Trois compagnies s’emparent d’œuvres du répertoire, mais rien à voir avec l’adaptation de classiques.
Où il sera plutôt question de « désadaptation » : coupes franches, adjonction de vidéo,
introduction de marionnettes… Les metteurs en scène de ces formes contrastées
présentent au fond une ambition commune : rendre l’étrangeté radicale de ces
histoires connues de tous. Entretiens.
Vous vous inspirez de la pièce de Shakespeare mais vous ne respectez
absolument pas le texte…
Je me sers du thème de la Tempête pour improviser une variation comme le ferait un
musicien avec un standard de jazz. C’est comme si je composais une partition. « La
tempête » est la source et je tente de retrouver le principe d’une transmission orale. Ce
qui m’intéresse, c’est le thème de la vengeance de Prospéro, ce magicien qui abandonne
le pouvoir et choisit la sagesse. Le répertoire classique offre des grandes figures
emblématiques auxquelles on a besoin de se confronter. J’ai donc gardé quelques
figures symboliques, celles d’Ariel, de Caliban… Mon pari, ce n’est pas d’adapter pour
simplifier, mais de rendre cette histoire dans sa complexité même. La langue de
Shakespeare sonne quasiment comme une langue exotique. Rester aveuglément
fidèle au texte, c’est visiter l’œuvre comme on irait au musée. On peut faire ce choix
là et y trouver du plaisir. Ce n’est pas ma conception du théâtre. Je cherche à
retrouver l’étrangeté de cette histoire, et pour cela, j’ai besoin de la trahir.
Vous réunissez des matériaux très différents qui interviennent au
même titre que le texte…
Oui, j’écris avec le plateau en endossant le rôle du magicien-machiniste pour que
s‘active une tempête d‘images, de sons, de mouvements… Il y a une table, un
espace de régie son et lumière, une platine, des caisses, des mannequins… Par
exemple, quand je monte la première scène du naufrage du bateau, j’élimine les
répliques des marins qui n’ont guère d’intérêt et je mets l’accent sur le fracas
sonore, les déplacements dans l’espace et surtout je dévoile non sans ironie les
« trucs » de cette tempête « préparée ». Et tout ceci n’empêche pas que ça
reste un théâtre très identifiable, avec le lever de rideau, les morceaux de
bravoure… Ce n’est pas parce qu’on intègre des matériaux contemporains que
l’on fait ce qu’on veut avec une œuvre. C’est là où c’est intéressant. Le
personnage de Prospero appelle assez naturellement le traitement vidéo : le
jeu de la caméra épouse son don de vision et raconte son désir de contrôle. Il y
a un déplacement du personnage vers la technologie, mais la réciproque est
également vrai. Cette technologie est forcément bricolée, artisanale,
instrument et objet de théâtre.
Qu’est-ce qui dans votre démarche peut être jugé iconoclaste ?
Je crois que s’il y a quelque chose d’iconoclaste, c’est justement ce processus
de fabrication qui vaut ici et maintenant, de manière très provisoire. D’où
l’idée de variation ou de modulation. Je m’efforce d’être dans le présent du
théâtre, de partager cette émotion si singulière qui ne peut exister qu’au
Théâtre. C’est une tentative de ravissement du spectateur qui peut échouer. Le
diable pour moi ce n’est pas l’ennui, c’est la bêtise.
« Avis de tempête », par la compagnie Anabase,
du 9 au 13 mai 2007
En quoi cette version de Blanche-Neige peut dérouter le spectateur qui ne
connaîtrait pas Robert Walser ?
Ce texte est très beau et étrange pour de nombreuses raisons. D’abord il y a un rapport au
temps qui ne relève d’aucune narration traditionnelle. La pièce commence alors que le
conte a déjà eu lieu, mais les personnages en rejouent les enjeux. A quoi s’ajoute le fait
que la pièce prend explicitement le conte comme référence, ce qui installe un espace-
temps tout à fait singulier. Le rapport à ce qui est vrai ne cesse d’être malmené. Ensuite il
y a le drame proprement dit qui, à la différence de la logique des contes, met en scène des
blocages plutôt que des résolutions, ou bien des résolutions en demi-teinte. On est avec
ce texte de Walser dans une incertitude permanente quant à la nature des choses, des
sentiments et des faits, et une incertitude quant au statut même de cette incertitude : est-
ce désespérant ou est-ce un caprice un peu désinvolte ?
Est-ce cette approche du conte qui vous a donné envie de le mettre en
scène ?
Non, je crois que ce qui a présidé au choix de ce texte tient à des choses à la fois
importantes et très subjectives (un mot, qui ne plaît pas forcément d’ailleurs, qui m’a
irritée peut-être, la première fois que j’ai entendu le texte) et très circonstancielles et
hasardeuses. Il faut dire aussi que, bien qu’au final, le texte semble être au cœur du
spectacle, nous avons abordé la pièce (et l’auteur) de biais depuis le début, sans chercher à
reproduire quelque chose de la pièce ou de l’univers de Walser sur scène, mais en cherchant
à produire un objet qui se tienne, qui ait sa cohérence, fût-elle infidèle ou décalée.
Dans quelle mesure Robert Walser incarne à vos yeux une figure
d’indiscipline ?
