L`innovation malgré nous_corrigév2(2)

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Observatoire du Management
Alternatif
Alternative Management Observatory
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Essai
L’innovation malgré nous ?
La contagion des idées
Pierre Lacaze
Avril 2010
Majeure Alternative Management – HEC Paris
2009-2010
L’innovation malgré nous ?
Cet essai a été réalisé sous la forme initiale d’une dissertation dans le cadre de la Majeure
Alternative Management, spécialité de troisième année du programme Grande Ecole d’HEC
Paris. Il a été dirigé par Thanh Nghiem, Professeur à HEC Paris.
Résumé : Certaines inventions, comme l’écriture ou le téléphone portable ont des destins
heureux, quand d’autres idées parfois naissent un jour et périssent peu après, faute d’avoir eu
suffisamment d’écho. Comment se fait cette sélection ? Quel est le rôle de celui qui a donné
naissance à une idée neuve dans la postérité de celle-ci ? Existe-t-il des moyens de transmettre
la « foi » dans une idée afin de la rendre séduisante et de la perpétuer ? Les auteurs d’une
nouvelle idée comme ceux de nouveaux produits aiment chercher la clef du succès de cette
innovation et ont parfois le sentiment d’en tenir le destin entre les mains. Mais peut-être leur
échappe-t-il parfaitement ? Les innovations auraient-elles un destin malgré nous ?
Mots-clés : Innovation, Conviction, Contagion des idées, Diffusion épidémique des idées,
Mèmétique.
Innovating in spite of ourselves?
This research was originally presented as a research essay within the framework of the
“Alternative Management” specialization of the third-year HEC Paris business school
program. The essay was supervised by Thanh Nghiem, Professor in HEC Paris, Innovation
department.
Abstract: Some inventions, like writing or cell phones have had successful destinies, while
sometimes other ideas are born one day and perish not long after for lack of a sufficient
audience. How is this selection made? What part does the originator of a new idea play in its
posterity? Are there any means of conveying ‘faith’ in a new idea so as to make it appealing
and provide it with a future? Authors of ideas or innovations and new products tend to look
for the key to their success, and they perhaps have the feeling that they hold the fate of their
products in their own hands. Yet, do they really have any hold over them? Could innovations
have a destiny in spite of us?
Key words: Innovation, Conviction, Transmission of ideas, Epidemic diffusion of ideas,
Memetics.
Charte Ethique de l'Observatoire du Management Alternatif
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opinions diffusés par l'Observatoire du Management Alternatif relèvent de la responsabilité exclusive de leurs
auteurs.
Remerciements
Un immense merci et toute ma gratitude à Thanh Nghiem pour ses conseils avisés et ses
cours passionnants. Tous mes remerciements également à Eve Chiapello pour ses
incomparables qualités pédagogiques et à Marie-Françoise Augustin pour sa vertueuse
patience.
Table des matières
Remerciements ......................................................................................................................... 3
Table des matières .................................................................................................................... 4
Introduction .............................................................................................................................. 5
Partie 1. La diffusion de l’innovation – points de vue académiques.................................... 6
1. « Le flop d’une technologie : pourquoi certaines technologies n’accrochent-elles
pas ? » ParisTech Review....................................................................................................... 6 Bref rappel de la théorie de la diffusion de l’innovation d’Everett Rogers ................. 8 2. Le point de bascule de Malcolm Gladwell................................................................... 9 3. La Théorie des mèmes de Susan Blackmore .............................................................. 12
Partie 2. La contagion de l’innovation dans les faits – esquisse d’analyse........................ 13 1.
2. 3. L’innovation téléguidée ............................................................................................ 13 La contagion des idées comme épidémie................................................................... 15 Les idées au-delà des Humains ? ............................................................................... 17
Partie 3. Le cas du véhicule électrique ................................................................................. 19
Conclusion .............................................................................................................................. 21
Bibliographie........................................................................................................................... 23
Introduction
Les innovations reposent sur des idées ou inventions nées dans le cerveau de quelques-uns
mais ne deviennent innovations réussies qu’au terme d'un processus d’assimilation sociale qui
fait rentrer cette nouveauté dans les normes. Ainsi en a-t-il été de l’écriture, des antibiotiques,
de l’ordinateur, et de tant d’autres inventions. Or, si une idée me venait, ou bien si je créais un
objet, un produit, ou même une machine très utile, mon invention n’aurait sans doute pas un
impact et une audience aussi larges. Il n’est pas dit que d’autres personnes vont s’approprier
mon idée, que cette innovation sera un succès, et que d’autres lui donneront suite ou corps par
diverses actions concrètes. Comment se fait-il qu’une idée innovante ne tourne pas en circuit
fermé ? Par quels mécanismes se concrétise-t-elle et comment est-elle reprise par d’autres que
ses auteurs ? Existe-il des circuits préétablis ou des personnes-clés par lesquels passent toutes
les idées ou inventions pour se réaliser, ou bien doivent-elle créer leurs propres canaux de
réalisation ? Dans le cadre de cet essai, nous nous interrogerons sur les moyens par lesquels
elles deviennent tout d’abord connues d’un plus grand nombre, puis suscitent l’adhésion d’un
public élargi avant de se concrétiser dans des actions ou des produits qui vont avoir un impact
sur une communauté humaine - que ce soit une communauté sociale et politique ou plus
trivialement une communauté d’utilisateurs.
