DOSSIER ARTISTIQUE Rêve d’Automne de Jon Fosse mise en scène : Patrice Chéreau du mardi 8 mars au vendredi 18 mars 2011 Grande Salle - Théâtre du Nord - Lille Autour du spectacle : COURS PUBLIC ANIMÉ PAR YANNIC MANCEL MERCREDI 16 MARS À 18H30 Petite Salle, Lille SES FILMS ET CEUX QU’IL AIME : CARTE BLANCHE À PATRICE CHÉREAU DU 9 AU 23 MARS Le Majectic, Lille. En partenariat av ec Plan séquence Détails sur www.theatredunord.fr CONFÉRENCE ANIMÉE PAR YANNIC MANCEL Patrice Chéreau, metteur en scène de théâtre, d’opéra et de cinéma : quelques repères pour un parcours exemplaire au service de la Représentation LUNDI 7 MARS À 14H30 Université du Temps Libre, Lille PROJ ECTION DE PEER GYNT DE PATRICE CHÉREAU LUNDI 14 MARS À 18H00 Le Fresnoy, Tourcoing. 1 Rêve d’Automne De Jon Fosse Mise en scène Patrice Chéreau Décor Richard Peduzzi Costumes Caroline de Vivaise Lumières Dom inique Bruguière Conception sonore Éric Neveux Traduit du norvégien par Terje Sinding (L’Arche éditeur) Avec : Pascal Greggory L’HOMME Valeria Bruni-Tedeschi LA FEMME Bulle Ogier LA MÈRE Bernard Verley LE PÈRE Marie Bunel GRY Michelle Marquais, Alexandre Styker Assistants à la mise en scène Valérie Nègre, Vincent Huguet Assistantes aux décors Cécile Degos, Louise Reyre Assistante costumes Brigitte Laléouse Assistant lumières François Thouret Création du Théâtre de la Ville, Paris. Coproduction Musée du Louvre – Le Grand T, scène conventionnée de Loire-Atlantique deSingel, Anvers – Théâtre du Nord, Théâtre national Lille-Tourcoing, région Nord- Pas-deCalais – Stadsschouw burg, Amsterdam – Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa – Wiener Festw ochen – Théâtre de la Criée, Marseille - Centre dramatique national OrléansLoiret-Centre – Festival d’Automne à Paris. 2 Sommaire La pièce Un rêve en Automne p.4 L’auteur Biographie Entretien avec Jon Fosse p.5 p.6 Le metteur en scène Biographie p.9 La scénographie Biographie Entretien avec Richard Peduzzi Extrait de Rêve d’Automne Quelques pistes pédagogiques Pistes d’analyse Suggestions de séquence p.11 p.13 p.16 p.18 p.22 Ce qu’en dit la presse p.30 En photos p.33 3 La pièce Un rêve en automne Un grand hall peint en rouge, des tableaux cachés dans l’ombre, le salon profond d’un musée où sont convoqués, les vivants et les morts : toutes ces vies que nous traversons avec eux et le désir qui s’en va. Un musée ou un cimetière ? Les musées sont des maisons qui abritent des pensées, nous dit Proust. La vie, la passion folle et le désir qui heurtent de plein fouet l’irruption obscène des enterrements, les générations qui ressassent et disparaissent, la mort qui reprend ses droits et finit par gagner. Un musée : une salle vide où les corps s’empêchent et se frôlent. La mort de toute une lignée du côté des hommes : la grand- mère paternelle, le père, et cet homme-ci enfin, cet homme sans qualités et son fils de dix neuf ans qui ne connaîtra sans doute jamais l’amour. Et puis le sexe, quel mot ! « Plus on en parle, nous dit Fosse, et plus on parle de Dieu, plus ce dont on parle disparaît. » Un rêve en automne, des visages qui ne savent pas aimer et souffrent trop, le sexe et le suicide qui rôdent, des corps qui veulent tout, un cœur, comme dirait Guyotat, « qui ne fait passer que du sang, et du sang qui ne chauffe plus. » Un homme et une femme qui se sont désirés il y a longtemps se retrouvent éperdument devant nous : qu’est-ce qui a déjà existé entre eux ? De quoi sera fait leur futur auquel on assiste déjà ? Et puis : qui est mort ? et qui va mourir ? C’est le désir fou qui se bat contre la dépression : un texte si charnel et si dur, où les désirs sont assouvis parfois, contrariés toujours. La mort qui fait partie de la vie, l’amour si fort et pourtant si peu partagé : être seuls et ensemble, ensemble et donc seuls. Et la question des enfants : être père ? À quoi bon faire naître des enfants dont on ne s’occupera jamais ? Les hommes vivent longtemps encore quand tout semble mort en eux, c’est sans doute ce qu’on appelle la vie de tous les jours. Et puis, il y a les mères, intarissables et inquiètes, qui survivent à tout, et les grand-mères infatigables, fantômes dansants elles aussi, habitantes d’un musée cimetière qui savent regarder tout cela de l’œil blasé des revenants, attendant que leur fils, puis leur petit-fils et leur arrière-petit-fils pour finir, viennent les rejoindre dans la tombe, une place leur y est assignée depuis longtemps. Accouplements, mythologies familières : tant d’êtres vivants ou morts, nos fantômes ; la nuit venue, ils se réincarnent ici sous nos yeux . Patrice Chéreau, décembre 2010 4 L’auteur biographie Né en 1959 à Tysvaer près de Bergen, Jon Fosse est un écrivain norvégien venu au théâtre après une quinzaine de romans, de récits, d’essais, de recueils de poèmes et de livres pour enfants. Sa première pièce, écrite à l’instigation du jeune metteur en scène Kai Johnsen, date de 1994, Et jamais nous ne serons séparés. Suivent plusieurs pièces dont Le nom (1995), Quelqu’un va venir, créé au Norske THEA TRE d’Oslo en 1996, et L’Enfant, créé au Théâtre national d’Oslo en 1997. Jon Fosse obtient le prix Ibsen en 1996. Dans son oeuvre théâtrale, les personnages sont souvent génériques (Lui, Elle, le père, la fille, Personnage 1, Personnage 2), ils sont deux ou trois, parfois quatre, ils se confrontent plutôt, en général, à leur propre