8L'École et la philosophie
« grand détour» l, selon l'appellation de Platon, qui initialement
le rend possible. S'il n'y a pas de paideia sans une propaideia,
il n'y a pas davantage de moment de transition, de phase
intermédiaire entre ce qui n'est pas encore philosophique et ce
qui, au-delà d'une certaine limite, l'est déjà devenu.
Ce principe est transposable à l'organisation de la scolarité:
le débat récurrent sur l'introduction de la philosophie par degrés
avant la terminale en est l'illustration et Bergson a bien montré
que la philosophie enseignée avant l'heure est « déflorée» plu-
tôt que préparée car ce qui en elle peut attirer les élèves, c'est
justement« qu'elle leur est présentée tout d'un coup, en bloc »2.
La philosophie requiert des conditions préalables mais n'arrive
à l'existence que pleine et entière. On ne peut pas, disait Jean-
Paul Sartre, « déblayer le terrain avant», car « le déblaiement,
on le fera au nom de quoi? »3. C'est du reste ce qui rend aussi
incertaine la frontière entre la philosophie et sa détermination
scolaire: la distinction entre une philosophie en quelque sorte
pensante et celle qu'enseigne l'institution n'a, de ce point de
vue, aucun sens, même lorsque la réalité met en évidence jour
1Platon, La République, 535 d, 503 c-504 a, et Phèdre, 274 a. Le cursus des
études philosophiques selon Platon n'a évidemment rien de comparable, ni
dans son organisation ni dans sa finalité, avec les modalités contemporaines
de l'enseignement de la philosophie au niveau scolaire et même universitaire.
En revanche il met en évidence l'ambiguïté de la notion de prérequis et la
nécessité de fonder la philosophie sur une expérience suffisante, consistante et
diversifiée d'autres conquêtes de la raison (cf République, 521 c sqq.).
2Bergson, Mélanges, P.U.F., 1972, pp. 568 à 571 (discussion à la Société
Française de Philosophie du 18 décembre 1902). Bergson aborde aussi, à cette
occasion, deux questions aujourd'hui très en vogue: l'enseignement de la
philosophie aux enfants, qu'il écarte d'emblée, tout en jugeant souhaitable que
les enfants soient amenés à« se poser à eux-mêmes fût-ce sous une forme très
vague quelques-uns des problèmes dont la philosophie cherche la solution »,
puis la part des acquis méthodologiques dans l'enseignement philosophique,
c'est-à-dire de l'apprentissage de la réflexion générale, qui ne doit pas faire
oublier que «la philosophie a toujours été avant tout l'étude de la réalité
concrète ».
3J.-P. Sartre, « Sur l'enseignement de la philosophie », entretiens de février
1980, Cahiers philosophiques, n° 6, C.N.D.P., avril 1981.