En outre, nous considérons que les notions d’idées nouvelles, d’invention, d’innovation,
reposent sur un même principe ou mécanisme de « conviction ». En effet, l’auteur d’une
innovation se caractérise par une forte conviction dans sa nouvelle idée : il y croit, c’est son
obsession. Mais pour que cette idée forte ou conviction trouve à se réaliser et se propage, il
faut qu’un nombre accru – peut-être même croissant - de personnes la partage, se l’approprie,
et ait envie de lui donner corps. C’est donc à la question suivante que tâchera de répondre cet
essai : comment se diffuse l’innovation et quels en sont les vecteurs de conviction ? De quelle
nature sont-ils : humains, techniques, abstraits, tangibles ? D’un point de vue opérationnel,
comment les identifier, comment s’en servir, comment convaincre et réaliser un projet avec
leur concours ?
Nous ferons le résumé des articles que nous avons lus sur le sujet, puis tâcherons de donner
des réponses à nos questions en fonction des conclusions trouvées et enfin, nous essaierons
d'illustrer ces réflexions à travers le cas du véhicule électrique.
Partie 1.
La diffusion de l’innovation –
points de vue académiques
Nous avons lu trois textes qui répondaient en partie à nos questions : la première partie de
cet essai en fait le résumé. Le premier est un article de la ParisTech Review sur les causes de
succès d’une innovation ; le second et troisième sont des interviews réalisées auprès de
Malcolm Gladwell et de Susan Blackmore au sujet de leur livre de référence.
1.
« Le flop d’une technologie : pourquoi certaines
technologies n’accrochent-elles pas ? » ParisTech Review
Qu’est-ce qui détermine le succès d’un produit innovant ? C’est à cette question que
tentent de répondre des spécialistes de la diffusion des technologies de ParisTech et de la
Wharton School de Philadelphie.
Les acteurs de cette innovation tout d’abord font beaucoup dans son succès et sa diffusion :
l’obsessionnelle passion des concepteurs puis l’enthousiasme des personnes qui le
commercialisent. L’équipe est donc déterminante. Mais sa taille et son influence aussi
importent, car elles conditionnent une audience suffisamment importante pour que le produit
soit lancé. La réception du message est quant à elle fortement liée à la culture dans laquelle le
produit est conçu : le référentiel de l’inventeur comme celui du consommateur potentiel.
Ainsi, leurs désirs sont étroitement induits par ce qui existe déjà dans le monde et qui
entretient un rapport à l’invention : il faut donc partir de là pour proposer une innovation. La
réception d’une nouvelle idée ou d’un nouveau produit en dépend.
C’est lorsqu’on a parlé des acteurs concernés par une innovation et de l’environnement
dans lequel ils vivent que l’on peut ensuite aborder la question d’une stratégie commerciale
pour donner à cette invention une véritable ampleur. A ce stade, les intérêts commerciaux
entrent en jeu : comptent alors pour beaucoup la notoriété de l’entreprise porteuse du projet, et
sa culture. Une solution pour atteindre la masse critique est de s’allier à un autre acteur pour
s’attaquer à un « marché dual », comme l’a fait Apple avec de grosses maisons de disques
afin de les associer via iTunes à la sortie de l’iPod.
Est prépondérant aussi le canal choisi pour communiquer sur le produit innovant et le
distribuer ; le marketing rentre fortement en ligne de compte. Ainsi, les auteurs de l’article
citent Everett Rogers, grand sociologue, écrivain et professeur de communication de la
seconde moitié du XXe siècle, auteur de la théorie de la diffusion de l’innovation et qui a
décrit comment les inventions sont adoptées par des réseaux de personnes. Inscrivant leur
analyse dans la théorie des réseaux, les auteurs citent ensuite Malcolm Gladwell : ils notent
l’importance que ce dernier accorde aux groupes clés de personnes dans la diffusion des idées
nouvelles. Enfin, ils adoptent une approche plus quantitative et citent Jacomo Corbo,
chercheur à l’Université de Wharton, qui s’est intéressé à l’explosion du marketing viral, et
qui estime l’augmentation du budget qui y est consacré à 30% par an.
Dernière dimension importante dans la diffusion réussie d’une invention, la stratégie
de prix mise en œuvre : le prix de vente diffère en fonction de la cible visée. Un prix élevé
pour le segment de clients précurseurs, riches et attirés par l’exclusivité (comme pour
l’iPhone à ses débuts), ou bien au contraire des prix réduits ou la gratuité pour des produits
requérant un public le plus large possible (comme pour une plateforme de jeu).
Les auteurs concluent cet article en faisant remarquer qu’aujourd’hui, les inventions
elles-mêmes sont virales et non plus seulement leur diffusion. La conception des produits se
fait de façon communautaire : ils connaissent une permanente amélioration. L’article évoque
ainsi Google, qui publie tout d’abord ses systèmes en version bêta avant de faire des
modifications en fonction des premiers retours reçus des utilisateurs. Mais, achèvent-ils, la
raison pour laquelle une invention devient un succès ou pas reste dans le fond un mystère.
Lacaze Pierre – « L’innovation malgré nous ? » – Avril 2010
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Bref rappel de la théorie de la diffusion de l’innovation d’Everett Rogers
Dans son ouvrage de 1962 Diffusion of Innovations dont est tiré le graphique ci-dessous,
Everett Rogers définit différents types d’attitudes et d’accueil face à l’innovation. Les
« Pionniers » soit 2,5% des consommateurs sont les premiers à adopter un nouveau produit ;
ce sont des aventuriers aux valeurs orientées vers la prise de risque. Puis viennent les
« Adopteurs précoces », à hauteur de 13,5%, puis le grand public en fonction de son relatif
appétit pour la prise de risque ou pour la nouveauté. Les entreprises innovantes doivent donc
tenir compte de cette segmentation lorsqu’elles mettent leur produit sur le marché. Le taux
d’adoption dessine une courbe en « S » (en jaune sur le graphique) qui représente la part de
marché acquise. Quoiqu’elle ait perdu un peu de sa force depuis l’avènement du Web 2.0, il
nous a semblé important de mentionner cette théorie qui a fondé bon nombre de pensées en
entreprise.