solitude. Avec une écriture simple, minimaliste et répétitive, mais presque baroque dans la multiplication et la transformation infinie de ses motifs, Jon Fosse capte les pensées intimes, les contradictions et les soubresauts des sentiments qui nous assaillent. En France, son roman Melancholia I (1996) est paru en 1998 aux éditions P.O.L, traduit par Terje Sinding (connu notamment pour ses traductions d’Ibsen), ainsi que Le Nom et L’enfant, publiés par L’Arche. Quelqu’un va venir et Melancholia ont été mis en scène par Claude Régy. De nombreux metteurs en scène montent en France et dans toute l’Europe les textes de Jon Fosse. Jon Fosse débuta avec son premier écrit Raudt, svart ( Rouge, noir). Sa première pièce, Et nous ne serons jamais séparés, fut montée et publiée en 1994. Il vit actuellement à Bergen (Norvège). Ses écrits (romans, nouvelles, poésie, essais et pièces de théâtre) ont été traduits dans plus de quarante langues, et ses pièces ont été montées par les plus grands metteurs en scène Thomas Ostermeier, Claude Régy… Il est considéré comme un des plus grands auteurs contemporains et a été décoré de l’Ordre national du Mérite français en 2007. Biographie extraite du dossier pédagogique du Théâtre de la Ville. 5 Entretien avec Jon Fosse Jon Fosse, de la solitude au partage Qui êtes-vous, Jon Fosse ? Jon Fosse: J’ai grandi dans la campagne norvégienne, dans un village du nom de Strandebar m, près du fjord Hardanger. Un beau coin, mais pas très peuplé. Et pour aller au lycée, il fallait bien que je m’en aille ailleurs. J’avais environ seize ans, le bon âge je crois pour quitter la cellule familiale. Quand on doit, tout jeune, s’occuper de soi-même, on apprend les bases de la vie. […] Quand avez-vous commencé à écrire ? Jon Fosse: Les premières fois, c’était des paroles pour des petites chansons, j’avais dans les douze ans. J’écrivais aussi des petites poésies, des histoires courtes. Bien sûr, c’était vraiment mauvais. Mais bon, c’est une autre histoire. Et puis lorsque j’ai arrêté de jouer, l’écriture a pris la place de la musique. Qu’en attendiez-vous ? Jon Fosse: J’aimais tout simplement écrire. Écrire m’emmenait ailleurs. À mon premier petit roman, j’étais encore au lycée, et très influencé par Terjei Vesaas, au point d’en devenir un véritable épigone. Personne ne l’a jamais lu, mais je crois l’avoir encore dans mes papiers. Vous avez écrit des romans, des poèmes, des essais, et il semble bien que le théâtre soit venu par hasard ? Jon Fosse: Oui, on peut le dire. À Strandebar m, les occasions étaient rares, c’est sûr. Mais je lisais. Quand je suis parti pour Bergen, je suis allé au théâtre. Et bien entendu Oslo. Au cours de mes voyages, j’ai assisté à quelques grandes mises en scène. Mais la plupart des spectacles que j’ai vus étaient mauvais. Je n’avais pas trente ans quand j’ai arrêté d’aller au théâtre. Mon premier roman, Rouge, noir, que j’ai écrit à vingt ans, a été publié pendant l’hiver 2003. Mais il y en avait eu d’autres au cours des années 80, et aussi des recueils de poèmes. Je ne pensais alors absolument pas à la scène et c’est pourtant là, qu’en définitive, je travaille le plus. En fait, mon idée, c’était d’arriver à vivre de mon écriture, en toute liberté. Et je suis fier de dire que j’y suis parvenu. Mais en tant qu’auteur indépendant, sans revenus réguliers, on traverse des périodes où l’argent manque. Au cours d’une de ces périodes, on m’a proposé un travail payé : il s’agissait juste de donner le début d’une pièce, plus un résumé de la suite. J’ai dit oui. Pour l’argent. Alors je me suis assis devant mon bureau, c’était la première fois que je m’attaquais à ce genre de travail, et ça a été la plus grosse surprise de ma vie d’auteur. Je savais, je sentais que cette écriture était faite pour moi. C’était une évidence! De répliques en silences, aller où je voulais me paraissait tellement plus facile qu’avec la prose ou la poésie ! Donc comme, après tout, résumer une oeuvre ne peut être qu’une plaisanterie ou pire encore, j’ai décidé d’aller jusqu‘au bout de la pièce. C’était Quelqu’un va venir. À ce moment précis, que représentait pour vous le théâtre ? Jon Fosse: Comme je l’ai dit, je n’y allais pas ; donc, ça représentait surtout un genre littéraire. J’avais lu les classiques grecs, que j’aimais vraiment. Et aussi Racine, traduit en norvégien, de même Lorca ; Tchekhov. Et puis Beckett. Je suis un grand admirateur de son écriture. En fait, Quelqu’un va venir est un commentaire d’En attendant Godot… Des années plus tard, j’ai commencé à voir en lui un peintre pour le théâtre plutôt qu’un véritable auteur, comme par exemple Tchekhov. Le théâtre, il ne le laisse pas bouger, être dynamique… Mais ce que j’aime toujours, c’est l’âme de ses phrases. Mon approche est et reste littéraire…Pour diverses raisons, Quelqu’un va venir a été la seconde de mes pièces à être montée. Avant, il y avait eu Et jamais 6 nous ne nous séparerons, dans la mise en scène de Kai Johnsens. Pour la première fois, je voyais mon écriture sur scène. Vous avez vraiment découvert le théâtre à cette occasion ? Jon Fosse: On peut dire ça. J’ai assisté à l’une des dernières répétitions. Malgré différents problèmes, la production a pu tenir le coup. Et ça tenait le coup ! Avec beaucoup de moments très intenses, beaux et tristes. Ces moments magiques de théâtre… Le théâtre, oui, je