Johann Heinrich Lambert (1728-1777)1. Le second a consacré son maître ouvrage, le
Nouvel Organon (1764), à l’élaboration d’une épistémologie (Wissenschaftslehre), composée
de quatre parties : la théorie de la simple pensée, ou « dianoiologie », la théorie de la vérité,
ou « aléthéiologie », la théorie de l’expression de la pensée, ou « sémiotique », et enfin la
théorie des apparences sensibles, ou « phénoménologie ». Cette dernière, qui occupe la
deuxième partie du deuxième volume, était définie, pour l’essentiel, comme une discipline
critique servant à prémunir l’entendement contre les apparences. La phénoménologie, écrivait
Lambert, est la « théorie de l’apparence et de son influence sur la rectitude ou la non-rectitude
de la connaissance humaine »2. Bref, le but était de nous préserver de l’influence fallacieuse
de la sensibilité sur notre jugement. Il s’agissait d’étudier les apparences sensibles et en
particulier l’illusion, c’est-à-dire l’apparence en tant qu’elle induit l’entendement en erreur.
Immanuel Kant (1724-1804) s’est approprié le terme dans une lettre fameuse au même
Lambert, datée du 2 septembre 17703. Dans cette lettre, il s’accorde avec Lambert sur le fait
que la métaphysique doit être précédée par une « phaenomologia generalis », dont la fonction
serait de clarifier les lois de l’expérience sensible afin d’éviter que celle-ci « n’embrouille »
les jugements de la raison pure. Bien qu’il lui reconnaisse une certaine autonomie, il voit dans
la phénoménologie une discipline « simplement négative », confinée à un rôle propédeutique.
Il n’est pas difficile de reconnaître dans cette phénoménologie ce qui deviendra, dans la
Critique de la raison pure, l’« esthétique transcendantale » — par opposition aux logiques
formelle et transcendantale qui correspondent à la « dianoiologie » et à l’« aléthéiologie » de
Lambert.
2. Goethe
La Théorie des couleurs de J.W. von Goethe (1749-1832), publiée en 1810, témoigne d’une
attitude très différente, à la fois plus proche de celle de Hume et annonciatrice du mouvement
empirique qui marquera le dix-neuvième siècle4. Avec elle, la description des faits
phénoménaux comme tels n’est plus limitée à un rôle propédeutique et recouvre son
autonomie. Ce choix conduit Goethe à rejeter la conception quantitative de la couleur d’Isaac
Newton (1643-1727). Il déplore l’annexion de la théorie des couleurs à l’optique et préconise
une approche indépendante de la mathématique. L’analyse de Goethe peut sur certains points
sembler plus fine et plus puissante que celle de Newton, puisqu’elle permet d’intégrer des
phénomènes chromatiques purement ou partiellement subjectifs (couleurs « physiologiques »
et « physiques ») comme les ombres colorées, les « couleurs résiduelles » (qui lui permettent
d’établir la notion de couleur complémentaire), etc.
Il s’oppose à Newton sur plusieurs points. Il prétend notamment démontrer que le blanc (la
lumière blanche) n’est pas un composé de toutes les couleurs (que le prisme transparent
décomposerait en ses éléments), mais un phénomène simple dont toutes les couleurs sont des
altérations dépendant du milieu de propagation. L’obscurcissement de la lumière (blanche)
produit trois couleurs fondamentales, le bleu, le rouge et le jaune, dont toutes les autres
couleurs sont des composés.
1 A.N. Krouglov, « Zur Vorgeschichte des Begriffs der Phänomenologie », dans W. Hogrebe (éd.), Phänomen
und Analyse : Grundbegriffe der Philosophie des 20. Jahrhunderts in Erinnerung an Hegels « Phänomenologie
des Geistes » (1807), Königshausen & Neumann, 2008, p. 9-31.
2 K.F. Lambert, Neues Organon, oder Gedanken über die Erforschung und Bezeichnung des Wahren und dessen
Unterscheidung vom Irrthum und Schein, Leipzig, J. Wendler, vol. 2, 1764, p. 218.
3 I. Kant, Lettre à Lambert, Ak X, p. 98.
4 J. von Goethe, Zur Farbenlehre, Tübingen, 2 vol.