Everett Rogers, Diffusion of innovations, 1962
Lacaze Pierre – « L’innovation malgré nous ? » – Avril 2010
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2. Le point de bascule de Malcolm Gladwell
Un auteur provocateur, Malcolm Gladwell, poursuit et complète cette théorie de la
diffusion des innovations en introduisant d’une façon très originale un nouveau terme, la
« contagion » des idées. En effet, selon lui, les idées, les comportements, les messages et les
produits se comportent comme des maladies contagieuses. Il existe des épidémies sociales. Ce
qu’il y a d’intéressant dans cette approche, c’est qu’elle rompt avec la vision du changement
comme un processus lent, continu et progressif : il arrive que des changements surviennent
très soudainement, ou que de petits changements entraînent une vraie rupture. C’est en cela
que la notion d’épidémie sociale est contre-intuitive et qu’elle explique les événements les
plus surprenants comme l’imprédictible succès d’un film réalisé avec des bouts de ficelles.
Le point de bascule, (ou «The Tipping Point »), est un terme tiré de l’épidémiologie et
correspond au seuil critique à partir duquel le nombre de personnes atteintes par un virus
monte en flèche. On peut identifier un point de bascule pour une maladie, mais aussi pour le
taux de criminalité dans une ville. Malcolm Gladwell s’est attaché à l’identifier aussi hors du
champ médical dans des domaines aussi variés que le business, les politiques sociales ou la
publicité.
Il en est venu à penser que les idées comme les comportements suivent littéralement une
pareille logique virale. Ainsi explique-t-il la vague massive de suicides d’adolescents en
Micronésie dans les années 1970 et 1980. Malcolm Gladwell admet que sa pensée se
rapproche de la « mèmétique » telle que l’a formulée Susan Blackmore dans son ouvrage La
Théorie des mèmes (ou The Meme machine) – qui elle-même reprend et vulgarise les travaux
de Richard Dawkins, dans Le gène égoïste. Nous reviendrons ultérieurement sur ce sujet1,
mais il s’agit en peu de mots d’une analogie entre la génétique, applicable aux traits
physiques, et la mèmétique qui elle s’applique aux idées et comportements sociaux. Il existe
des « mèmes » qui luttent pour leur survie et se répandent tels des virus dans les esprits et
habitus humains, mutant à l’occasion afin d’assurer leur perpétuation. Ceci expliquerait la
force des coutumes et des comportements mimétiques chez les humains, à commencer par
l’éducation.
1
Dans la partie suivante, Partie 1. 3.
Lacaze Pierre – « L’innovation malgré nous ? » – Avril 2010
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L’ouvrage suivant de M. Gladwell, Blink, La force de l’intuition, reprend en partie la
théorie des mèmes, et l’adapte à une approche plus micro : il ne s’agit pas tant des mèmes
comme « réplicateurs »2 dans le domaine culturel – comme les gènes le font dans le domaine
biologique – que plutôt une somme de réflexes cognitifs et opératifs acquis avec le temps et
l’expérience et qui s’accumuleraient pour constituer comme un septième sens, l’intuition. Au
niveau individuel, cette intuition ou « inconscient d’adaptation » jouerait au quotidien un rôle
de pilote automatique, notamment lorsque nous rencontrons des personnes ou des situations
nouvelles, ou bien dans notre appréhension du faux et du danger.
Pour en revenir au Point de bascule de Malcolm Gladwell ou à notre sujet, la contagion
des idées et des attitudes, l’auteur décrit les principes et acteurs de ce moment critique où
l’idée passe du potentiel au certain. Les trois principes sont les suivants : la loi du petit
nombre, le facteur d’adhésion et le pouvoir du contexte.
La loi du petit nombre telle qu’énoncée par M. Gladwell s’inspire de la loi des 80/20
empiriquement découverte par Pareto. Une poignée de personnes aux qualités sociales
particulièrement développées détermine le succès ou non de toute épidémie sociale. La
meilleure illustration de ce phénomène serait le bouche-à-oreille, forme de communication
humaine et véhicule d’idées privilégié. L’auteur distingue trois catégories ou types
psychologiques, vecteurs du bouche-à-oreille :
1. Les « Connecteurs » sont des personnes à la sociabilité remarquable : en raison de leur
curiosité, de leur confiance en eux et de leur énergie, ils ont un large cercle de
connaissances et d’amis, font le lien entre différents cercles sociaux et sont de fait les
véritables carrefours de réseaux de relations.
2. Les « Experts » sont des spécialistes de l’information : ils accumulent les
connaissances et savent les partager. Cette passion de l’information et leurs
compétences sociales les placent souvent à l’origine des épidémies de bouche-àoreille. Ils sont à eux tous seule une vraie bourse de l’information.
2
http://www.scienceshumaines.com/-0ala-theorie-des-memes-pourquoi-nous-nous-imitons-les-uns-lesautres-0a_fr_14510.html
Lacaze Pierre – « L’innovation malgré nous ? » – Avril 2010
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3. Les « Représentants de commerce » sont les vecteurs de persuasion, sans lesquels la
plupart des idées et innovations resteraient lettre morte. Leur force de conviction et
leur charisme poussent les autres à adhérer à ce qu’ils disent.
Ce dernier caractère introduit le second principe de la contagion des idées tel que
formulé par M. Gladwell, celui du facteur d’adhésion. La manière dont sont présentés une
idée, un message ou un changement social a sur son pouvoir de conviction, de persuasion, un
impact plus important encore que son contenu même : « il y a souvent une façon simple de
présenter l’information qui, dit-il, dans de bonnes conditions, la rend irrésistible ». La
troisième idée principale de l’ouvrage est enfin celle du pouvoir du contexte :
l’environnement dans lequel les gens évoluent influence en profondeur leur comportement.
