Création et sexualité chez Jean Cocteau, 2004. Kostas NASSIKAS (sous la dir.), Le trauma entre création et destruction, 2004. Soraya TLA TU, La Jolie lyrique: Essai sur le surréalisme et la psychiatrie,2004. Candice VETROFF-MULLER, Robert Schumann: l'homme (étude psychanalytique), 2003 CRESPO Luis Fernando, Identification projective dans les psychoses,2003. LE GUENNEC Jean, Raison et déraison dans le récit Jantastique au XIXème siècle, 2003. Michel Maurille Freud et le Moi:~ede Michel Ange L'Harmattan (Ç)L'Harmattan, 2009 5-7, rue de l'Ecole polytechnique; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com harmattan [email protected] diffusion [email protected] ISBN: 978-2-296-06668-7 EAN : 9782296066687 Introduction Dans sa présentation du texte de Freud Ange» (1914)', Jones écrit: «Cet « Le Moïse de Michel- essai ne manquera pas d'intéresser particulièrement ceux qui étudient la personnalité de Freud. « Plus que toute autre, l'œuvre d'art en question provoquait chez Freud une profonde émotion et ce fait suffirait seul à conférer à son essai une importance particulière. ,,2 Notons que pour Jones l'intérêt de l'essai ne porte pas sur le personnage de Moïse, sur le texte biblique, sur le processus de création; il ne se focalise ni sur l'œuvre d'art en tant que telle, la statue, ni sur Michel-Ange, l'artiste, mais sur Freud en tant que spectateur, sur l'effet produit, l'émotion ressentie, et par là, la personnalité de Freud. Quand celui-ci interroge l'énigme de ce que Hermann Grimm nomme «le couronnement de la sculpture moderne »\ c'est lui-même Freud qui se dévoile, qui donne à voir le mystère qui l'ébranle intensément. A travers cet essai, c'est le statut même de la psychanalyse appliquée aux œuvres de création, qui est interrogé, et dans ce champ-là, la place du «Moïse ", non pas comme illustration, mais comme unique exception dans l'histoire de la psychanalyse. L'année précédant la publication de son essai, Freud avait accepté de répondre à une commande de la revue italienne Scientia, laquelle étudiait les rapports entre les différentes sciences. Il était demandé à Freud de montrer les liens entre la psychanalyse et les autres branches des sciences, d'où le titre «Intérêt de la psychanalyse ,,4. Freud se devait de répondre à un double questionnement: qu'apporte la psychanalyse d'original, de neuf, de fécond, et quel intérêt les autres sciences peuvent-elles trouver à établir des liens avec elle? En d'autres mots, et le questionnement reste très actuel, quels sont les enjeux du savoir psychanalytique? Dans sa réponse, Freud pondère l'intérêt de la psychanalyse en distinguant un massif dominant », constitué par la biologie, et son complément, le point de vue évolutionniste. Deux points sont développés: la culture et la science du langage; puis moyennement développée la philosophie; et enfin deux points moins développés: la sociologie et, (ce qui nous intéresse ici) l'esthétique. L'investissement de la biologie est sans conteste beaucoup plus important et central que celui de l'esthétique, mais ce dernier domaine est présenté par Freud comme le plus attrayant. Ce texte (1913) ayant été publié peu avant la rédaction du « Moïse» (1914), mérite pour notre propos une attention particulière. Déjà en évoquant la philosophie, Freud avait dévoilé l'une de ses principales thèses: « « La personnalité intime de l'artiste qui se cache derrière son œuvre, elle permet de la deviner à partir de cette œuvre avec une plus ou moins grande justesse. ,,' Mais le petit passage consacré à « l'intérêt de vue esthétique y apporte des nuances décisives. La psychanalyse se déclare incompétente l'origine de la capacité de création. « » à rendre compte de D'où vient à