pense l’avoir découvert à cette occasion. Et aussi, pour quelqu’un habitué à la solitude de l’auteur, j’ai découvert à quel point le partage dont il est fabriqué, est formidable. Quand vous écrivez, vous « voyez » vos personnages ? Jon Fosse: Pas du tout. Disons que je les entends. J’entends des sons entrer en relation. Ils ne s’incarnent qu’à travers les acteurs. Ce sont les acteurs qui créent les personnages, pas moi. Moi, c’est l’écriture, c’est-à-dire une expérience toujours nouvelle, une connaissance sans cesse renouvelée. Un voyage vers l’inconnu. Quand je me lis, j’ai besoin d’être surpris ; sinon ça veut dire que c’est mauvais. En France, on parle de votre « écriture du silence », de votre principe de répétitions. Jon Fosse: Oui. Le silence chez moi est comme une toile de fond, et les mots des petites lignes sur le tapis blanc du silence. Et puis, je viens, comme je l’ai dit, de la musique, où variations et répétitions sont cruciales. C’est ce que j’essaie de retrouver dans mon écriture, qui est très formelle. De même que chaque note, chaque mot doit trouver sa place exacte pour composer l’ensemble. Mais ils ne comptent que comme les éléments d’un tout. Seul le tout possède pour ainsi dire une âme. Chez vous, notamment dans Rêve d’automne, le temps est fluctuant. Jon Fosse: En surface, oui, et puis c’est différent pour chaque pièce. Fondamentalement, chacune saisit comme en un coup d’oeil, l’instant. Cet instant pendant lequel le passé, le présent, et dans une certaine mesure le futur peuvent se rencontrer : voilà l’une des formidables possibilités du théâtre. Et il n’y a là rien d’abstrait, c’est pour de vrai, c’est comme ça, pas autrement, voilà tout. Vous mettez les personnages en rapport avec la mort, tout au moins en relation avec un ailleurs. Jon Fosse: Je ne crois pas. Ou plutôt si, mais c’est un fait : tout le monde se trouve tout le temps au bord de la mort. Donc dans une sorte de relation avec l’au-delà. Ça fait partie de la condition humaine. Naturellement, les façons de l’exprimer diffèrent, mais toutes se fondent sur cette universelle condition humaine. Il ne s’agit pas de dire comment nous dirigeons notre vie, mais par quoi et comment elle est dirigée. C’est difficile à comprendre, à expliquer. La sociologie, l’économie, la psychologie peuvent aider à analyser, mais c’est au théâtre, lieu du concret et de l’imaginaire, que les dynamiques de base deviennent plus compréhensibles. Quand vous parlez de solitude, d’absence, d’incertitudes, est-ce que c’est lié à la Norvège ? Jon Fosse: Tout ce que j’écris est fondamentalement influencé par mes expériences, même si ce n’est jamais exactement ce que j’ai vécu, et elles sont évidemment liées au paysage dans lequel j’ai grandi. Le petit village près du fjord, la côte, l’océan, une maison là, et l’autre très loin. Les magnifiques couleurs d’automne. Le sombre du ciel, la pluie. La lumière dans les 7 fenêtres…Et puis, mon écriture est gouvernée par ma langue. La nouvelle langue norvégienne. Toute langue, je crois, excelle à exprimer des thèmes singuliers. La mienne, en quelque sorte, me force à écrire comme j’écris. Votre traducteur en France, Terje Sinding parle de rythmes, de musicalité. Reconnaissez-vous vos textes lorsqu’ils sont joués en d’autres langues que le norvégien ? Jon Fosse: Oui, en tout cas en français parce que je le comprends un peu. Cela dit, il m’est arrivé d’assister à une lecture en tchèque, à Prague. Je ne comprenais pas un seul mot, mais grâce à la forme musicale, au rythme, j’avais presque l’impression de pouvoir toucher la pièce… de la sentir dans ma main. Vous n’intervenez pas dans la mise en scène ? Jon Fosse: Jamais. Je veux écrire sans l’intervention de quiconque, je traite les autres comme j’entends être moi- même traité. Mais si on me pose des questions, j’essaie d’y répondre. Il n’y a pas de secrets… Et puis, par chance, mes pièces se montent beaucoup, un peu partout, avec des gens très différents. Si je devais m’en mêler, je ne saurais plus qui je suis… J’abandonne mon écriture aux metteurs en scène. C’est, à mon avis, la seule manière rationnelle de procéder. […] Quand vous avez rencontré Patrice Chéreau, l’automne dernier, vous connaissiez son travail ? Jon Fosse: Naturellement j’avais beaucoup entendu parler de lui, de ses spectacles, de ses films, mais je n’avais rien vu. Vous avez parlé théâtre ? Littérature ? Jon Fosse: Nous avons mangé du très bon poisson. Pour le reste, notre conversation nous appartient. Entreti en réalisé par Colette Godard à l’occasi on de l a création de Rêve d’Automne au T héâtre de la Ville. 