SUR LE CHEMIN DE KAHNAWAKE
DÉCOLONISATIONS DU DROIT ET MONDIALISATIONS
Étienne LE ROY*
INTRODUCTION......................................................................................................... 495
I. DÉCOLONISER LE DROIT, PARI IMPOSSIBLE OU IMPENSABLE ?.................. 497
A. Un modèle portant sur les droits non étatiques
pour mieux comprendre les situations de terrain .................. 497
B. Le rapport colonial dans les expériences actuelles
des Premières Nations ....................................................................... 501
C. Ambiguïté des instances judiciaires : une décolonisation
en fait impensable ............................................................................... 505
D. Le programme « Peuples autochtones et gouvernance »,
une démarche volontariste et éthique pour décoloniser
les décideurs «de tous bords» ......................................................... 506
II. LES MONDIALISATIONS COMME DÉCOLONISATION
«PAR LE HAUT »?............................................................................................ 507
A. Toute décolonisation se heurte aux intérêts des États.......... 507
B. Relecture des processus de mondialisation,
comme décolonisations « par le haut » ........................................ 509
1. Le pluralisme des mondialisations......................................... 510
a) La mondialisation est un processus aussi vieux
que l’humanité......................................................................... 511
b) La mondialisation peut être imposée mais aussi
proposée ou recherchée....................................................... 512
c) Pas de mondialisation sans localisation......................... 514
d) Pluralité des mondes et des mondialisations............... 516
*Professeur d’anthropologie du droit à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
où il dirige le Laboratoire d’anthropologie juridique de Paris. Il est depuis
2006 associé au programme interuniversitaire canadien « Peuples autochto-
nes et gouvernance ».
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2. Quels sont ces faits de structure et les analyses
à approfondir ?............................................................................... 519
CONCLUSION ............................................................................................................ 519
BIBLIOGRAPHIE ........................................................................................................ 521
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Trop d’années sont maintenant passées pour que je me sou-
vienne encore des conditions précises dans lesquelles j’ai noué ce
colloque singulier avec Andrée Lajoie, colloque qui dure depuis
plus de vingt ans, et qui n’a cessé de m’enrichir. Notre collègue et
amie croit fondamentalement dans le Droit, beaucoup moins dans
la capacité des juristes à trouver les réponses à la hauteur des pro-
blèmes auxquels sont confrontées nos sociétés contemporaines.
D’où une attente et une exigence qui l’ont conduite à interroger les
expériences qui pourraient répondre à sa curiosité, tant dans le
cadre de son propre biculturalisme juridique que dans ceux d’autres
sociétés, sur d’autres continents, voire à d’autres moments de nos
histoires communes. Mais, toujours me semble-t-il, avec une appro-
che pragmatique car la théorie doit servir la pratique, non l’asservir,
et l’objectif est de trouver des solutions concrètement mobilisa-
bles. Elle préfère aussi le fluide au flou, la reconnaissance de la mul-
tiplicité des facteurs interférant dans une décision juridique ou ju-
diciaire au simplisme de la seule herméneutique juridique (Lajoie,
1997). Bref, elle est ouverte aux aventures intellectuelles.
Mais, pour expliquer pourquoi nous avions des raisons de nous
comprendre, il me faut ajouter qu’Andrée dispose d’une rare qua-
lité, quasiment « anthropologique », le respect de l’altérité. Elle a
peut-être fait sienne ce mot d’Antoine de Saint-Exupéry : « si je dif-
fère de toi, loin de te léser, je t’augmente » car la prise en compte de
la différence doit correspondre, me semble-t-il chez notre collègue,
à un enrichissement de soi, de sa culture et des causes qui y sont
associées.
Anthropologue et africaniste, en quoi pouvais-je l’enrichir ? Bien
que bénéficiant d’une formation juridique, je ne partage pas la
croyance d’Andrée dans le droit, et je m’en méfie même (du droit,
bien entendu). Ou plutôt, je me méfie de la conception qu’en ont
les juristes positivistes avec leur (mauvaise) habitude de générali-
ser une expérience singulière de la régulation des sociétés, propre
à un espace-temps particulier, celui des sociétés modernes occi-
dentales.
En tant qu’anthropologue, je considère donc notre « droit »
comme un folk system parmi d’autres, mais pas comme tous les
autres. Son efficacité mais aussi sa capacité de nuisance en font un
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MÉLANGES ANDRÉE LAJOIE
instrument de pouvoir, tantôt de libération et tantôt d’oppression
potentielle, caractéristiques d’un hybride, d’un Janus, à mes yeux
inquiétant, en y associant le modèle d’État qui en est la cause et la
conséquence à la fois.