l'artiste la capacité de créer, cela ne relève pas de la psychologie. ,,6 Freud maintiendra fermement ce point de vue qui implique un double refus, à savoir celui de rendre compte de l'origine du don artistique, et celui de porter un jugement de valeur sur l'œuvre elle-même. La psychanalyse n'a pas à apprécier la qualité esthétique d'une œuvre d'art, elle n'a pas à se prononcer sur la catégorie du beau. Freud maintiendra cette position, comme en témoigne le Petit abrégédepsychanalyse de 1923 : « Porter un jugement esthétique sur l'œuvre d'art ou faire la lumière sur le don artistique ne sont certes pas des-tâches que la psychanalyse prend en considération. >>" 6 Ainsi que cette citation de même » : « Sigmund Freud présenté par lui- « L'analyse ne peut rien dire qui éclaire le problème du don artistique, de même que la mise à jour des moyens avec lesquels l'artiste travaille, soit de la technique artistique, ne relève pas de sa compétence. ,,8 Cette limite étant entier, tant elle permet « fantasmes de désirs posée, l'intérêt de la psychanalyse reste à travers les œuvres d'art d'atteindre les » explorer s'avère prometteur « qui s'y trouvent cristallisés. Le champ à : La relation entre les impressions psychiques et le cours de la vie de l'artiste et ses œuvres comme réactions à ses excitations appartient aux plus attrayants objets de l'examen psychanalytique. ,,9 Deux fascinants ans plus tard, Freud parlera de « problèmes ».10 Le rapport de la psychanalyse à l'art présente un double aspect contradictoire: en tant que création, elle s'avère réduite au silence, en tant que réaction elle manifeste un attrait exceptionnel. Ce binôme création-réaction rend tour à fait compte de la position de Freud. L'inconscient, tel que l'aborde la psychanalyse, n'est pas créatif, Freud l'a déjà montré dans le travail du rêve; celui-ci loin d'être créateur s'exprime par ses effets de déformation" et c'est ce travail de déformation, de défiguration du contenu manifeste du rêve en contenu latent qui sous-tend le travail d'interprétation, tel que le montre le chapitre IV de la « Science des rêves ». Par contre la psychanalyse a un rôle spécifique, unique, lorsqu'elle étudie les œuvres d'art comme « déterminant réactions à des excitations ». C'est cette méthodologie que Freud a adoptée dans sa monographie intitulée Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci (1908). A ce binôme création-réaction fera suite un autre binôme. Dans un article de 1912 où O. Rank et H. Sachs présentent dans le premier numéro de la revue Imago les applications de la 7 psychanalyse au domaine de la culture, ils évoquent deux types de publications, biographie et esthétique: - biographie dans le droit fil de l'ouvrage sur Léonard de Vinci, ou chez Abraham l'ouvrage consacré à Giovanni Segantini, chez Jones le « Problème de la mort à deux en relation au suicide de Heinrich von Kleist ", chez O. Rank «L'affectivité du jeune Flaubert », chez Sadger «La vie amoureuse de Nicolas Lenau », « l'étude pathographique psychologique de Konrad Ferdinand Meyer », chez Wilhelm Stekel «L'amour incestueux de Baudelaire» - esthétique: outre trois écrits de Freud: « Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient» (1905), « Délire et rêves dans la Gradiva de Jensen » (1907), « Le créateur littéraire et la fantaisie» (1908), treize publications privilégieront la même approche: « Anatole France analyste par Sandor Ferenczi, quatre études sur " « Richard Wagner et la production dramatique », « Le problème de la production dramatique », «Richard Wagner dans le Hollandais volant », «L'atelier intime du musicien» par Max Graf, « La psychanalyse dans la littérature moderne» de Christian V. Hartungen, «Le problème