8 Le metteur en scène biographie Né en 1944, Patrice Chéreau passe son enfance à Paris avec deux parents peintres qui lui transmettent le goût des arts. Il commence sa carrière dans le théâtre, à vingt et un ans, en dirigeant le Théâtre de Sartrouville avant de faire faillite et de travailler au Piccolo Teatro de Milan. En Italie, il monte plusieurs pièces (Splendeur et mort de Joaquin Murieta de Pablo Neruda, Lulu de Wedekind, Marivaux, Dorst) mais aussi L’Italienne à Alger de Rossini, au Festival de Spolète. Codirecteur du TNP de Villeurbanne de 1972 à 1981 avec Roger Planchon et Robert Gilbert, il aborde Marlow e, Marivaux (La Dispute), Bond (Lear), Wenzel et Ibsen (Peer Gynt). Il met en scène des opéras, Les Contes d’Hoffmann d’Offenbach à l’Opéra de Paris (1974). Puis, avec Pierre Boulez, il monte au Festival de Bayreuth (1976 à 1980), Der Ring des Nibelungen, la Tétralogie de Richard Wagner à l’occasion du centenaire de la création de l’oeuvre. Puis la version intégrale de Lulu de Berg à l’Opéra de Paris (1979). En 1982, il prend la direction du Théâtre des Amandiers à Nanterre avec Catherine Tasca. Il rencontre Bernard-Marie Koltès qu’il contribue à révéler en créant la plupart de ses pièces. Il monte aussi Genet, Marivaux, Heiner Müller, Tchékhov et Shakespeare (Hamlet, au Festival d’Avignon en 1988). En 1983, L’Homme blessé le fait connaître des cinéphiles et remporte l’année suivante le César du meilleur scénario. Durant ces années, il monte également Lucio Silla de Mozart, puis, après son départ des Amandiers en 1990, Wozzeck au Théâtre du Châtelet en 1992 et Don Giovanni au Festival de Salzbourg (de 1994 à 1996), ces deux opéras dirigés par Daniel Barenboim. Au cinéma, après La Chair de l’orchidée (1975), avec Charlotte Rampling, Judith Therpauve (1978), avec Simone Signoret, L’Homme blessé (1983), avec Jean-Hugues Anglade et Vittorio Mezzogiorno, Hôtel de France (1987), Le Temps et la Chambre (1992), La Reine Margot (avec Isabelle Adjani) remporte le prix du jury au Festival de Cannes de 1994, puis cinq césars. Par la suite, ses films se font plus personnels. Ceux qui m’aiment prendront le train reconduit le cinéaste à Cannes en 1998, et Intimacy, tourné en anglais à Londres remporte l’Ours d’or au Festival de Berlin de 2001 ainsi que le prix Louis- Delluc. Les deux films ont choqué par leur réalisme et leur crudité, mais aussi marqué par la force de leur mise en scène. Avec Son frère, (Ours d’argent à Berlin), Patrice Chéreau continue sur cette lancée et se concentre sur une histoire plus intime, comme dans Intimacy, celle d’un homme qui se découvre incapable de supporter la peur que lui inflige sa maladie. Il est revenu au théâtre en 2003 pour monter la Phèdre de Racine avec Dominique Blanc, (Odéon-Théâtre de l’Europe, Ruhr Triennale et Festival de Vienne en Autriche). Son dixième film, Gabrielle, d’après une nouvelle de Joseph Conrad, avec Isabelle Huppert et Pascal Greggory, est sorti en septembre 2005. En juillet 2005, Così fan tutte de Mozart marque son retour à l’opéra au Festival d’Aix-enProvence, puis à l’Opéra de Paris (septembre 2006 et octobre 2006) ainsi qu’au Festival de Vienne, Autriche (juin 2005 et novembre 2006). En 2007 et 2009, il a continué à travailler à l’opéra : De la Maison des morts de Janacek, mise en scène en collaboration avec Thierry Thieû Niang, opéra pour lequel il retrouve Pierre Boulez (Vienne, Amsterdam et Aix-en- Provence) puis Esa- Pekka Salonen, (Metropolitan Opera de New York en 2009 et Scala de Milan en 2010), et Tristan et Isolde de Richard Wagner à la Scala en 2007, à nouveau avec Daniel Barenboim. En collaboration avec Thierry Thieû Niang, il a monté en 2009 La Douleur de Marguerite Duras avec Dominique Blanc. Son dernier film, Persécution avec Romain Duris et Charlotte Gainsbourg est sorti en décembre 2009. Il a été le grand invité du Louvre en novembre 2010 où il a présenté un programme intitulé Les visages et les corps, fait d’expositions, de théâtre, de danse, de lecture, de musique et de cinéma. Une pièce de Jon Fosse, Rêve d’Automne, qui constitue l’élément central de cette programmation, est présentée en avant-première au Louvre et créée au Théâtre de la Ville. Biographie extraite du dossier pédagogique du Théâtre de la Ville. 9 Scénographie Richard Peduzzi Richard Peduzzi signe, depuis 1969, les décors de toutes les productions de Patrice Chéreau, que ce soit pour le théâtre, l’opéra ou parfois le cinéma. Par mi les pièces de théâtre on peut compter : plusieurs créations de Bernard-Marie Koltès au Théâtre des Amandiers de Nanterre entre 1982 et 1989, Le Temps, La chambre, (Botho Strauß, Théâtre de l’Odéon, Paris, novembre 1991), Rêve d’Automne; par mi les opéras : les représentations du centenaire de la tétralogie Der Ring des Nibelungen (L’Anneau du Nibelung) de Richard Wagner (entre 1976 et 1980, Festival de Bayreuth sous la direction Pierre Boulez), Così Fan Tutte de Mozart (juillet 2005, Festival d’Aix-enProvence), Tristan und Isolde de Wagner (octobre 2007, Teatro alla Scala di Milano), La maison des morts de Leos Janácek (mai 2007, Wiener Festw ochen, Vienne) ; parmi les films : La Chair de l’Orchidée (d’après James Hadley Chase, 1975), Judith Therpauvre (scénario co-écrit avec Robert Conchon, 1978), L’Homme Blessé (scénario co-écrit avec Hervé Guibert, 1983), La Reine Margot (scénario co écrit avec Danielle Thomson, 1994), Ceux qui m’aiment prendront le train (1997). Richard Peduzzi a par ailleurs été chargé ces dernières années de plusieurs réalisations muséographiques. • les expositions : Degas (1988), Gauguin(1989), Le Titien (1993), Impressionnisme-Les origines (1994), Chardin (1999) – toutes au Grand Palais • la conception et la réalisation des salles de l’Opéra et de l’Architecture au Musée d’Orsay (1986) • la restauration, l’architecture intérieure et la muséographie pour la bibliothèque et le musée de l’Opéra Garnier (1986) ; • la présentation et l’architecture intérieure au Grand Louvre des salles réservées à l’his toir e du Louvre • la muséographie du musée d’orfèvrerie Christofle à St Denis (2002) • la restructuration scénographique et