Des changements mineurs dans le contexte, comme la propreté ou la saleté des quais dans le
métro new-yorkais, peuvent avoir des répercussions importantes sur la manière dont les gens
se comportent, comme leur civilité dans les transports ou même le taux de criminalité en ville.
Ainsi, la propagation d’une idée atteint son point de bascule lorsque le message
particulier qu’elle contient, dans un contexte pertinent et avec le concours des acteurs décrits
précédemment pour le véhiculer, « contamine » très largement les comportements et les
convictions des gens. Cette théorie du point de bascule est applicable à toute une série de
domaines, de la prévention routière à la lutte anti-tabac, de la plus urgente prévention contre
le cancer du sein aux campagnes publicitaires les plus communes.
Lacaze Pierre – « L’innovation malgré nous ? » – Avril 2010
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3. La Théorie des mèmes de Susan Blackmore
Reprenant le terme inventé en 1976 par Richard Dawkins dans son livre Le Gène égoïste,
Susan Blackmore explique : « les Mèmes sont des us, des compétences, des chansons, des
histoires, ou toute sorte de comportement qui passe de personne en personne par imitation ».
Sa Théorie des mèmes avance que, contrairement aux gènes qui ont un vecteur biologique, les
« mèmes » sont des réplicateurs culturels. Ils sont aussi bien constitutifs du langage que de la
conservation des informations. Il peut s’agir notamment de l’habitude de manger avec des
baguettes plutôt qu’avec un couteau et une fourchette ou bien celle de se serrer la main pour
se saluer : ils sont autant d’attitudes qui à force d’imitation en deviennent structurelles dans la
nature humaine. Ils n’en ont pas moins une logique propre de survie, et à l’instar des virus
peuvent dans une certaine mesure privilégier leurs finalités plus que le bien-être biologique de
leur véhicule : ils peuvent par exemple prospérer indépendamment de toute utilité ou même
de tout intérêt pour l’homme.
Tous les mèmes existant dans le monde sont des mèmes à succès : ceux qui ne sont plus
pratiqués disparaissant de ce fait. De nouveaux mèmes naissent et prospèrent en permanence,
lancés au détour d’une conversation, comme les mots à la mode ou les pratiques sociales qui
s’imposent pour un temps puis meurent ou perdurent. Il existe donc de façon le plus souvent
inconsciente un processus évolutif de création de mèmes dans la tête de chacun comme dans
toutes les actions et interactions humaines. Plusieurs mèmes peuvent s’associer pour former
un mèmeplexe et optimisent parfois ainsi leur chance de se répliquer : ce sont les systèmes de
pensée complexe et les croyances.
Aujourd’hui, les mèmes ont un champ élargi de possibilité de duplication. Le véhicule était
autrefois vertical, les mèmes passant de générations en générations au gré des aléas de la
reproduction biologique. Mais ce vecteur est de plus en plus horizontal, grâce tout d’abord au
langage, puis à l’écriture, et plus récemment à Internet et aux Nouvelles Technologies de
l’Information et de la Communication. Plus encore que dans les cerveaux humains, les mèmes
prolifèrent dans les disques durs où ils trouvent à se copier et à se conserver facilement. Les
technologies actuelles donnent aux mèmes de nouvelles capacités de développement inédites.
La contagion des idées et des comportements trouve là de nouveaux et considérables moyens.
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Partie 2. La contagion des idées dans les
faits – esquisse d’analyse
Les lectures que nous avons faites fixent le cadre au sein duquel nous pourrons ébaucher
des réponses aux questions que nous avons posées en introduction. Nous y avons appris qu’il
faut sans doute relativiser la vision anthropocentrée de la diffusion des idées et peut-être
redonner toute leur centralité… aux idées elles-mêmes.
1. L’innovation téléguidée
Le premier article que nous avons présenté se fait le porte-voix d’une vision
« commerciale » ou utilitariste de l’adhésion à des idées innovantes. Ses auteurs ont cherché à
prouver qu’il était possible de promouvoir l’innovation et qu’il existe des leviers simples sur
lesquels peser pour faire d’une invention un succès commercial. L’article de la Revue
ParisTech résume bien les différentes dimensions de la contagion des innovations dans une
perspective opérationnelle. Il explique comment créer les conditions les plus favorables à
l’attrait d’un plus grand nombre de consommateurs pour un produit nouveau. Les acteurs de
la diffusion des inventions – inventeurs, concepteurs, commerciaux et pédagogues – sont
présentés ainsi que le contexte auquel ils doivent rester attentifs, qu’il s’agisse de la culture
dont est imprégné le créateur du produit ou de celle qui constitue les références du grand
public. L’article explique comment créer une forme de familiarité entre le nouveau produit et
son futur utilisateur, comment dépasser une probable impression d’étrangeté qui peut aussi
bien causer le rejet radical que l’adhésion timide ou enthousiaste. Dernier élément primordial
de la contagion d’une idée neuve décrit dans cet article : l’entreprise qui s’en fait le héraut. Si
cette entreprise n’en a pas l’envergure ou bien la culture, alors l’idée restera lettre morte… ou
alors sera reprise plus tard par des entreprises plus en vues, plus concernées ou plus efficaces,
dans un contexte plus favorable.