de Hamlet et le complexe d'Œdipe )', d'Ernest Jones, les livres d'Otto Rank, «L'Artiste, esquisse d'une psychologie sexuelle », et de Wilhelm Stekel, « Poésie et névrose, matériaux pour une psychologie de l'artiste et de l'œuvre d'art », de Fritz Wittels sur « Les Motifs tragiques, le héros et l'héroïne », ainsi que deux études d'auteurs russes, l'une de N. Ossipow, de Moscou, sur littéraires» de Léon Tolstoï, Saint-Pétersbourg, sur « « La Psychothérapie dans les œuvres l'autre de Tatjana Rosenthal, de Karin Michaelis: L'Age dangereux à la lumière de la psychanalyse ». Notons la place importante accordée à Wagner, sur lequel nous reviendrons à la fin de cet ouvrage. Que ce soit le binôme création-réaction, ou celui biographieesthétique, le «Moïse de Michel-Ange» échappe à ces dichotomies. En aucun cas la biographie de Michel-Ange n'est évoquée, et Freud ne s'appesantit que sur trois détails de la statue. Son questionnement est ailleurs. S'il fallait rappeler la nouveauté de la problématique sans négliger sa filiation, on pourrait y voir la 8 poursuite d'un élément nouveau, évoqué dans l'article « Le créateur littéraire et la fantaisie» (1908). Le texte interroge, dès ses premières lignes, l'effet de l'œuvre littéraire sur le lecteur, le surgissement des émotions chez celui qui s'adonne à la lecture. Quelle technique est privilégiée par l'artiste pour provoquer un tel effet? « Nous autres profanes, nous avons toujours été très curieux de savoir où cette singulière personnalité, le créateur littéraire, va prendre sa matière... et comment il parvient, par elle, à tellement nous saisir, à provoquer en nous des émotions dont nous ne nous serions peut-être même pas crus capables. Que le créateur, même quand nous l'interrogeons, ne nous donne pas de renseignement, ou pas de renseignement satisfaisant, ne fait ,. . , . » 12 qu attiser notre interetA pour ce sUJet. Cette question de l'effet de l'œuvre sur le spectateur sera centrale dans la rédaction du « Moïse de Michel-Ange ». A elle seule elle justifierait tout l'intérêt de cet article. Pourquoi une œuvre a-t-elle un tel impact chez le lecteur dans la littérature, chez le spectateur dans la peinture, la sculpture, chez l'auditeur dans la musique? Qui touche l'autre, regarde l'aurre ? Est-ce Moïse? Estce Freud? Qui en subit l'effet? Pour intéressante que soit cette interrogation, elle n'épuise pas pour autant la place singulière d'un tel texte, et l'exceptionnelle attention qu'il suscite. Déclinons quelques-unes des raisons qui donnent ce statut si particulier au « Moïse de Michel-Ange ». Parmi les commentateurs de l'œuvre de Freud, cette production de 1914 est souvent écrasée par le texte de 1939 « L'Homme Moïse et la religion monothéiste », réduit à en être l'annonce, premier temps d'une fascination qui deviendra dans sa dernière œuvre testament symbolique. Nous nous proposons de donner toute son épaisseur au premier texte de Freud, dans son contexte historique, tel qu'ont pu le recevoir les premiers lecteurs, sans nier pour aurant l'impact, dans l'après-coup, de l'ultime œuvre, très controversée, du fondateur de la psychanalyse. 9 Autre surprise, sur laquelle il nous faudra longuement revenir, non seulement Freud ne présente pas sa réflexion, en psychanalyste, se disant simple amateur d'art, autrement dit simple sujet, mais il n'en assume pas la paternité, la publiant de façon anonyme, fait unique dans toute sa carrière. Il ne manquera pas de s'en expliquer par la suite, notamment dans sa correspondance avec Ferenczi et avec Abraham. En aucun cas Freud ne se focalise sur le personnage de Moïse, ou sur la biographie de Michel-Ange. Simple amateur, il emboîte le pas au défilé des critiques d'art, pour