muséographique du musée National d’Histoire et d’Art à Luxembourg… Il a été également directeur de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs (1990-2002) et a dirigé l’Académie de France à Rome (2002-2008). Passage de relais ou affinités électives, cela fait quarante ans que Patrice Chéreau et Richard Peduzzi travaillent ensemble, le premier sur la mise en scène, le second sur la création des décors. Leur point commun, la peinture. Richard Peduzzi grandit au Havre, élevé par son grandpère, dans une ville dévastée par la guerre et rejoint son père l’été, qui l’initie à la peinture et à l’architecture. « Il y avait quelque chose de triste et de beau dans ces paysages désolés, ce n’est pas une recherche esthétique qui m’y conduit souvent, mais un sentiment profond, une forme intime, indissociable de moi-même, qui m’accompagne partout où je vais. »1 Ils ont 20 ans quand ils se rencontrent au Théâtre de Sartrouville en 1967 où Patrice Chéreau commence les répétitions des Soldats de Lenz. Depuis ses débuts, c’est lui qui conçoit et peint les décors de ses mises en scène. Jusqu’au jour où un acteur lui lance : « Occupe-toi un petit peu plus de tes acteurs ». De cette injonction naît une collaboration unique « Ce prodige : travailler ensemble depuis quarante ans, ce qui n 'est pas simple Et rester amis, que l’on travaille ensemble ou pas, ce qui est encore moins simple ». 2 De ces décors mémorables – Quai Ouest et Dans la solitude des champs de coton de Bernard Marie Koltès au théâtre, Ring de Wagner à l’opéra –, naissent un territoire visuel très fort. « Patrice s’empare de l’univers que je lui propose comme s’il lui appartenait, le recompose, entre dans ma maison comme si c’était la sienne. […] Cette vision commune nous conduit à l’intersection d’une même perspective au pied d’un point de fuite qui devient le terrain sur lequel nous bâtissons nos rêves. » Au Louvre, Richard Peduzzi expose ses dessins et réalise la scénographie de l’exposition Les Visages et les Corps. Il conçoit également le décor de Rêve d’automne pour la création du spectacle au Théâtre de la Ville en s’inspirant du salon Denon du musée du Louvre où le spectacle est présente en avant-première. Fabienne Arver s in L es Visages et les corps, supplément des Inrockuptibles, 27 oct. 2010 1 Patrice Chér eau un trajet de Colette Godard, Éditi ons du R ocher. 2 J’y arriverai un jour, Patrice Chér eau, Ac tes Sud 10 Entretien avec Richard Peduzzi Dites-nous le secret de votre collaboration avec Patrice Chéreau ? Richard Peduzzi: Il repose encore et toujours sur la curiosité que nous avons l’un pour l’autre, l’exigence, le combat per manent que nous menons sans cesse avec ou contre nous-mêmes, le besoin constant à chaque moment de se redécouvrir, toujours de se découvrir. Qu’est-ce qui vous a particulièrement touché dans la pièce de Jon Fosse ? Richard Peduzzi: L’acuité de son regard et de sa vision du monde, sa façon d’observer les hommes vivre autour de lui, se rencontrer, s’aimer, s’oublier, mourir, se retrouver, son talent pour faire reparaître les morts, les aimer, les idéaliser, à nouveau les oublier. Jon Fosse n’est ni triste ni pessimiste ; comme Kafka, il est rempli d’un humour grave, bienveillant, fataliste, juste et malicieux. Tout petit enfant, j’ai compris que l’on devait mourir. Face au miroir, déjà je mesurais le temps, je me demandais qui j’étais, d’où je venais, je me plaisais à m’effrayer en me posant indéfiniment cette question. Alors, la mort m’effrayait mais n’avait pas de réalité, comme étrangement, elle n’en a toujours pas aujourd’hui. La conscience accrue de la fragilité des choses est-elle un des fils conducteurs de votre vie ? Richard Peduzzi: Oui. Et aussi la certitude que rien n’est jamais gagné, qu’il faut toujours et toujours chasser le savoir-faire et la facilité. Se poser à chaque moment de nouvelles questions. Je le constate chaque jour dans mon travail. La technique et les acquis sont bien sûr indispensables pour s’exprimer mais ils ne doivent pas se voir. Je préfère un peu de maladresse à trop d’habileté qui gomme l’émotion. Avec l’âge, vient la sagesse… Richard Peduzzi: Non je ne m’y fais pas. Cela devrait être ainsi. Mais je n’arrive pas à être sage comme on l’entend. J’ai l’excentricité de croire que mon mode de vie, ma fantaisie restent identiques même si parfois mon corps et la fatigue me rappellent à l’ordre. J’essaie de traiter ce rappel à l’ordre par l’indifférence afin de bâtir à jamais des châteaux de cartes avec le même plaisir. Rêve d’automne fait-il écho à votre histoire ? Richard Peduzzi: Cette pièce me rappelle l’Italie et le sentiment ambigu que j’éprouve toujours envers ce pays. Rome où j’ai eu la chance et l’expérience de travailler six ans à la Villa Médicis, de contempler les couchers de soleil, de voir s’échapper chaque jour des couleurs que je ne retrouverais jamais plus, d’admirer le passage des étourneaux qui semblaient tracer indéfiniment des lignes dans le ciel au-dessus des toits et des coupoles ; la chance et la crainte de vivre, d’habiter dans les murs avec les pierres de la Villa imbibées de siècles de présence. Nulle part ailleurs, je n’ai jamais autant ressenti le caractère fugitif de notre existence. Les murs, les paysages nous précèdent et nous succéderont. Cette conscience de l’éphémère perdure et affirme le contrepoint qui nous unit