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Ainsi en a-t-il été de l’appareil photo numérique à écran LCD - presque tous les appareils
photo numériques en sont aujourd’hui équipés. Casio a été le premier à lancer un appareil
grand public d’un tel perfectionnement en 1995. Or la culture de l’entreprise était toute
tournée vers les calculatrices, de telle sorte que ses dirigeants ne surent pas tirer profit de cette
avancée et laissèrent à d’autres la jouissance de cette innovation. C’est pourquoi notre premier
article insiste bien sur la culture et l’environnement dans lequel les innovations peuvent se
développer et sur la nécessité de gérer la relation des inventions à leur public potentiel, toutes
parties-prenantes incluses, afin de ne pas perdre le bénéfice d’une idée neuve. En effet, pour
qu’une invention passe au statut d’innovation à succès, il lui faut tout d’abord traverser tout
un processus d’assimilation sociale qui rend primordial le contexte culturel dans lequel elle
apparaît. Dans le cas que nous décrivions, puisque toutes les marques d’appareils
photographiques se passionnaient pour le numérique et investissaient de fortes sommes dans
les recherches sur les appareils numériques, ceux équipés d’un écran LCD n’auraient pas
manqué de voir le jour tôt ou tard. Mais combien d’innovations ratées de peu ? L’exemple de
Casio semble montrer que l’invention de l’appareil photo à écran LCD aurait été réalisée par
quelqu’un d’autre si Casio ne s’en était chargé. Du moins sa commercialisation a été menée à
bien par d’autres marques qui y ont largement trouvé leur intérêt.
A se demander si les innovations de qualité n’ont pas un destin, ou même une volonté
propre ! Notre premier article énonce les facteurs-clés qui rendent plus probable le triomphe
d’une innovation : il porte à croire que les ficelles en sont facilement manœuvrables. A tel
point que ce succès d’une innovation semble parfaitement téléguidé par ses inventeurs,
investisseurs, commerciaux et marketeurs… Cet article laisse néanmoins entier le profond
« mystère » qui entoure le destin d’une idée (appelée à se concrétiser) ou d’une invention qui
doit percer, ou encore d’une innovation - qui doit conquérir suffisamment d’adeptes.
Malcolm Gladwell s’essaie donc à une théorie novatrice pour répondre à cette question de
l’émergence et de la diffusion des idées neuves.
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2. La contagion des idées comme épidémie
Comparer la diffusion des idées à une épidémie était très audacieux de la part de Malcolm
Gladwell, mais certainement pas dénué de bon sens. Son ouvrage, Le tipping point, bouscule
tout une vision volontariste et centrée sur l’humain de l’innovation : prouver que les idées ou
inventions qui réussissent connaissent une propagation quasi virale détrône en partie les
nombreux efforts fournis pour offrir un avenir à telle ou telle invention. Mais très vite,
l’auteur réintroduit ce facteur humain. En effet, il existe différentes conditions qui multiplient
les chances qu’a une invention de devenir innovation et de percer, et ces conditions sont
humaines. La première est qu’un petit nombre de personnes très impliquées suffit souvent à
propulser une idée neuve. La seconde, que le facteur d’adhésion est crucial, ce qui réhabilite
l’humain : comment mieux persuader que par l’effet de sa propre conviction ? Et la troisième
condition est celle de l’environnement offert ou imposé aux personnes que l’on veut voir
touchées par l’idée neuve.
Finalement, Le Point de bascule de Malcolm Gladwell ne fait que compléter la théorie de
La Diffusion de l’innovation d’Everett Rogers. Une invention atteint son point de bascule
lorsque, une fois les pionniers et les adopteurs précoces convaincus par une idée neuve, le
plus grand public les rejoint parmi ses adeptes. Le phénomène épidémique ne fait que se
surajouter à ce processus assez classique : il l’accuse, l’amplifie ou parfois l’accélère
brutalement.
Prenons l’exemple de la montre. Pour des raisons pratiques, les hommes ont toujours eu
besoin de mesurer le temps : les besoins de l’agriculture nous ont tôt rendu indispensable le
calendrier des saisons puis des jours ; les impératifs de la navigation, eux, nous ont imposé le
décompte le plus précis possible des heures. Outre le cadran solaire et la clepsydre, le sablier
et l’horloge mécanique ont longtemps rendu cet office mais s’avéraient peu pratiques à
déplacer ; un chronomètre d’une grande précision est créé à la fin du XVIIIe siècle pour
satisfaire aux besoins de la Marine. Déjà bien avant ce progrès technologique, avoir une
pendule chez soi était du dernier cri. Ainsi, d’une part, les pionniers et « early-adopters »
étaient en bon chemin. Mais également, la très lente banalisation des horloges privées dès la
fin de la Renaissance témoigne d’un changement de société : savoir l’heure n’était plus
l’apanage des pouvoirs religieux et politiques. Les commerçants, en s’appropriant la maîtrise
de l’heure ont contribué au mouvement de sécularisation des sciences et des techniques,
Lacaze Pierre – « L’innovation malgré nous ? » – Avril 2010
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prologue des Lumières. Le point de bascule décisif de l’horlogerie est à trouver dans
l’industrialisation de la production des horloges et des pendules au XIXe siècle et dans les
changements des modes de vie, avec l’urbanisation accrue, le télégramme, le train… Si,
comme pour donner raison à Rogers, tout le monde s’équipe très progressivement d’une
montre, c’est à la miniaturisation de la montre à quartz que l’on doit une parfaite illustration
des théories de Malcolm Gladwell. Lancée par la marque Seiko en 1969, elle l’emporte sur
presque toutes les autres technologies horlogères de grande consommation et se retrouve
immédiatement au poignet de tous.
Autre point intéressant de l’ouvrage de Malcolm Gladwell, mais sur lequel nous ne nous
attarderons pas car il sort des limites de notre réflexion, la dimension opérationnelle de la
pensée du point de bascule : ou comment tourner à son avantage le phénomène de diffusion
des idées en tirant partie de ses propriétés épidémiques. Ainsi en est-il des cas de l’instruction
des enfants, ou des campagnes de prévention de la Santé Publique sur lesquels l’auteur a
travaillé.