rendre compte en spectateur de l'impressionnant effet produit par le chef d'œuvre. Pourquoi ne pas considérer ce travail comme une tentative d'autoanalyse de Freud? La méthodologie employée par Freud est absolument originale. Comparée à celle de L'Interprétation des rêves, il inaugure une nouvelle lecture de la sculpture. De l'instantané figé dans le marbre, il ne retient que quelques détails, et, suprême nouveauté, il va tenter au-delà de la posture corporelle, de remettre la statue en mouvement, d'introduire ce qui lui manque, d'imaginer la dimension du geste. Suprême originalité, pour comprendre la description du mouvement, il fait réaliser par un artiste trois dessins, trois arrêts sur image, dont le défilé engendre la durée. Par cette méthodologie inaugurale, il introduit un modèle inédit, un paradigme nouveau, à savoir dans cet art figuratif qu'est la sculpture, se focaliser sur ce qui manque à la figuration, sur la carence de l'œuvre, sur l'absence de mouvement. Pourquoi Moïse ne se lève-t-il pas pour fracasser les tables de la Loi? Si Freud s'identifie à Moïse, en quoi cette colère maîtrisée de la part de prophète est-elle la sienne? Comment dans cette autoanalyse réagit-il face à certains de ses disciples se tournant et adorant quelque idole? Parmi ceux-ci, la place de Jung et leur relation s'avèreront totalement symptomatiques. L'histoire des applications de la psychanalyse depuis la «Gradiva» (1907) jusqu'au « Moïse de Michel-Ange » (1914) n'est-elle pas l'histoire d'une idylle qui tourne à la tragédie? Dans ce premier ouvrage, Freud suit non seulement un conseil de Jung l'invitant à une 10 analyse du roman de Jensen, mais il aurait écrit cet essai pour faire plaisir au Suisse. En réponse, l'immense éloge de celui-ci le réjouit infiniment. «L'adoption par Jung de ses idées lui était plus précieuse que celle de tout un congrès médical. »13 Leur relation ne pouvait être plus étroite, leur accord plus harmonieux, le futur de leurs vues théoriques plus prometteur. Le «Moïse de MichelAnge» témoignerait de la blessure ressentie par Freud après leur rupture. Si colère de Moïse il y eut, comment Freud se laisse-t-il travailler, buriner, ciseler par Michel-Ange pour dire toute sa douloureuse émotion: «Aucune œuvre plastique n'a produit sur . . 14 mm un efitiet p Ius Intense. » Et pour cause! Freud spectateur se confronte à la fois à la statue de Moïse tentant de soutenir son regard courroucé, aux critiques d'art, c'est-à-dire au savoir aurorisé, et au texte biblique, notamment le chapitre 3 du livre de l'Exode dans la traduction de Luther, se risquant à un travail exégétique. Comment aborder le texte de Freud aujourd'hui, et lui être fidèle, sans nous situer nousmêmes, non en spectateurs du chef d'œuvre de Michel-Ange, mais en lecteurs de Freud? L'auto-analyse de Freud ne peut que conduire chacun à sa propre auto-analyse, tout en respectant l'itinéraire tracé: - la confrontation à l'immense chef-d'œuvre dans l'ensemble du mausolée de Jules II tel qu'il se donne à voir dans l'éclairage renouvelé de Saint Pierre aux liens, - la prise en compte de nouveaux venus dans le défilé des critiques d'art, tels Panofsky et Arasse, - enfin la confrontation aux récents travaux exégétiques et aux dernières découvertes sur l'impact de la Bible dans l'œuvre de Freud. Pour soutenir notre questionnement et susciter une lecture renouvelée du texte freudien, nous proposons comme fil d'Ariane un nouveau binôme: esthétique et éthique, invitant le lecteur à élaborer le sien propre et à poursuivre sa propre démarche vers la Terre promise. 