Les déraisons de la raison - Espace Culture - Lille 1

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LNA#59 / cycle raison, folie, déraisons
Les déraisons de la raison
Par Robert LOCQUENEUX
Professeur émérite à l’Université Lille 1, UMR « Savoirs, Textes, Langage »
(CNRS, Universités Lille 1 et Lille 3), Centre d’histoire des sciences
et d’épistémologie de Lille 1
En conférence le 14 février
Entrée en matière
T
out le monde sait que Galilée fut condamné par l’Inquisition pour avoir affirmé que la Terre tourne, alors
qu’à la prière de Josué Dieu arrêta la course du Soleil. Ce que
tout le monde ne sait pas, c’est qu’en ne s’en tenant pas au sens
littéral de la Bible, Galilée suit Saint Augustin qui pensait,
en son temps, que les Saintes Écritures « n’ont jamais eu
comme but de nous enseigner les sciences astronomiques ».
Au XVIIème siècle, face à l’intégrisme religieux qui veut que
l’on s’en tienne à la lettre de la Bible, naissent dans les églises
protestantes et catholiques différents courants de pensée
exégétique. On n’y croit plus que Moïse a écrit la Genèse sous
l’inspiration divine mais on s’interroge sur la composition de
ce texte à partir de sources diverses, sur le sens littéral ou
symbolique de ses différentes parties et sur leurs contradictions ; le Tractatus de Spinoza sort la recherche exégétique
des cercles religieux.
Mais, avant de nous interroger sur ce qu’en pensent les plus
illustres savants des XVIIème et XVIIIème siècles, le physicien
Newton, le naturaliste Linné, les chimistes Boerhaave et
Venel, donnons-nous quelques repères que nous prendrons
chez Fontenelle et Voltaire. Dans L’origine de la fable (1724),
Fontenelle nous dit que, dans les premiers siècles du monde,
les premiers hommes, ignorants et barbares, ne virent autour
d’eux que prodiges et que les récits qu’ils firent à leurs enfants,
exagérant leurs exploits, y mirent du faux merveilleux. Et,
lorsqu’il y eut de la philosophie en ces siècles grossiers, celle-ci
a beaucoup servi à la naissance de la fable. Qu’en est-il d’Adam
et Ève, du déluge, de Noé et du récit des premiers âges par
Moïse ? Pour le lecteur, il est difficile de croire qu’il n’en est
pas de la Genèse comme des mythes des grecs, des amérindiens, etc., mais Fontenelle ne cherche pas à nous pousser
dans de telles voies, il écrit que nous avons été préservés de
ces erreurs « parce que nous sommes éclairés des lumières de
la vraie religion ». Fontenelle est-il sincère ? Qu’importe, nous
jugeons un texte écrit et publié en un temps où, en la matière,
la prudence est de mise. Dans son asile de Ferney, Voltaire
peut tenter « d’écraser l’infâme », aussi, dans le Dictionnaire
philosophique (1770) et dans les Questions sur l’Encyclopédie
(1774), montre-il la fausseté des prophéties et des miracles,
les incohérences, les contradictions… de la Genèse : sous sa
plume, l’histoire d’Abel et Caïn n’est qu’une fable aussi
exécrable qu’absurde. « C’est le délire de quelque malheureux
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Juif, qui écrivit ces infâmes inepties à l’imitation des contes
que les peuples voisins prodiguaient dans la Syrie. »
Newton, du système du monde au Dieu de l’Ancien
Testament
Au siècle des Lumières, l’étude des sciences physiques
et naturelles semble être une voie qui conduit à l’amour de
Dieu, d’où cette réflexion de Voltaire : « Les physiciens sont
devenus les hérauts de la providence : un catéchiste annonce
Dieu à ses enfants, et un Newton le démontre aux sages ».
Mais, si, au bout de ses recherches de physique, Newton
a retrouvé Dieu, il ne l’avait guère perdu de vue depuis son
enfance ; attaché à la lettre de la Bible comme en ses jeunes
années, il est hostile à toute critique de la lettre de la Bible,
et l’idée qu’on puisse y trouver des incohérences ou des contradictions lui était inadmissible. Aussi, Voltaire a-t-il raison
d’écrire : « Les plus grands génies peuvent avoir l’esprit faux
sur un principe qu’ils ont reçu sans examen. Newton avait
l’esprit très-faux quand il commentait l’Apocalypse ». Dans
Les principes mathématiques de la philosophie naturelle (1687),
Newton démontre l’existence d’action à distance entre le
Soleil et les planètes, des actions que la physique ne peut
expliquer, aussi en cherche-t-il les raisons dans le concours de
Dieu qui agit instantanément sur toute chose par l’entremise
de l’espace, lequel est, en quelque sorte, son organe des sens.