Andrée Lajoie n’est pas indifférente à ces craintes. À propos du
référendum français sur la Constitution européenne, elle a rappelé
sa méfiance à l’égard de tout pouvoir fédéral (Lajoie, 2005) en rai-
son de sa tendance à monopoliser les compétences déléguées ou
reconnues aux instances fédérées, reprenant le débat souverai-
niste québécois dans lequel je n’entrerai pas ici, faute de compé-
tence. C’est aussi dans le cadre du colloque qu’elle avait organisé
en 1995 à Montréal1 qu’elle m’a donné la possibilité d’illustrer ma
propre rupture épistémologique avec les théories positivistes et de
proposer les concepts alternatifs de juridicité et de multijuridisme
(Le Roy, 1998) sur lesquels je continue à travailler actuellement.
Pour illustrer cet hommage à sa démarche, je vais poursuivre le
débat sur la décolonisation du droit que nous avions entamé, il y a
vingt-cinq ans. À l’échelle internationale, ce débat est resté long-
temps biaisé, voire bloqué, entre repentances et positivismes, donc
en invoquant de mauvais « bons sentiments », d’une part, et le réa-
lisme normatif, de l’autre. Quelques vagues excuses ou regrets rela-
tifs à la traite négrière, au génocide des Indiens caraïbes ou aux
méthodes de colonisation suffisent-ils à légitimer un mode de gou-
vernance étatique qui a impliqué un véritable ethnocide juridique,
c’est-à-dire la destruction plus ou moins systématique de l’ensem-
ble du référentiel de la juridicité des Premières Nations, des Peu-
ples Autochtones, voire même des minorités2, plus généralement ?
1Colloque organisé par le Centre de recherche en droit public de l’Université
de Montréal, les 20 et 21 octobre 1995, sur le thème « Théories et émergence
du droit : pluralisme, surdétermination et effectivité».
2Le cas français est exemplaire, jusqu’à la caricature. Il est ainsi instructif de
comparer la problématique telle que la pose la revue Pluriel-débat au début
des années 1980 (Pluriel-débat 1984) et les choix du dictionnaire de l’alté-
rité et des relations interculturelles vingt ans après (Férréol et Jucquois,
2003). Voir aussi LAJOIE, 2002.
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SUR LE CHEMIN DE KAHNAWAKE
À des affrontements termes à termes, opposant les bons senti-
ments des uns aux (nécessairement) mauvais sentiments des autres,
me paraît maintenant succéder une perspective nouvelle à laquelle
les « études postcoloniales » américaines (Mbembe, 2006) ont donné
une nouvelle notoriété. Dans le contexte induit par la prise de cons-
cience des phénomènes anciens et récurrents de mondialisation,
la question de la décolonisation en tant que processus inachevé,
voire non véritablement initié dans les contextes africains, ne se
pose plus en termes originels, c’est-à-dire induisant une négation
des différences et de la diversité culturelle, donc des divergences
dans la vie juridique au nom d’une continuité territoriale et nor-
mative.
Au contraire, et ce sera la thèse optimiste, je le reconnais, que
je soutiendrai ici ce moment particulier de l’histoire de l’humanité
que nous vivons peut être une opportunité pour penser et organi-
ser la complexité, privilégier le principe de subsidiarité, bref par-
tager une expérience libre et ouverte aux autres de la juridicité
dans la perspective éthique tracée par Andrée Lajoie.
I. DÉCOLONISER LE DROIT, PARI IMPOSSIBLE OU IMPENSABLE ?
La décolonisation du droit passe par un préalable, la connais-
sance des attentes, des pratiques et des besoins des acteurs. Pour y
répondre, l’anthropologue construit des modèles qui, en tant que
représentations simplifiées mais globales des phénomènes étu-
diés, obligent à identifier les enjeux et la portée des choix en cause
(Le Roy, 1999, 2005). On va reconstituer ici la genèse d’une modé-
lisation relative aux droits non étatiques en Afrique noire puis son
application dans le contexte québécois.
A. Un modèle portant sur les droits non étatiques pour
mieux comprendre les situations de terrain
Je reviens donc maintenant aux origines intellectuelles de mon
débat avec Andrée Lajoie. Je venais de publier dans l’Encyclopédie
juridique de l’Afrique un chapitre sur les droits non étatiques auquel
j’avais associé un de mes collègues sénégalais, Mamadou Wane,
pour traiter du droit coutumier islamisé (Le Roy et Wane, 1982).
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