disposent pas du terme « raison pratique ». Il s’agit bien pourtant de définir quelque chose
d’analogue à cette raison pratique. Il s’agit de déterminer cette raison qui donne du sens. En effet,
ce qui a du sens a le mériter de se présenter comme universel. La science est donc ici à comprendre
en son sens large, universel et non pas au sens de telle ou telle science particulière.
Mais pourquoi les arts sont-ils alors associés à la science ? Tout d’abord parce qu’on les pratique
également pour eux-mêmes. L’art possède sa propre finalité. L’art est une connaissance qui fait
découvrir, prospecter et comprendre la nature humaine. N’importe quelle œuvre d’art fait découvrir
à sa manière le monde, elle montre la réalité de manière autre. Le peintre ou l’écrivain ne font pas
simplement une glorification trompeuse de la réalité à travers leurs peintures ou romans, mais nous
disent quelque chose de vrai. La beauté de l’art n’est jamais complètement fictive ou fantasmatique.
Elle montre bien quelque chose d’humain et de proprement intérieur. L’art est donc bien, à sa
manière propre, une connaissance de la nature et de la nature humaine.
La notion de progrès
Le progrès n’a plus la signification et le sens que lui donnaient les philosophes des Lumière.
Pour les penseurs des Lumières, le progrès désignait bien une progression. Aujourd’hui, il n’a
désormais plus le sens d’une progression ; il est devenu autre chose. Mais comment Jünger
explique-t-il plus précisément cette mutation de la signification du progrès. Ernst Jünger vit entre
deux régimes, entre deux époques, à savoir celle de l’empire prussien dont il reste des traces
féodales et cet autre monde qui est en train de naître avec la deuxième guerre. Que dit Jünger de cet
ordre ancien ? Que visent ces régimes anciens ? Jünger émet le constat qu’il s’agit les plus souvent
de régimes dynastiques construits tout à fait différemment de nos sociétés. Dans ces régimes,
l’empereur est le dépositaire de toute une tradition et de sa connaissance. Dans les guerres menées
par de tels régimes, les hommes sont économisés. Au contraire, dans la guerre contemporaine et
dans les régimes contemporains, il n’y a aucune économie : on assiste à une mobilisation totale. Si
dans les régimes anciens il y avait des limites, on assiste avec les guerres modernes à une
mobilisation totale. Ce qu’il faut ici relever c’est que la configuration ancienne disparaît au moment
où naît la démocratie. Que se passe-t-il au juste avec l’avènement des démocraties ? La démocratie
c’est l’avènement d’un gouvernement gestionnaire. Ceux qui dirigent l’état sont alors
essentiellement des hommes de calcul. Ces calculs sont stratégiques et visent certaines fins qui
répondent aux intérêts d’une classe dominante, à savoir la bourgeoisie. Autrement dit, un élément
clé des sociétés modernes est la conscription. Pourquoi est-ce un élément si important ? La
conscription est un élément important dans la mesure où elle fait de tous les hommes des soldats,
soldats d’une nation dont la visée finale est le travail. Le travail est ce qui définit le citoyen des
sociétés modernes. L’homme n’est donc plus qu’un soldat qui doit se mobiliser, tant sur le plan
économique que sur celui d’une guerre, qu’elle soit civile ou entre états. On pourrait croire que ces
deux manières d’être un soldat sont différentes. En réalité, elles ne le sont pas. En effet, les hommes
d’affaires qui produisent les armes sont bien ceux qui font le plus de bénéfices. Ces hommes se
vendent des armes mutuellement. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que les soldats morts
par millions sont doublement victimes. Ils meurent à la guerre comme ils meurent pour les
industriels qui produisent les armes. En d’autres termes, la production de biens de consommation
est intimement liée à l’industrie de guerre et nos économies modernes sont bel et bien des
économies de guerre. On entre alors dans une autre perspective où les biens de consommation ne
sont plus conçus comme des biens durables. Il ne s’agit plus de conférer une certaine présence, une
consistance emblématique aux choses. Autrement dit on est dans une perte de style et,
corrélativement, dans le culte de l’éphémère. Rien ne dure et rien n’est fait pour durer. Or la
consommation d’objets et de choses éphémères engendre l’oubli. Dans nos sociétés industrielles
avancées, le phénomène de l’oubli s’accentue : il s’agit de ne rien mémoriser. Autrement dit, nous
vivons dans une société sans mémoire qui ne vit plus le temps dans la durée mais dans le flux (le
flux des biens, le flux des capitaux, etc.). En effet, les biens de consommation sont faits pour ne pas
durer et l’argent est fait pour circuler. La valeur de l’argent est elle aussi éphémère et la dévaluation
est un processus incessant. C’est alors l’anticipation d’une société du gaspillage ou de la dépense
constante qui se doit, en tant que telle, d’organiser la rareté.