M. Gladwell répond donc bien à notre question sur les canaux de la propagation des idées :
il la décrit comme se réalisant sur le mode viral. Il répond également à la question du facteur
humain dans cette contagion des idées. Importance du facteur humain qu’il nuance en
insistant sur le rôle fondamental de l’environnement. Certainement, cet environnement peut
être modifié par l’homme, mais il n’en demeure pas moins non maîtrisé pour une grande part.
Il résulte qu’une question reste en suspens dans son ouvrage : qu’en est-il de cet
environnement, du terrain, sur lequel germent et s’étendent les idées neuves ? Malcolm ne
répond qu’à la question de la diffusion, non à celle de la germination des idées. Ses réflexions
sur l’insoupçonnée pertinence de nos intuitions (Blink, 2005) ou encore sur le pouvoir de
l’environnement dessinent en négatif les contours d’une nouvelle énigme. Il nous a fallu aller
chercher ailleurs la réponse à nos interrogations sur les prémisses des innovations à succès.
Lacaze Pierre – « L’innovation malgré nous ? » – Avril 2010
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3. Les idées au-delà des Humains ?
D’où viennent les idées neuves, de quel environnement émergent-elles ? La théorie des
mèmes de Susan Blackmore offre une réponse originale à ces questions. Certes, croire en
l’existence des mèmes au même titre qu’à celle des gènes suppose une bonne dose de
confiance et nous met au défi de pendre notre incrédulité au crochet au moins pour un court
instant. Cela dit, c’est une illustration excellente de notre vision de la propagation des idées
neuves comme diffusion d’une conviction. L’avenir de la théorie des mèmes dépendra de la
capacité de son auteure et de ses défenseurs à persuader d’autres esprits de sa pertinence.
Peut-être à l’avenir parlera-t-on des mèmes avec le même parfait naturel qu’aujourd’hui nous
parlons des gènes.
Si nous comprenons bien la pensée de Susan Blackmore, voici alors la réponse qui est
donnée à notre question sur la nature de cet environnement dans lequel naissent les idées et
sur les circonstances ou les causes de leur émergence. L’environnement dans lequel nous
évoluons et à partir duquel nous produisons des idées neuves ne serait autre qu’un grand
« bain » de mèmes qui nous constituent et dont nous sommes inextricablement imprégnés. Les
idées neuves ne sont le plus souvent que des mèmes véhiculés par notre culture et que nous
recyclons, ou bien elles résultent de l’hybridation de mèmes préexistants.
Cette conception de l’innovation permet de mieux comprendre un phénomène fréquent
quoiqu’étonnant, l’inexplicable concomitance de découvertes similaires de part et d’autre de
la planète. Sans même échanger sur le contenu de leurs travaux, des chercheurs de nationalité
différente ont parfois accouché d’inventions semblables au même moment ! Ainsi en a-t-il été
par exemple de l’urbanisme en damier, présent dans les villes de la Grèce antique comme
dans le vieux Pékin ou le vieux Kyoto. Les architectes à l’origine de ces tracés urbanistiques
ne se sont jamais consultés mais ont sans doute étés inspirés par le plan des grands camps
militaires, qui est peut-être un mème universel ou un ensemble de mèmes profondément
inscrits dans les cerveaux humains. Nous pouvons pousser plus loin ce raisonnement et
postuler que le plan en damier, porté par des peuples conquérants a connu un succès d’autant
plus grand que l’esprit de conquête faisait partie de son ADN. C’est ainsi que sur le continent
américain, les Aztèques comme les Espagnols puis les Britanniques ont fondé des villes aux
rues droites et aux croisements perpendiculaires.
Lacaze Pierre – « L’innovation malgré nous ? » – Avril 2010
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Aussi osé cela paraisse-il, nous sommes tentés de voir un lien entre la très large diffusion
de ce mème urbain et la logique de survie des peuples qui l’ont porté. Les nomades et colons
arrivés en Amérique n’ont-ils pas échappé à la famine et à l’extinction grâce aux mèmes qu’ils
véhiculaient, et qui auraient facilité leur adaptation à ce nouvel environnement ? Cette
dynamique de survie rappelle la façon dont les gènes se transmettent et perdurent en fonction
de la capacité de leurs porteurs à survivre à la sélection naturelle en s’adaptant aux défis de
leur environnement. Le plus grand obstacle à la diffusion des mèmes, ou au contraire le plus
grand moteur, au-delà de leurs qualités ou de leur utilité pour l’homme, serait en définitive
l’environnement et la culture dans lequel ils évoluent. Comme dans un écosystème, le succès
d’un mème dépendrait de la santé ou de l’expansion de la civilisation qui l’a vu naître.
Adopter la vision de l’innovation de Susan Blackmore, c’est retirer aux inventeurs donc
aux humains, la paternité qu’ils pensent avoir sur les idées neuves et peut-être une partie de
leur mérite. Les plus grands génies – Einstein, Newton et tant d'autres – ont très souvent dit
qu'ils ne se considéraient pas comme "père" de leur invention mais qu'ils profitaient de ce que
d'autres avaient avant eux développé. Newton a dit être seulement "juché sur les épaules des
géants qui l’ont précédé". Leur mérite aurait donc plutôt consisté dans la formulation et la
capacité à faire converger le processus social autour d'idées et d’inventions qui préexistaient
d'une manière ou d'une autre. Voir dans les idées comme dans les comportements des
« êtres » en soi, obéissant à une logique propre et desquels les humains ont tendance à être
plus les jouets que les concepteurs, est révolutionnaire. Même si elle est à nuancer, cette
théorie relativiste tend à redonner aux idées toute leur liberté et toute leur potentialité de
diffusion.