11 Ce binôme esthétique-éthique pourrait laisser penser à une mise en tension du beau et du bien, de l'objet et du sujet, de l'œuvre en elle-même et du désir de l'artiste, de la description et de la norme! En fait cette caricatUre s'avèrera rapidement mise en défaur dans l'analyse du « Moïse de Michel-Ange ». Qu'est-ce que l'esthétique? D. Charles, dans son histoire de la pensée esthétique, la définira par sa tâche à savoir s'interroger sur la beauté, et sur le lieu où elle se produit, principalement l'art. Cette conception très générale ne nous dit en rien s'il s'agit d'une science ou d'une philosophie, quel est son objet propre, le beau sensible ou l'idée du beau, et à quelle méthodologie elle se réfère. Nous n'entrerons pas dans le débat, tant les approches esthétiques sont multiples, diverses, différentes, aucune ne pouvant revendiquer le monopole. L'esthétique freudienne s'est élaborée en dehors de toute philosophie, si ce n'est Aristote auquel Freud emprunte le concept de catharsis. Plutôt que de se référer à la philosophie, nous opposerons Freud à lui-même, faisant travailler les tensions, les divisions, les oppositions, voire les contradictions internes de son œuvre jusqu'au « Moïse de Michel-Ange ». Dans l'expérience esthétique se trouvent mobilisés une œuvre et deux sujets, le créateur et le spectateur (le récepteur). Cette dichotomie engage l'esthétique sur deux voies, celle d'une esthétique subjectiviste et celle d'une esthétique objectiviste. Dans le premier cas, correspondant le plus à Freud, quel est le sujet concerné, l'artiste tel qu'il se dévoile dans son œuvre ou le spectateur lui-même devant l'objet d'art « brouté par l'œil» (Klee) ? Freud s'est d'abord engagé à analyser l'artiste; son étude du « Léonard de Vinci» en constitue un magnifique exemple. Dans cet essai où Freud appliqua la psychanalyse à l'art, la démarche se résume à prendre en compte, d'une part ce que l'on sait de la personne du peintre, notamment de son enfance, et d'autre part ce que l'œuvre donne à voir. Les formations de l'inconscient s'organiseraient à partir des données de la bibliographie telles qu'elles s'exprimeraient dans les œuvres d'art.15 12 L'étude de la personnalité de l'artiste est première, elle l'emporte sur l'analyse de l'œuvre, sur l'objet de la création. Peuton alors parler d'esthétique freudienne? Freud semble plus soucieux d'élucider les sources pulsionnelles de l'activité intellectuelle, notamment la pulsion de savoir, ainsi que la sttucture de l'homosexualité masculine, qu'à interroger la dimension esthétique des tableaux de Léonard. Son intrépidité à découvrir des horizons nouveaux dans des champs annexes, mythologie, folklore, théâtre, etc., s'efface ici devant une surprenante timidité. Il lui faudra de longues heures à soutenir le regard de Moïse pour s'autoriser à étudier les raisons de l'émotion qui l'envahit, et se risquer à une véritable esthétique. Ce que le sourire sublime de la Joconde n'avait su éveiller, Moïse, tel un surhumain, saura le provoquer jusqu'à la fascination. Dans le « Moïse de Michel-Ange» la démarche de Freud s'avère originale, Freud de spectateur devient co-créateur. L'esthétique, telle que Freud l'élabore dans son « Moïse de Michel-Ange », ne concerne plus le sujet créateur, Michel-Ange, mais le sujet spectateur, Freud lui-même subjugué par l'œuvre qu'il contemple: Moïse. Freud n'enquête plus pour retrouver traces ou indices de l'enfance de Michel-Ange, ses souvenirs, sa relation avec son père, sa mère, son évolution psychosexuelle. Il est tout à la fascination que la statue exerce sur lui, à l'émotion puissante qui l'étreint: « Aucune œuvre plastique n'a jamais produit sur moi un effet 16 plus intense. » Dès les premières lignes de son essai, Freud définit sa méthode, à savoir quelle approche de l'œuvre est privilégiée? (l'objet), et en quoi