Patrice et moi, dans l’urgence, la crainte, les joies et les tristesses des jours ; qui nous unit non seulement dans notre travail mais aussi dans une certaine vision, à la fois différente et commune de la vie. Envisagez-vous le décor comme une architecture plus qu’une peinture ? Richard Peduzzi: Non, cela dépend. Le dessin et l’architecture sont la colonne vertébrale de tous les arts. Après, viennent se poser les couleurs et la lumière. Dans les mises en scène de Patrice, tout apparaît. Je retrouve dans les mouvements qu’il fait exécuter aux comédiens, les pleins et les 11 déliés, les positifs et les négatifs, les ovales et les rondes du Bernin et de Boromini, la lumière de Titien. La hauteur est-elle un leitmotiv de vos décors ? Richard Peduzzi: Pas seulement. Je suis obsédé par l’enfermement : celui d’être coincé dans un ascenseur autant que celui d’être coincé dans l’immensité. Rêve d’automne me fait penser à une tragédie grecque : la mère morte semble revivre, elle me paraît sortir des murs, monter dans le ciel, redescendre puis regarder à nouveau la vie. Il me semble que le ciel est comme une boîte qui nous enferme. À nous de trouver l’originalité pour passer à travers ses parois, les utiliser sans s’y cogner. L’horizontalité est tout aussi importante, j’aime que les formes et les matér iaux se répondent, cohabitent ensemble. Métaphore dela vie, de l’enfance et de la vieillesse,la forme du cercle apparaît en filigrane dans la pièce. Richard Peduzzi: Oui, le cercle revient dans les formes. Il se répète dans les mises en scène de Patrice. Tous deux aimons et admirons le tableau 1 de Bruegel, dans lequel des aveugles se donnent la main. Cette ronde, Patr ice la réinvente à chaque spectacle, lui insuffle un nouveau mouvement, donnant à ces mains qui se tiennent un sens nouveau. Qu’est-ce qui caractérise un bon décor ? Richard Peduzzi: Le décor d’une pièce est une enveloppe, une coquille. À mes yeux, la dimension artisanale de mon métier est capitale. Un décor mal fait devient un banal décor « de carton-pâte ». Il fait barrière à l’imagination, à toute émotion, à toute réflexion. Pour Rêve d’automne, j’aime l’idée initiale de rendre le musée vivant et de le transposer au théâtre. De dire, « l’histoire de l’art n’est pas figée, mais toujours en mouvement ». Qu’est-ce qui vous intéresse dans le métier de scénographe ? Richard Peduzzi: Le décor doit respirer avec le texte, la mise en scène et le jeu des acteurs, transcender la réalité. Il doit transporter l’imagination ailleurs, sans jamais déranger. Il y a aussi chez moi un reste d’enfance : jouer et travailler avec l’éphémère avec beaucoup de joie et de gravité. Au jeu du portrait japonais et de ses métaphores, si Rêve d’automne était… Un paysage ? Richard Peduzzi: Un arbre. Un tableau ? Richard Peduzzi: La Vierge et l’enfant de Titien peint à la fin de sa vie et L’Origine du monde de Courbet. Une sculpture ? Richard Peduzzi: Un buste de Rodin où l’on voit la vie apparaître dans la pierre, Respirer l’ombre de Giuseppe Penone. Une musique ? Richard Peduzzi: Concerto à la mémoire d’un ange d’Alban Berg, Out of Nowhere de Charly Parker. Propos recueillis par Emilie Pruvost.- Entreti en réalisé à l’occasion de la créati on de R êve d’Automne au Théâtre de la Ville. Hors série, Théâtre de la Ville, nov.-déc. 2010. 12 Extrait de Rêve d’automne L’HOMME Peut-être Il va s'asseoir sur le banc, la femme reste debout, puis fait quelques pas sur le chemin. Silence. Il reste assis, les yeux baissés, puis il lève les yeux vers elle, qui reste debout Je me suis soudain senti si vide comme si je m'ennuyais presque Complètement vide complètement figé je me suis senti Silence. Elle fait quelques pas sur le chemin LA FEMME Et tu es assis là en pleurant tout seul LA FEMME se tourne vers lui Mais tu étais assis là en pleurant Je l'ai vu J'ai vu que tu avais pleuré Pourquoi tu pleurais là tout seul L’HOMME Moi et ce que j'appelle l'amour sommes assis là en pleurant oui exactement Bref silence Ironiquement L'amour et la mort rien que l'amour et la mort L’HOMME Ça ne veut rien dire C'est comme ça Il ne faut pas faire attention Il se lève, s'approche d'elle Et je vais te dire je ne peux pas agressivement supporter ces sentiments Sentiments Sentiments Sentiments de merde Je hais les sentiments LA FEMME Pour que la vie continue pour que les maisons et les rues et les villes s'emplissent pour que les gens meurent dans la peur et la douleur et le désespoir pour que les gens se serrent les uns contre les autres dans le désir et la douleur et la peur et que d'autres enfants qui disent que les jolis noms sont toujours tristes puissent naître dans la peur et la douleur et le désespoir Et au-dessus de tout ça il y aurait donc ce que nous appelons l'amour si insupportablement incompréhensible si impossible à LA FEMME Et pourtant tu as ta famille ta femme ton enfant L’HOMME Oui oui L’HOMME découragé Non Bref silence Non je n'étais pas assis là en Pleurant LA FEMME ne fait que continuer Toi et ce que tu appelles l'amour êtes assis là en pleurant 13 définir mais il existe nous le sentons bien C'est bien dans l'amour que nous sommes là tout seuls et ensemble Nous le savons tous les deux Nous le savons Peut-être est-ce l'amour qui sauve les morts peut-être L’HOMME L'amour de Dieu LA FEMME Je ne sais rien de l'amour de Dieu mais peut-être peut-être est-ce l'amour