Ce propos tient à la théologie naturelle, nous ne le retiendrons
pas pour illustrer les déraisons de la raison ; il n’en est pas de
même pour ceux qui suivent, ils ont la déraison de faire entrer
le récit mosaïque dans des traités de physique : dans le Traité
d’optique, Newton nous dit que la véritable religion, celle de
nos premiers pères, est celle de Noé et de ses enfants et que
celle-ci, comme toute religion, a subi un cycle de corruption
et fut restaurée par Moïse chez les juifs, puis qu’à nouveau
corrompue, le Christ la restaura, mais qu’après plusieurs siècles
d’existence, le christianisme fut corrompu et versa dans un
polythéisme de fait avec le culte de la Trinité : Newton est
unitarien, ainsi appelle-t-on ceux qui nient la divinité du
Christ et l’existence de l’Esprit Saint.
Lorsque la Bible sert de cadre à l’histoire naturelle :
Linné
On doit à Linné la nomenclature binomiale des plantes, selon
le genre et l’espèce, et un système de classification des végé-
cycle raison, folie, déraisons / LNA#59
taux fondé sur le nombre et la disposition des organes sexuels
visibles de la fleur. On lui doit aussi un Discours sur l’accroissement de la terre habitable (1744) qui, déraisons de la raison,
est fondé sur le texte de la Genèse pris au pied de la lettre.
Il y est écrit que « Dieu planta un jardin en Éden » et
qu’Il « façonna du sol toutes les bêtes des champs et tous les
oiseaux du ciel, et les amena à l’homme pour voir comment
il les appellerait : le nom que l’homme donnerait à tout être
vivant serait son nom ». Linné part de là pour esquisser sa
vision de l’origine du monde et poser son étude de la propagation, de la conservation et de la destruction de chacun des
règnes minéral, végétal et animal. D’entrée, Linné affirme sa
croyance : « […] grâce à la révélation que Dieu a créé un seul
couple humain, […] Moïse raconte que Dieu les a placés au
Jardin d’Éden et qu’en ce lieu, Adam a nommé chacun des
animaux ». Linné en déduit que, dès la création du monde,
la partie immergée du globe n’avait qu’une faible étendue
puisque, si cette étendue avait été aussi grande qu’aujourd’hui,
« il aurait été difficile à Adam, et même impossible, de
découvrir chacun des animaux. Ceux-ci, en effet, poussés
par leur instinct, se seraient dispersés bientôt dans toutes les
directions ». Linné enrichit et justifie cet exposé, inspiré du
récit mythique de la Création, par l’histoire naturelle. Qu’il
y ait un accroissement constant de la terre habitable, Linné
le constate sur plusieurs points du globe : le phénomène se
produit de son temps en Bothnie orientale et septentrionale ;
en outre, la présence d’innombrables coquilles de bivalves,
trouvées sur de hautes montagnes de calcaire, démontre que
la mer fut présente en ces lieux.
l’histoire de cet art, puisée dans des sources égyptiennes ou
grecques, est revue et corrigée selon le récit de la Genèse. Pour
fixer les débuts de cette partie de la chimie qu’est la métallurgie,
Boerhaave part du récit de la Genèse : « [la métallurgie] a
été aussi très-cultivée par les hommes qui ont vécu avant
le Déluge : car Tubal-Cain, qui est le véritable Vulcain
des anciens, fils de Lamech & de Zillah, le huitième homme
après Adam, sut si bien préparer le cuivre & le fer qu’il en forma des ustensiles (Genes. IV. 22). » Et si les premiers hommes
apprirent cet art difficile, « c’est que les Anges devinrent
amoureux des femmes, qu’ils descendirent vers elles, & leur
enseignèrent tous les ouvrages de la nature ».
Du retour à la raison : Venel, chimiste & encyclopédiste
En 1753, Venel publie l’article Chimie de l’Encyclopédie, il y
aborde l’histoire de la chimie en en balayant le merveilleux,
que celui-ci ait sa source dans les mythologies antiques ou dans
la Bible. Prônant le retour de la raison, il expose de manière
critique « le labyrinthe des antiquités chimiques […], ces
énormes toiles que l’érudition a si laborieusement tissées ». Il
montre la folie de ceux qui croient que, pour y retrouver des
procédés chimiques admirables, il ne s’agit que de développer
les fables anciennes et de les dégager de leur alliage poétique.
Mais tel est encore, au siècle des Lumières, l’intérêt pour
l’histoire fantasmée de la chimie antique que Venel se
sente obligé de l’explorer en détail pour en montrer la
déraison.
De l’utilité du récit de la Genèse dans l’histoire de la
chimie pour Boerhaave
Pour les chimistes des siècles classiques qui recherchent une
reconnaissance académique, l’histoire de leur art est gênante
car elle est remplie de merveilleux ; elle s’inscrit dans différentes légendes liées aux mythologies ; mais elle leur paraît
nécessaire : ils sont empiristes et elle est pourvoyeuse de
phénomènes qui ressortent des pratiques des mineurs, forgerons,
médecins, etc. Aussi convient-il d’en établir les vérités en l’insérant dans une histoire vraie du monde et de l’homme : celle
qui nous est donnée par le récit de Moïse. Cette déraison ne
serait pas l’objet de notre propos, si elle n’était le fait d’un
savant célèbre dont les recherches sont marquées au coin de
la raison. Dans les Éléments de chymie (1754) de Boerhaave,
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