Certainement d’abord dans la mesure où il ne l’a pas cherché. Il y a cette très belle notion
chez Deleuze qui est celle du « devenir-non-écrivain », qui signe à ses yeux le véritable
écrivain. Le vrai auteur serait celui qui serait réfractaire en permanence à la volonté d’être
Ecrivain, de s’inscrire dans la Littérature, de faire Œuvre. Ne pourrait-on pas parler de Walser
ainsi, et ses « microgrammes » ne sont-ils pas précisément une sorte de matérialisation
exemplaire de cette idée ? Cette écriture minuscule et qui n’était lisible que de lui, sur des rebuts
de papiers, à qui s’adressait-elle ? C’est d’autant plus déroutant, ou indiscipliné si vous voulez,
aujourd’hui, à une époque dominée par une idéologie de l’Auteur, et par la valorisation de « moi »
forts et battants. Il y a une forme d’anonymat, de retrait du monde, une absence d’ambition
pourrait-on dire, chez Walser, qui est en réalité l’un des ressorts, sinon le ressort, de cette « littérature
mineure » magnifiée par Deleuze et Guattari, qui est la véritable littérature révolutionnaire.
« Schneewittchen », par la compagnie les Corps secrets,
du 2 au 6 mai 2007
Qu’est-ce qui fait de Rose un être inattendu ?
Rose est le personnage central de la pièce et au départ, elle incarne la petite fille modèle qui semble littéralement « tourner
en rond » dans un univers suranné. Très vite, suinte une sensation d’ennui profond et de mélancolie, une solitude d’enfance
triste. Alors vont surgir de son esprit rêveur deux anges noirs, incarnations des forces intimes de son imaginaire, de son
inconscient. Une autre figure intervient, un grand chien blanc, très docile qui s’appelle Amour. Celui-là est à la frontière du
domestique et du sauvage, point de frottement de deux mondes où se trouve justement Rose. Et Rose va se frotter au monde
tout en continuant d’avoir très peur à l’idée de quitter sa bulle imaginaire. La force du texte de Gertrude Stein tient justement
au fait qu’il prend le parti d’aborder aussi bien les rêves que les cauchemars de l’enfant.
Mais c’est peut-être moins le contenu que la forme du texte qui risque de déranger…
En littérature, les deux sont indissociables, mais il est vrai que la forme même du texte peut déboussoler. A aucun moment,
Gertrude Stein ne s’ennuie avec les contraintes de narration. « Le monde est rond » est d’abord le récit d’une introspection
et il y a souvent rien à « comprendre » au sens rationnel. Il faut accepter de se laisser entièrement porter par les émotions
profondes et énigmatiques soulevées par le texte. C’est un voyage, délicat et fragile, qui peut paraître difficile pour qui vient
au théâtre voir une histoire claire nette et précise. Mon adaptation reprend des fragments du texte original. Il y a des
morceaux de petites histoires. Je n‘ai jamais privilégié l‘évènement. Les nombreuses coupes que j’ai introduite servent à
construire un parcours pour le spectateur mais sans lâcher la complexité du texte, car j’avais envie de rendre ses multiples
dimensions. Ce qui est en jeu ici, c’est vraiment la force de l’imaginaire et la poésie qui en découle.
Quel est le rôle des marionnettes dans cette adaptation ?
Rose est à la frontière de la poupée et de la petite fille. C’est une
marionnette mais on se demande souvent si elle est Rose ou la
poupée de Rose… Elle prend de plus en plus précisément vie au fur et
à mesure que son regard sur le monde s’aiguise mais il n‘y a pas de
réponse définitive. La marionnette est un instrument qui peut
rapidement déranger car elle fait agir des forces énigmatiques. Les
anges gardiens de rose, ceux qui la manipulent, sont masqués. Ce
masque leur confère une dimension de pantin articulé comme si les
qualités des êtres animés et inanimés s’échangeaient. Ces figures qui
veillent sur Rose représentent ces parts profondes d’elle même, sa
propre obscurité. On est loin des figures mièvres qu’on associe
souvent aux marionnettes pour enfants…
« Rose », par la compagnie AMK,
du 24 au 29 avril 2007
Iconoclastes ?
Rencontre avec Marc Baylet
Un Shakespeare de moins
Qu’est-ce que le Théâtre peut / veut raconter quand il s’empare d’une pièce
aussi exemplaire que « La tempête » de Shakespeare ? Le metteur en scène
Marc Baylet conçoit ses mises en scène comme autant de variations, au
sens musical du terme.
Rencontre avec Diane Scott
Indécidable Blanche-Neige
Ils se marièrent et… c’est à ce moment là que Robert Walser intervient,
reprenant les éléments du conte pour mieux changer l’ordre des choses.
Que veut véritablement Blanche-Neige ? Un trouble énigmatique s’installe.
Nous voilà bien loin de la version édifiante…
Rencontre avec Cécile Fraysse
Fantasmes de fillette
Voyage souterrain au centre d’une petite fille que l’on croyait modèle…
Sur le fil du monde réel qui se déplie, on traverse les images déroutantes de paysages fantasmés.
Une interprétation libre du poème fleuve de Gertrude Stein, « Le monde est rond ».