de Dieu peut-être L’HOMME Mais alors c'est Dieu en nous pour ainsi dire qui sauve les morts LA FEMME Peut-être est-ce comme ça Un peu étonnée Ou alors les morts sont peut-être sauvés par la naissance des enfants L’HOMME On ne fait que par ler Ce sont des bêtises tout ce qu'on dit Ce n'est que du bavardage Oui LA FEMME Oui bien sûr Bref silence Mais les morts ils sont là Ils reposent là et L’HOMME continue, faisant un geste en direction des tombes ce ne sont pas des bêtises Ils ont vécu et maintenant ils sont là maintenant ils sont morts maintenant il ne reste plus rien de la plupart d'entre eux Bref silence Ils n'étaient rien Rien du tout Puis il y a eu deux êtres humains qui allez savoir comment dans le désir et la volupté en tout cas oui il y a eu deux êtres humains qui il s'interrompt, regarde une tombe Peut-être y a-t-il eu un homme qui a pris la mère de celle-là dans un cimetière Peut-être dans ce cimetière ici c'est ainsi qu'elle a été conçue LA FEMME Dans un cimetière toi alors [...] 14 Quelques pistes pédagogiques par Géraldine Serbourdin, enseignante missionnée au Théâtre Du Nord Pistes d’analyse La rencontre entre un auteur majeur du théâtre contemporain, Jon Fosse et un metteur en scène incontournable du paysage théâtral actuel, Patrice Chéreau nous donne l’occasion de nous interroger sur la richesse d’une telle connexion, le sens à donner à la mise en lien de deux univers que réunit un espace commun, le plateau. Des visages et des corps, des vivants et des morts, des ombres et des mots. Deux univers, Fosse / Chéreau : comment se conjuguent-ils, se répondent-ils, se heurtent-ils, s’entendent-ils ? • L’univers de Jon Fosse Par mi les thèmes communs à de nombreuses pièces de Jon fosse, le couple (légitime, adultérin, uni, séparé,) Quelqu’un va venir, Hiver, la famille (décomposée, recomposée, lieu problématique du non-dit, du tabou) Et nous ne serons jamais séparés, L’enfant, Le fils, la maison, (la vieille maison évoquée dans Rêve d’automne) le temps, le souvenir, l’oubli, les revenants, les morts, l’amour, c’est par le biais du personnage central de l’Homme dans Rêve d’automne que nous entrerons dans la pièce. • L’univers de Patrice Chéreau L’engagement corporel, le lyris me caractérisent l’esthétique de P. Chéreau dans sa direction d’acteurs au théâtre et au cinéma : c’est son acteur complice son « frère » qui est le point commun entre Koltès, Racine et ici Jon fosse puisque Pascal Greggory interpréta le Client dans La Solitude des champs de coton, Thésée dans Phèdre et joue ici L’Homme dans Rêve d’automne. C’est lui qui nous guidera dans l’analyse don personnage « Les morts sont parmi nous, c’est certain. » « Lorsque la mise en scène de l’une de mes pièces est réussie, il y a une présence qui apparaît, qui est d’ailleurs plus forte que ce qui se passe sur le plateau. Et cette présence, alors, il est impossible de la nier » Jon Fosse • Des corps traversés par des mots Les mots, le style fosséen D’un côté, une langue : syntaxe et lexique épurés, bribes de phrases dont la typographie s’apparente d’avantage au poème qu’au drame, aucune ponctuation, des retours à la ligne, des reprises, des hésitations, une écriture qui avance au rythme de la respiration, des réitérations qui se déploient d’une réplique à l’autre : « un langage qui est », dit Fosse. Exemple : p 16 : « La femme Tu sais Ce que je pense Je pense que je suis peut-être venue ici Dans ce cimetière Je veux dire Pour te rencontrer C’est peut être ça » 15 Vincent Rafis qui a consacré une étude au théâtre de Jon Fosse rappelle que le lecteur norvégien se trouve aussi et surtout dans un rapport de radicale étrangeté, tel qu’il pourrait l’éprouver face à une langue «morte» ou mieux «langue vivante déjà posthume, contenant la potentialité d’un entredeux mondes». Langue fictive donc. « abstraite, faite pour penser » Jon fosse, entretien in Le Figaro, «langue très propre, préservée, qui n’est pas touchée par la publicité, le monde des affaires». Langue fictive habitée, portée par des personnages qui ne sont pas nommés, ils sont désignés dans le texte par des catégories génériques (L’Homme, La femme, le fils, la mère,) ne sont pas appelés, individualisés par une parole au cours du dialogue sauf l’ex-épouse et le fils qui sont évoqués et convoqués par la mère le plus souvent mais dont on sait qu’ils ne sont que des ombres, des déjà morts !? (L’épouse ne l’est plus, le fils va mourir). A remarquer que les noms cités ou dits seront les inscriptions sur les pierres tombales, les patronymes, les noms propres appartiennent aux morts, noms écrits :ils participent ainsi à une poétique du signifiant qui fait résonner la langue norvégienne au cœur de la pièce. Cependant le texte écrit les corps en proposant au metteur en scène et lecteur des commentaires, des indications sur les personnages et des directions ou intentions aux comédiens. Des corps écrits En effet les didascalies évoquant les expressions, gestuelles des personnages sont nombreuses et précises : l’auteur intègre et intercale dans les répliques des indications variées, qu’elles soient d’ordre psychologiques (« un peu angoissé ») ou uniquement physiques (« elle secoue de nouveau la tête ») Exemple : p.16 « Un peu angoissé Elle secoue la tète Le regardant Dans l’expectative Ils regardent, semblent attirés l’un vers l’autre mais se retiennent, ils se sourient