Lacaze Pierre – « L’innovation malgré nous ? » – Avril 2010
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Partie 3. Le cas du véhicule électrique
En guise de synthèse illustrative de notre propos, nous avons désiré revisiter dans cette
dernière partie les nombreuses péripéties de l’histoire de l’invention de la voiture électrique
sous l’angle de notre sujet d’étude.
L’automobile fait son apparition dans l’histoire des innovations à la fin du XVIIIe siècle en
même temps que le train : ces deux modes de transports propulsés à la vapeur auraient pu se
faire concurrence si la voiture à vapeur avait été moins lourde et plus fiable. La relève de
l’automobile survient près d’un siècle plus tard grâce aux inventions du véhicule électrique et
du moteur à explosion. Les deux nouveaux modes de propulsion font leur chemin, soutenu par
des inventeurs tâtonnants et passionnés. L’idée de la voiture électrique fait tout d’abord plus
d’adeptes que celle de l’automobile à essence et remporte plus de succès que son émule dans
la dernière décennie du XIXe siècle. Mais la praticité technique et le moindre coût des
voitures à essence fait tourner l’industrie en faveur de cette dernière. La voiture électrique
passe au second plan, et se voit même considérée comme une branche morte de l’arbre
darwiniste de l’évolution de l’industrie automobile.3 D’autres auteurs considèrent, certes, que
cette innovation a pâti d’un contexte culturel défavorable plutôt que de faiblesses structurelles
et techniques. Le regain d’intérêt actuel des constructeurs automobiles pour la voiture
électrique accrédite cette thèse : les problèmes environnementaux et la hausse du prix des
carburants font pencher la balance en faveur de l’électrique aux dépens du moteur à
combustion. Le véhicule électrique est peut-être en phase de s’imposer comme modèle
dominant de l’industrie automobile après avoir été relégué au placard des idées vaines.
En quoi cet exemple illustre-t-il notre propos ? En ce qu’il représente bien les aléas
inéluctables et la lutte nécessaire à l’émergence et à la diffusion d’une idée neuve et d'une
invention. Le moteur à combustion a bénéficié d’un contexte culturel et économique
extrêmement favorable tout au long du XXe siècle et a failli s’imposer comme modèle unique
pour l’automobile. Or le véhicule électrique bénéficiait pourtant déjà de cet incompressible
petit nombre de personnes très impliquées ainsi que de la conviction de pionniers et même
3
http://fr.wikipedia.org/wiki/Voiture_électrique et surtout, John B. Rae, The Electric Vehicle Company: A
Monopoly that Missed Business History Review 29 (Winter 1955): 311.
Lacaze Pierre – « L’innovation malgré nous ? » – Avril 2010
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d’adopteurs précoces – il existait des flottes de taxis électriques en ville dès la fin du XIXe4 !
Ce qui a manqué un temps à son succès, c’étaient l’environnement propice et le facteur
d’adhésion indispensables à sa diffusion. L’air du temps et l’industrie pétrolifère, dit-on, ont
eu longtemps raison de sa géniale nouveauté. La voiture à essence a proliféré comme une
épidémie. Ne risque-t-elle pas de disparaître de même ? Ces dernières années en effet, les
premiers coups de semonce de la crise du pétrole à venir - le fameux peak oil annoncé pour
2015, 2025...? - et les préoccupations écologiques notamment liées aux gaz à effet de serre
ont retourné la tendance. Il est également devenu très branché de circuler avec de petites
voitures peu gourmandes en énergie et 100% propres, en covoiturage ou en auto-partage.
Comme si le mème de la voiture électrique avait toujours dû revenir un jour sur scène, nous
voici de nouveau à l’ère du transport individuel électrique. De nouvelles technologies et de
profonds changements de mentalité ont été nécessaires. L’usage du véhicule électrique est
plus qu’un mème, c’est un mèmeplexe : il suppose d’autre réseaux d’approvisionnement en
énergie, une autre conception des transports et une autre organisation de la société ; il
réconcilie les notions d’autonomie (de déplacement) et de réseau (d’approvisionnement). Il
aura fallu une autre façon de penser l’automobile pour que triomphe la voiture électrique. Et
pour combien de temps à son tour ?
Le cas du véhicule électrique montre bien la part de hasard inhérente à l’avènement et à la
consécration de toute idée neuve. Mais il donne aussi relativement raison à tous les auteurs
que nous avons cités au cours de notre dissertation. Cependant, les mécanismes de
l’émergence et de la diffusion des idées ne se départissent pas d’un voile de mystère qu’on
peine à soulever.
4
http://fr.wikipedia.org/wiki/Voiture_électrique et surtout, Anne-Françoise Garçon, « la voiture électrique dans
La Nature, 1890-1900, approche micro-historique d'un échec technique », Cahiers François Viète, 2003,
pp. 17-43, (disponible sur HAL-SHS) [archive]
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Conclusion
Nous avons, pour résumer cet essai, développé trois conceptions de la contagion des idées
qui, plus qu’elles ne se contredisent, se complètent. La première présente les innovations
comme résultant d’une alchimie mystérieuse mais dont le succès est conditionné par des
facteurs bien précis qui sont autant de ficelles sur lesquelles on peut aisément tirer pour leur
assurer postérité et renommée. Le processus parait donc relativement clair et progressif : il
faudrait passer par un certain nombre d’étapes et d’acteurs ou destinataires pour s’assurer les
plus grandes chances de réussite. La seconde vision de la diffusion de l’innovation laisse
davantage de place à l’aléa : il existe bien des facilitateurs qui n’ont pas besoin d’être
nombreux pour lancer les inventions, mais le succès de ces dernières reste toutefois assez
imprévisible. Comme une épidémie, l’idée neuve peut demeurer en latence des années durant
puis exploser sans prévenir. Elle n’en est cependant pas incompréhensible pour autant et il est
possible de se servir de ce phénomène de contagion quasi virale pour donner de l’ampleur à
des idées en mal d’audience. De cette vision plus prudente mais encore instrumentaliste, nous
sommes enfin passés à une dernière approche que nous admettons très radicale : les idées
neuves se jouent de nous et ont leur propre principe d’existence, voire instinct de survie. Nos
cerveaux n’en seraient que les creusets, mais aussi parfois les bourreaux s’ils les condamnent
à l’oubli. Ce regard dégagé de tout anthropocentrisme donne aux idées, inventions ou mèmes,
qu’ils soient neufs ou anciens, une très grande marge de manœuvre pour évoluer, se diffuser
et prospérer. Au-delà même du phénomène de contagion épidémique, la diffusion des idées
répondrait à une forme de logique de survie inhérente aux idées-mêmes.
