Rien à voir avec Dionysos ? Esther Duflo, économiste du

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Rien à voir avec Dionysos ? Esther Duflo, économiste du développement à la carrière universitaire fulgurante, exerce un empirisme minutieux et proprement microanalytique. Elle travaille à repérer les mécanismes psychologiques ou cognitifs qui maintiennent dans la pauvreté ou y enfoncent, ou qui au contraire, moyennant une stimulation économique minimale, permettent aux individus de surmonter la pauvreté et de se (ré)insérer dans l’économie globale. Son audience est grande, notamment aux Etats-­‐Unis, où elle appartient à un organisme de conseil sur les questions de développement, auprès du Président Obama. Son efficacité se mesure entre autres à sa capacité de lever des fonds pour soutenir ses recherches et combattre la pauvreté sur terre. Son renom est immense, et on lui attribue une influence réelle sur la marche même du monde. Ses revenus sont à la hauteur, paraît-­‐il, de ce succès, et certains bons esprits s’en irritent comme d’une contradiction. En me rendant à l’une de ses conférences1, j’avais l’esprit prévenu par l’idée que la pauvreté n’est pas nécessairement chose à combattre : il s’agit parfois d’un idéal ascétique que le pape François ou des religieux bouddhistes, voire quelque gardien de chèvres ex-­‐soixante-­‐huitard ou tel moderne « décroissant » s’emploient à cultiver aujourd’hui comme on faisait hier ; d’autre part, les outils qui la mesurent (ou la mesuraient : on constate des progrès récents en ce domaine, en termes d’indices de satisfaction) ne tiennent compte que d’équivalents monétaires (PIB, etc.), sans les référer aux prix locaux des denrées, aux modes de vie, aux particularités sociétales et climatiques. Telle population guinéenne vient à peine d’entrer dans les échanges monétaires, et s’en passait fort bien jusqu’ici, non sans grand travail et vives tensions. Elle vivait et mangeait à satiété de ses rizières et de ses palmiers à huile dans un système de distribution qui limitait tout accaparement du pouvoir et des richesses2. Entrer dans l’économie globale, cela signifie pour de telles sociétés vendre (généralement à des prix dérisoires) leurs terres, leurs ressources vivrières, leur liberté, leur énergie propre, leur santé et leur culture, pour se rendre dépendantes des fluctuations monétaires et des produits d’ailleurs, OGM surfacturés notamment. Et je soupçonne que c’est bien là ce que le capitalisme global attend de la prétendue résorption de la pauvreté : mettre la main sur les terres et les richesses non encore comptabilisables et absentes des marchés financiers, les broyer au hache-­‐viande qui leur fera saigner des milliards actuellement dormants mais susceptibles d’irriguer à court terme une économie cannibale : l’économie libérale s’était trouvée récemment en panne de nouvelles frontières à conquérir, tout juste relancée par l’exploitation des gaz de schiste avec ses gigantesques remuements du sous-­‐sol, mais elle sera bientôt dopée, sans doute, par le TAFTA qui saignera l’Europe, mettant à prix tout ce qui était bien commun. Mes préventions ne m’avaient pas trompée, mais ce qui m’a frappée d’emblée, c’est, dois-­‐je l’avouer, la faiblesse rhétorique et méthodologique du propos et la forme même de l’exposé : aidée de la projection d’un powerpoint, dont l’orthographe était plus qu’imprécise, pour lister quelques observations comportementales, l’oratrice multipliait les fautes de syntaxe, les chimères linguistiques involontaires (le « cheval de lance » ?) et les détournements sémantiques (ainsi une « tentation », pour un pauvre, c’est acheter ce qui ne le satisfera qu’une fois – des cacahuètes – au lieu de se procurer un bien durable qui lui permettra de projeter une satisfaction dans l’avenir – un téléviseur par exemple : 1 Mercredi 25 juillet à Paris. 