LE PROJET
Catherine Nicolas
_Tu dis être hanté depuis longtemps par le mythe
d’Amphitryon. Pourquoi ce mythe t’intéresse-t-il ou
résonne-t-il intimement en toi ?
Hervé Dartiguelongue
_La première fois que j'ai lu Amphitryon, je l'ai tout de
suite raccordé à un souvenir de mon enfance :
Quand j'étais petit, j'habitais à la campagne et j'ai le
souvenir très fort d'un soir où mon père m'a demandé
d'aller chercher du vin dans une grange, dehors. Entre
la maison et la grange, une cour avec des cailloux, de
la terre, un robinet d'eau aussi, des arbres et au-des-
sus un fil électrique qui reliait la maison et la grange.
Au-dessus du fil, l'immensité du ciel. Et moi, au milieu
de tout cela, perdu, la peur au ventre, ne sachant ce
qui pouvait arriver: en haut l'immensité, à droite l'in-
connu (la grange qui me faisait peur la nuit), à gauche
le connu (ma maison). S'il y avait eu des spectateurs
ce soir-là, j'aurais pu jouer toute la pièce. Pour moi,
c'est ce choc qui m'émeut dans Amphitryon, cet état aigu
qui se créé quand l'individu est en butte avec ce qu'il ne
comprend pas: qui sommes-nous? Qui sommes-nous au
milieu de tout cela ? Comment “être” au milieu de tout
cela ? Peut-on “être” au milieu de tout cela ?
Le mythe d'Amphitryon m'intéresse parce qu'il est
iconoclaste. Il dépeint une société où les êtres humains
vivent au quotidien des rapports de domination :
homme-femme, maître-esclave, homme-croyances,
citoyen-cité. A partir de ces données, Jupiter et
Mercure agissent comme des perturbateurs. Ils invitent
protagonistes et spectateurs à une expérience où les
principes de domination sont amenés à leur
paroxysme ou sont au contraire renversés. Pour ce
faire, ils utilisent la manipulation et l'humiliation comme
outils. Que cache cette expérience : un jeu cruel, une
leçon, une démonstration de pouvoir ? Toutes ces
choses à la fois ? Peut-on espérer qu’une prise de
conscience viendra clore l’expérience et que les
victimes en sortiront grandis? Les personnages sont
amenés, malgré eux, vers la question fondamentale
qu'énonce Sosie : est-il en ton pouvoir de me dire ce
que je dois être ? Ainsi se pose la question du rapport
de l'Homme face à la cité, à l'autre et au- delà, à sa
propre liberté.
Ce mythe est un carnaval où sont mises à nu toutes
les peurs et les interrogations de l'Homme en butte
avec l'espace social. L'espace du théâtre devient le
lieu de l'inconscient, du retour du refoulé déclenché
par cette folle histoire où les dieux descendent sur
terre. Le fantastique intègre cette société et en dévoile
l’absurdité et la cruauté.
Le mythe m'intéresse aussi car j'y vois comme une
interrogation sur l'idée même du théâtre et de la repré-
sentation : le théâtre n'est-il pas en soi une manipula-
tion de la réalité ? Il s'agira pour moi d'aller jusqu'au
bout de ce trouble, de cette magie que propose
Amphitryon.
Ainsi, c'est cette ambiguïté du mythe qui me fascine,
un mythe où est mise en place une machine à faire
rêver avec les pires moyens.
_Tu as eu l’occasion de faire des recherches, de
lire les différentes versions théâtrales du mythe,
pourquoi ton choix s’est-il porté sur celle de Plaute
et non sur celle de Kleist ou celle de Molière ?
_Le choix du texte de Plaute est pour ce projet le plus
intéressant car il apparaît comme un matériau et non
pas comme une forme close, comme peuvent l'être les
pièces de Molière ou de Kleist. Je n'arrive pas à rêver
ce projet à partir d’une forme finie mais plutôt à partir
de fragments. La fragmentation est d’ailleurs inhérente
à l'histoire même de ce mythe qui fut réécrit une
quarantaine de fois et qui est constitué par toutes ces
versions. J'envisage le texte de Plaute comme un ves-
tige, une ruine qui désignerait son incomplétude et
laisserait la place à l'imaginaire de ce qu’elle fut. En ce
sens, j’adhère complètement à l’opinion de Vitez
sur les classiques : « Les œuvres du passé sont des
architectures brisées, des galions engloutis, et nous
les ramenons à la lumière par morceaux, sans jamais
les reconstituer, car de toute façon l'usage en est
perdu, mais en fabriquant, avec les morceaux, d'autres
choses. (…) Le dépoussiérage, c'est la restauration.
Notre travail à nous est tout au contraire de montrer les
fractures du temps. »
Il manque quelque trois cent vers et en outre, nous
sommes certains que nous ne possédons pas l'origi-
nal. Ainsi, nous pouvons retraduire, remodeler, ré-
agencer. Ces amputations deviennent des éléments
d'inventions et de contraintes pour la scène.
L’autre raison qui m’a fait préférer ce texte est qu’il
implique le spectateur, lui donnant le statut d'habitant
de la cité. Ici, le spectateur est aussi acteur de cette
tragi-comédie et ainsi Plaute rend au théâtre sa vertu
sociale et politique. Plaute crée du lien.
Interview de Hervé Dartiguelongue, metteur en scène, par Catherine Nicolas, dramaturge