Reste, dans ce nouveau contexte, à déterminer la marge de manœuvre qui nous est laissée.
Comment pouvons-nous tirer notre épingle du jeu des mèmes ? Cette question, nous n’avons
pas le loisir de l’approfondir dans ce présent essai… Mais il nous est possible d’esquisser
quelques pistes. Si les mèmes sont constitutifs de nos cultures, alors, le meilleur moyen pour
quelqu’un d’être source d’innovation est sans aucun doute pour lui de se placer à la croisée
des civilisations : voyager, comparer les us et coutumes, se confronter à la diversité culturelle,
multiplier les rencontres. Ce « voyage » n’impose pas tant de se déplacer que de changer de
perspective : nous pouvons en faire l’expérience non seulement à proximité, par la découverte
du quotidien de personnes d’un autre milieu, mais aussi à travers le temps, en nous intéressant
aux méandres de l’Histoire ! La clé de l'innovation ne se trouve-t-elle pas dans cette ouverture
Lacaze Pierre – « L’innovation malgré nous ? » – Avril 2010
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d'esprit et dans la capacité à faire converger le processus social ? Nous revenons alors aux
types ou caractères des « Connecteurs » et des « Experts » décrits par Malcolm Gladwell :
nous devenons un faisceau de mèmes, un carrefour où ils se rencontrent et peuvent
potentiellement se mêler et se répliquer. Une autre piste pourrait être celle du sociologue, ou
de l’humoriste : ils cherchent les mèmes, les débusquent, les identifient, rendent tout un
chacun conscient de leur existence, puis jouent avec nos impressions de déjà vu. On peut citer
Bourdieu décrivant les phénomènes de reproduction sociale dans les Grandes Ecoles, ou Gad
Elmaleh pointant du doigt le même du blond, winner impénitent. Enfin, l’essentiel peut-être,
pour savoir jongler avec les mèmes, en tirer avantage et mieux innover, consiste à multiplier
les degrés d’entendement ou consiste en une continuelle veille de l’esprit, une attention
renouvelée pour la moindre nouveauté présente dans les mèmes que nous croisons, afin d’en
saisir la diversité et de devenir à notre tour des émetteurs de nouveaux mèmes et mèmeplexes.
Lacaze Pierre – « L’innovation malgré nous ? » – Avril 2010
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Bibliographie
Les sites Internet que nous avons consultés apparaissent ci-dessous dans l’ordre dans lequel
nous y avons eu recours :
« Le flop d’une technologie : pourquoi certaines technologies n’accrochent-elles pas ? »,
ParisTech Review, co-produit par Knowledge at Wharton – Université de Pennsylvanie :
http://www.paristechreview.com/2010/04/14/the-killed-app-why-do-some-technologies-failto-catch-on/
La théorie de la diffusion de l’innovation d’Everett Rogers sur Wikipédia :
http://en.wikipedia.org/wiki/Everett_Rogers#Diffusion_of_Innovations ,
Et en français sur le blog :
http://apprentissagetntic.typepad.fr/une_autre_conception_de_l/2009/04/les-consommateursont-des-attitudes-diff%C3%A9rentes-dans-leur-volont%C3%A9-dessayer-de-nouveauxproduits-ou-services-rogers-d%C3%A9f.html
Résumé du Point de bascule par la Fondation Canadienne de la recherche sur les services de
santé : http://www.chsrf.ca/knowledge_transfer/pdf/digest_20060622_f.pdf
En savoir plus sur Le Point de bascule de Malcolm Gladwell sur Wikipédia :
http://en.wikipedia.org/wiki/The_Tipping_Point#cite_note-14
Une interview de Malcolm Gladwell sur Le point de bascule :
http://www.gladwell.com/tippingpoint/index.html
L’introduction de Blink, de Malcolm Gladwell :
http://www.yodawork.com/images/POCKET/da/S16878ch1.pdf
Bibliographie de Susan Blackmore sur Wikipédia :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Susan_Blackmore
Interview de Susan Blackmore par Denis Failly pour The meme machine:
http://nextmodernitylibrary.blogspirit.com/archive/2006/07/18/la-theorie-des-mèmespourquoi-nous-nous-imitons-les-uns-les.html
Présentation de la mèmétique à partir du livre de Susan Blackmore, La Théorie des mèmes :
pourquoi nous nous imitons les uns les autres :
http://www.systerofnight.net/religion/html/theorie_mèmes.html
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L’innovation chez Casio sur Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Casio#L.27innovation
L’histoire de la montre sur Wikipédia :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_la_mesure_du_temps#Vers_un_outil_de_mesure_tra
nsportable, plus en détail http://fr.wikipedia.org/wiki/Montre_%28horlogerie%29#Historique
L’urbanisme en damier sur Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Plan_hippodamien
L’histoire de l’automobile sur Wikipédia :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_l%27automobile
L’histoire de la voiture électrique sur wikipédia :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Voiture_%C3%A9lectrique#Historique
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