L'ÉCOLE ET LA PHILOSOPHIE
Études réunies et présentées
par
Jean Lombard
L'HARMATTAN
@L'Harmattan 2007
S-7 rue de l'École Polytechnique; Paris Se
www.librairieharmattan.com
harmattanl~wanadoo.IT
diffusion.harmattan~wanadoo. IT
ISBN: 978-2-296-03195-1
EAN: 9782296031951
INTRODUCTION
Enseigner la philosophie ou simplement être philosophe, que
l'on se définisse soi-même comme tel ou que l'on se trouve
investi de ce titre par l'institution, suppose, ou à défaut finit par
conférer, une sorte d'endurance àjustifier la philosophie. Peut-
être même faudrait-il voir dans cet exercice toujours inachevé
l'indication d'une condition commune à tous ceux qui à un titre
ou à un autre se consacrent à la philosophie. Ce trait original,
qui va bien au-4elà du simple désir que génère toute spécialisa-
tion d'assurer ses défense et illustration, tient sans doute à la
nature et à l'objet même de la discipline philosophique, remise
en cause et refondée chaque fois qu'est tentée en son nom une
pensée nouvelle, car si modeste que soit son ambition, celle-ci
implique à un égal degré la continuité avec la philosophie déjà
faite, dont nécessairement elle se recommande, et la liberté de
s'en détacher pour venir elle-même à l'existence.
En ce sens, chaque démarche engage en même temps que sa
validité propre la philosophie tout entière, et c'est ce qui rend si
difficiles les commencements: si le statut de débutant qui est
surtout celui des lycéens est si inconfortable et s'il soulève dans
la pratique tant de problèmes pédagogiques, ce n'est pas en
raison des seules conditions dans lesquelles est dispensé et reçu
cet enseignement, mais parce qu'il s'agit d'une activité qui est
par nature irréductible à des phases élémentaires ou à des étapes
préparatoires. L'entrée en philosophie ne se fait que d'un pas
décidé et presque soudain qui est la marque de l'immédiateté,
instituant un contraste riche de sens entre ce début ponctuel et le
8L'École et la philosophie
« grand détour» l, selon l'appellation de Platon, qui initialement
le rend possible. S'il n'y a pas de paideia sans une propaideia,
il n'y a pas davantage de moment de transition, de phase
intermédiaire entre ce qui n'est pas encore philosophique et ce
qui, au-delà d'une certaine limite, l'est déjà devenu.
Ce principe est transposable à l'organisation de la scolarité:
le débat récurrent sur l'introduction de la philosophie par degrés
avant la terminale en est l'illustration et Bergson a bien montré
que la philosophie enseignée avant l'heure est « déflorée» plu-
tôt que préparée car ce qui en elle peut attirer les élèves, c'est
justement« qu'elle leur est présentée tout d'un coup, en bloc »2.
La philosophie requiert des conditions préalables mais n'arrive
à l'existence que pleine et entière. On ne peut pas, disait Jean-
Paul Sartre, « déblayer le terrain avant», car « le déblaiement,
on le fera au nom de quoi? »3. C'est du reste ce qui rend aussi
incertaine la frontière entre la philosophie et sa détermination
scolaire: la distinction entre une philosophie en quelque sorte
pensante et celle qu'enseigne l'institution n'a, de ce point de
vue, aucun sens, même lorsque la réalité met en évidence jour
1Platon, La République, 535 d, 503 c-504 a, et Phèdre, 274 a. Le cursus des
études philosophiques selon Platon n'a évidemment rien de comparable, ni
dans son organisation ni dans sa finalité, avec les modalités contemporaines
de l'enseignement de la philosophie au niveau scolaire et même universitaire.
En revanche il met en évidence l'ambiguïté de la notion de prérequis et la
nécessité de fonder la philosophie sur une expérience suffisante, consistante et
diversifiée d'autres conquêtes de la raison (cf République, 521 c sqq.).
2Bergson, Mélanges, P.U.F., 1972, pp. 568 à 571 (discussion à la Société
Française de Philosophie du 18 décembre 1902). Bergson aborde aussi, à cette
occasion, deux questions aujourd'hui très en vogue: l'enseignement de la
philosophie aux enfants, qu'il écarte d'emblée, tout en jugeant souhaitable que
les enfants soient amenés à« se poser à eux-mêmes fût-ce sous une forme très
vague quelques-uns des problèmes dont la philosophie cherche la solution »,
puis la part des acquis méthodologiques dans l'enseignement philosophique,
c'est-à-dire de l'apprentissage de la réflexion générale, qui ne doit pas faire
oublier que «la philosophie a toujours été avant tout l'étude de la réalité
concrète ».
3J.-P. Sartre, « Sur l'enseignement de la philosophie », entretiens de février
1980, Cahiers philosophiques, n° 6, C.N.D.P., avril 1981.
Introduction 9
après jour l'existence dans les classes d'obstacles de tous ordres
presque infranchissables.
Dès lors, il n'y a pas de différence de nature entre la défense
de la philosophie dont Socrate est constamment préoccupé et
celle qu'opposent de leur mieux les professeurs de nos lycées
aux critiques du moment, ou même au refus de leurs élèves, qui
ne seraient pas demandeurs, comme on dit à présent. On voit
bien dans les Dialogues de Platon que la tâche de Socrate ne se
limite pas à entraîner ses interlocuteurs dans l'examen raisonné
de telle ou telle question. Il s'agit pour lui d'instituer un espace
discursif, une sorte de protocole durable garantissant l'échange
rationnel. Or ce combat est très loin d'être gagné d'avance. Les
affrontements sont nombreux et il apparaît, bien souvent, que
certains veulent surtout discourir et tenter d'imposer en force
leurs arguments et leurs prises de position. À plusieurs reprises
- pensons par exemple au Gorgias et au Protagoras - il s'agira
pour le maître de trouver le moyen de donner une chance à une
dialectique encore mal assurée et incapable de répondre à la
question posée, de s'imposer devant une sophistique maîtresse
d'elle-même et prétendant détenir la vérité: c'est même tout le
risque sublime que décrivent les dialogues aporétiques. Entre
ces deux voies opposées, Socrate doit assurer la prééminence de
celle qui est capable de « tirer l'âme hors de ce qui devient vers
ce qui est »1. En d'autres termes, il a en même temps à conduire
la recherche du vrai et à imposer par la persuasion la philoso-
phie elle-même à tout ce qui vient lui faire obstacle: les ruses
des Sophistes, certes, mais tout autant les fausses évidences, les
apparences trompeuses, la séduction des sens, les préjugés tena-
ces, les somnolences de l'esprit, le vide méthodologique, les
propositions de tous ceux qui, tel Calliclès, rêvent d'un débat
plus expéditif.
Et que dire de cette tâche socratique quand il faut la mener à
bien dans les lycées d'aujourd'hui, quand le désir de dialoguer
ne s'exprime guère et, plus encore, quand ce sont les problèmes
des cités et non plus de la Cité qui en constituent l'arrière-plan?
1Platon, La République, 521 d.
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