et pourquoi telle œuvre produit tel effet? Dès la première question, il prend ses distances avec les historiens de l'art, et souligne d'emblée la voie originale qu'il va emprunter. Quand les premiers s'intéressent prioritairement aux « qualités formelles et techniques », lui, décide de décrypter pourquoi il est attiré par le contenu d'une œuvre. Son esthétique subjectiviste n'exclut pas l'analyse de l'œuvre, mais privilégie le contenu sur la forme; ce qui lui vaudra bien plus tard de se sentir 13 étranger à l'art contemporain. Quant à la deuxième question, il définit son objectif en ces termes: «Je voulais les appréhender à ma manière, c'est-à-dire me rendre compte de ce par quoi elles font 17 effet. }) Freud ne pouvait mieux exprimer sa place centrale dans l'analyse, l'œuvre n'étant là qu'en tant que « faire valoir », « faire surgir ». Si, en écoutant la musique, il se sentait « inapte à la jouissance », quel est-il ce Moïse pour susciter un tel effet, une telle surprise chez lui, simple profane? Par son esthétique objectiviste, Freud prend ses distances visà-vis des connaisseurs d'art, il ouvre un nouveau chemin en invitant quiconque à se laisser regarder. Quelle était-elle cette méthodologie des connaisseurs, des historiens de l'art, que faut-il entendre par «forme », dans sa prééminence sur le contenu, qu'en est-il de l'évolution technique du sculpteur telle qu'elle se manifeste chez Michel-Ange? Quel est leur centre d'intérêt, leur objet? Michel-Ange choisit ce qui sera pendant longtemps le matériau de prédilection des sculpteurs, le marbre blanc à structure homogène, principalement celui de Carrare, recherchant des blocs de dimensions exceptionnelles, de qualité rare en termes de blancheur, de pureté et de résistance, qui permettaient de réaliser un ensemble monumental d'ordre architectonique. Il surveillait l'extraction des blocs, leur transport, l'épannelage, le dégommage, l'ébauche, la finition, le polissage, toutes les étapes de la taille. Il avait une maîtrise totale des techniques et des ourils : pic, pioche, polka, laie, pointe, trépan, boucharde, ciseaux pieds de biche, ciseaux plats, ciseaux rondelles, gradines de taille, onglettes, ripes, rapes, autant d'outils au service d'une esthétique de la profondeur. Il taille, perce, modèle, gratte, polit, tourne, éventre, contorsionne, joue avec les pleins et les vides, les concaves et les convexes. S'il avait su maîtriser la surface étalée de la peinture, la masse englobante de l'architecture, avec le Moïse il sculpte un volume dilaté dont on aimerait faire le tour. Il ne s'agit pas ici de capter et d'emprisonner la forme comme à la Chapelle Sixtine, mais tel un démiurge, de la créer, de l'animer. La 14 sculpture devient alors prométhéenne. «Parle!» aurait dit Michel-Ange à son Moïse... voix du silence ! Par ce jeu des volumes, par leur perception pondérale, il introduit tension, mouvement, dynamisme, fougue, dramatisation, énergie tourmentée. L'émotion ici n'est pas celle du spectateur, mais celle de l'œuvre elle-même, le style traduisant l'émotion, le sentiment, les tourments d'une âme en proie à des aspirations contradictoires. Le «connaisseur» y verra la fin de la sérénité classique, l'inauguration du style maniériste et baroque. Tel n'est pas l'objectif de Freud, l'émotion interrogée n'est pas celle de la statue, celle de l'objet, mais celle du sujet, lui-même. *Les citations bibliques sont celles de la TOB (traduction œcuménique de la Bible), excepté au chapitre VIII, où les citations de l'Exode sont tirées de la Bible de CHOURAQUI. Livres bibliques cités avec abréviations Genèse: Gn; Exode: Ex; Lévitique: Lv; Nombres: Nb; Deutéronome: Dt ; Juges: Jg ; Samuel: S ; Judith: Jdt ; Esther: Est; Maccabées: M ; Sagesse: Sg ; Luc: Lc ; Galates : Ga. 15 Première partie L'Esthétique Chapitre I Freud fasciné Freud rédigea Le Moïse de Michel-Ange » en 1913, pour le publier dans la revue Imago en 1914, mais dès 1901, il était venu à la basilique Saint Pierre aux Liens. Travaillé jusqu'aux entrailles par l'imposante sculptUre, il écrivait à sa femme: « « Je suis arrivé à comprendre la signification de la statUe en méditant sur les intentions de Michel-Ange. ,,1 Sans doute n'était-ce pas l'interprétation définitive. Il s'attendait alors, note Jones, à voir Moïse bondir subitement.2 Depuis lors à chacune de ses visites à Rome, il retourna à la Basilique, restant là de longues heures jusqu'à la nuit tombée, en proie à une étrange fièvre, examinant avec une minutie incroyable les moindres détails de la sculpture et l'immense trouble qui l'habitait: « Combien de fois ai-je gravi l'escalier abrupt qui mène du Cours Cavour, si dépourvu de charme, à la place solitaire sur laquelle se dresse l'église abandonnée, essayant toujours de soutenir le regard dédaigneux et courroucé du héros; et parfois, je me suis alors faufilé précautionneusement hors de la pénombre de la nef, comme si je faisais moi aussi partie de la populace sur laquelle se darde son œil, la populace qui ne peut tenir fermement à une conviction, qui ne veut ni attendre ni faire confiance, et jubile dès qu'elle a retrouvé l'illusion que procure l'idole. ,,3 Freud reconnaît à la fois être sous l'emprise de cette œuvre subjuguante, mais totalement perplexe devant ce qui résiste à son « entendement compréhensif ». Il lui importe de conjurer le trouble, de lever la mainmise, de retrouver son indépendance par l'analyse de l'œuvre: « Mais c'est l'œuvre elle-même qui doit rendre cette analyse possible, intentions si elle est l'expression, et des émotions qui fait effet sur nous, »4 des de l'artiste. La seule issue possible est alors de dégager le sens et le contenu de ce qui est représenté dans l'œuvre, en un mot de l'interpréter. L'interprétation de l'œuvre révèle l'intention de l'artiste. Ce n'est plus le sujet qui parle, mais l'œuvre elle-même, non pas à travers « ses qualités formelles et techniques, auxquelles pourtant l'artiste accorde une valeur prioritaire "s, malS par son contenu même. Freud, pour rendre compte de sa fascination, propose une démarche radicalement différente de celle des connaisseurs d'art. Conscient du terrain miné sur lequel il s'avance, il se présente face à eux, les «connaisseurs", comme un profane, un amateur, proposant, une démarche radicalement nouvelle, une lecture symptomale de l'œuvre d'art. Pour Freud, le refoulement porte sur la représentation, lesquelles représentations refoulées ont le pouvoir de déclencher une excitation, et opèrent une disjonction avec l'affect, lequel peut, par exemple, se transformer en angoisse. Dans ce premier temps de sa théorisation, l'œuvre d'art est un des rejetons du refoulé de l'artiste, elle est symptomatique. L'objectif de Freud est de rétablir le lien, la jonction, la concaténation entre « l'affect et la représentation, la force et le sens, l'économique et le ,,6 symbolique. Le début du «Moïse de Michel-Ange", nous invite à lire l'œuvre d'art comme un texte, soit «un tissu qui masque en même temps qu'il révèle,... à distinguer, comme dans le rêve un sens manifeste et un contenu latent» 7, où « l'interprétation, c'est l'intelligence du double sens ,,8. Que fait Freud pour interroger l'affect «opaque à l'entendement", propose-t-il une herméneutique dont les règles présideraient à une exégèse signes « interprétation susceptibles d'être d'un texte singulier ou d'un ensemble de considérés défend: 20 comme un texte ,,9, il s'en