2 Voir Odile Journet-­‐Diallo, Les créances de la terre. Chroniques du pays Jamaat (Joola de Guinée-­‐Bissau), Turnhout : Brepols, 2005 (BEHE, Sciences religieuses, 134). en contexte chrétien, on voit bien que le mal radical, c’est ici ne pas consommer les produits du marché). Négligence très américaine peut-­‐être, l’essentiel étant certes l’objet même de l’exposé et sa portée pratique immédiate. Mais une oreille comme la mienne avait de quoi être blessée, quand surtout les références culturelles aussi, sous couvert d’efficacité démonstrative, se révélaient à la fois prétentieuses malgré le ton direct, négligentes et fausses. L’oratrice faisait appel au mythe de Cassandre comme à une référence partagée immédiatement compréhensible : Cassandre prédit le malheur et n’est pas entendue. Malheureusement, ce mythe était obstinément référé à l’Iliade, alors que l’Iliade ne nomme Cassandre qu’une seule fois, pour faire d’elle « la plus belle des filles de Priam », le roi de Troie (XIII, 363). L’Odyssée, de son côté, ne connaît que son assassinat de la main de la reine Clytemnestre, lorsqu’elle échoue en captive de guerre aux foyers du roi Agamemnon (XI, 422). La Cassandre devineresse semble bien être une création postérieure à l’Iliade, et c’est Eschyle qui l’immortalisa dans son rôle tragique. Admettons pourtant que ces maladresses n’auraient pas dû nous choquer. Que restait-­‐il à approuver ? Si j’avais eu le cœur à « poser une question », j’aurais commencé par applaudir à l’usage du « on » ou du « nous », qui plaçait les comportements cognitifs du « pauvre » au niveau de ceux de tout un chacun, dans une pleine et compréhensible « normalité » : il est normal par exemple que, privé de toute perspective d’avenir, « on » finisse pas se laisser aller, etc. Cela est vrai de « nous » (les riches ou non-­‐pauvres) comme des autres (les « pauvres », souvent Indiens : altérité oblige !). Quelle grandeur d’âme, que de concéder cette excuse aux « pauvres » ! Certes ! Mais en disant cela, est-­‐il sûr qu’Esther Duflo ait bien analysé la pauvreté plutôt qu’un symptôme de frustration susceptible de toucher les milliardaires aussi bien que les miséreux ? L’impensé, cela restait précisément la pauvreté elle-­‐même. On nous renvoyait à des situations extrêmes, à la faim, à l’insécurité totale, choses que l’oratrice, il faut l’admettre, avait étudiées de près et que « vous », suggérait-­‐elle, n’imaginez même pas : mais, face à ces situations d’exception, que restait-­‐il du « on » et du « nous » qui faisaient des pauvres nos égaux sous le rapport des processus cognitifs de l’humanité ordinaire ? Si, au lieu de ne mesurer la pauvreté qu’à la capacité de consommer3, Esther Duflo l’avait rattachée à ses causes actuelles, il eût été possible d’analyser tout autrement ce « nous » bienveillant : en vérité, « nous » tous, les humains, nous sommes aujourd’hui des naufragés sur le radeau « Terre » en perdition. Hier Fukushima, aujourd’hui une gigantesque inondation, demain un cyclone inouï, après-­‐demain la disparition des polders et des mangroves, tandis que guette Ebola et que pleuvent les bombes ici ou là… chaque « catastrophe » 4, quels que soient les efforts de « gestion » des crises, arrache des grappes de survivants à ce qui faisait leur sol, leur aliment, leur sécurité, leur insertion dans le temps long, pour les jeter de plein fouet dans la tempête dévastatrice du néo-­‐libéralisme. Je voudrais emprunter ici à l’Antiquité une tout autre image de notre solidarité, à nous les nantis d’aujourd’hui, avec les « pauvres » du monde entier : nous sommes tous des « boot-­‐people », sous l’œil ironique et le pied impitoyable d’un Dionysos écrasant les chairs comme on foule le raisin pour en faire jaillir le jus noir. Comme les pirates livrés par le dieu aux hallucinations qui les précipitent dans la mer couleur lie-­‐de-­‐vin, nous sommes tous aujourd’hui les jouets d’un foulage planétaire, 3 Notons, sous ce rapport, qu’il n’y a pas lieu de s’étonner qu’une seule année de scolarisation suffise à accroître mathématiquement les chances de « développement » des individus : l’alphabétisation enseigne d’emblée à quitter la tradition pour « s’adapter » au marché global, et apparaître, de ce fait, dans sa comptabilité. 4 Dont on ne doute plus, aujourd’hui, que les causes soient anthropiques. celui du néo-­‐libéralisme que les analyses d’Esther Duflo, malgré les bons sentiments qui les guident, renforcent à coup sûr pour lui livrer les terres et les chairs restées indemnes de son emprise. Il ne nous resterait alors qu’à nous jeter dans la tourmente – on ne résiste pas au dieu, disent les légendes – en espérant nous métamorphoser en dauphins et apprendre, si Dionysos y consent, à nager en eaux profondes… ?5 Renée Koch Piettre, Juillet 2014 5 Voir le beau montage vidéo sur le foulage du raisin, avec inclusions presque subliminales d’images de boot-­‐people, et référence à l’Hymne homérique à Dionysos, de Phoebe Giannisi, « Nothing to do with Dionysos », 2013 (en collaboration avec Zissis Kotionis), http://phoebegiannisi.net/en/p.php?id=16. 
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