franchement l’un à l’autre, puis redeviennent embarrassés Il rit brièvement, la regarde » Des personnages, des entités, des mythes Les personnages ne sont jamais caractérisés par un ancrage social, nous savons qu’ils travaillent ou ne travaillent pas (difficultés scolaires du fils), mais ne savons rien de leur statut social proprement dit, nous sommes progressivement informés de leur relations à la famille(l’homme est divorcé, a un fils qu’il a abandonné, c’est de cette façon qu’il le formule), (la femme vit seule, n’a pas d’enfant), nous sommes renseignés sur leur vie sentimentale (l’homme est infidèle), nous apprenons cependant quelques détails qui prennent leur importance dans la thématique de la pièce, par exemple que l’homme aime les vieilles maisons. p .20 : « ça ne me réussit pas les vieilles maisons Je n’arrive pas à les entretenir J’ai déménagé Je les ai vendues » Mais qu’il ne peut pas les garder, son impossibilité à habiter un lieu de souvenirs, à garder, à s’approprier un espace, à trouver sa place. Nous savons de l’Homme qu’il est triste « il a peut-être pleuré », « une douleur passe sur son visage », il tient des propos souvent désabusés, en, même temps sentimental, sincère dans sa relation à la femme, ferme dans ses propos avec la mère, embarrassé, encombré par le désir de la femme. Les femmes de la pièce, quant à elles apparaissent comme des êtres en demande. Atmosphère de mélancolie pesante qui règne dans les dialogues où il apparaît que les femmes soient en 16 demande urgente de comptes, d’amour, de liens, d’explication. La mère semble reprocher en permanence le divorce du fils, lui reproche de ne pas rendre visite à ses parents, lui reproche de ne pas s‘occuper du sien, évoque un passé heureux dès qu’elle le peut, souvenir d’une famille unie. La Femme est dans une demande d’amour explicite et l’image finale des trois femmes qui sortent lentement en font des Parques mythiques. • Des lieux codés Lieu de la représentation : le Louvre 1. Création « C’est un musée que j’ai connu tout petit. Le lieu m’intéresse. Autant pour les œuvres que pour son architecture. » P. Chéreau, p. 6 Dossier Les Inrockuptibles Nous le savons, le spectacle a été créé au Louvres, lieu mythique, espace de mémoire collective et lieu des origines pour le metteur en scène qui rappelle dans de nombreuses interview s les longues flâneries avec ses parents dans le grand musée parisien : lieu de découverte des formes, lieu teinté de l’univers intime de la famille, lieu où, peut-être est née une vocation, celle de mettre en scène les textes, celle de représenter les situations, inventer une forme, sculpter l’espace, incarner des êtres de papier. 2. Reprise « Patrice s’empare de l’univers que je lui propose comme s’il lui appartenait, le recompose, entre dans ma maison comme si c’était la sienne. » R. Peduzzi, Les Inrockuptibles, p. 7 La scénographie de Richard Peduzzi recrée en le transfigurant le décor du Salon Donon du Louvres. Il est intéressant de remarquer la métaphore de la maison qui circule entre le metteur en scène, le scénographe et le texte. Lieu de la fable: un cimetière Le texte s’inscrit dans une dramaturgie de la mort, nous l’avons vu: un homme vient assister à l’enterrement de sa grand-mère, c’est à cette occasion que vont revivre / ou s’éteindre des amours, famille, ex-femme, maîtresse) renaître des rancunes, (la mère, l’ex-femme) se reproduire des comportements (amour, ressentiments). Le lieu sera celui de la répétition du même ou d’invention d’autres liens… Il semble bien que chaque personnage vienne enterrer quelqu’un ou quelque chose mais peut-être pas ce qu’on croit dans Rêve d’automne. L’espace désigné comme lieu de l’action dans la pièce est, par conséquent, un espace habité par la mémoire des morts, espace visité occasionnellement par des hommes et des femmes venus se recueillir, se souvenir, ou vivre pleinement un amour : Eros et Thanathos vont ici, comme peut-être toujours mais le théâtre est là pour nous le rappeler sans doute, se mêler, s’engager, s’étreindre. C’est en tout cas le parti-pris appuyé de Patrice Chéreau qui, explorant les souterrains du texte de Jon Fosse, exhumant les corps, mettant à vif les pulsions, exhibe l’amour au milieu des pierres tombales. 17 Le cimetière, un imaginaire de tragédie La pièce s’inscrit dans cet imaginaire codé de la tragédie grecque: mères qui hantent les mémoires et les corps, fils accablé ou mort, passions éteintes ou contrariées, lieux bannis, interdits, hommes circulant entre les vivants et les morts, à la frontière. Un homme qui erre dans un cimetière sous une pluie d’automne, un rêveur mélancolique pareil à ceux que charrie la littérature, homme qui se pose la question du temps, de l’amour, de l’éphémère, du lien, de la séparation. Le plateau, lieu d’une expérience unique On peut sans doute ouvrir la réflexion et non la conclure en reprenant, à propos de ce spectacle, sa genèse, la rencontre entre un auteur et un metteur en scène, passer par un autre grand du théâtre qui fit connaître Jon Fosse en mettant en scène ses textes, Claude Régy, que sans doute le plateau pour les comédiens comme pour les spectateurs que nous sommes, est le lieu où nous accédons à un savoir, à un endroit de soi que seul le théâtre rend possible. Le théâtre comme lieu d’une connaissance et d’une expérimentation unique, lieu où la mort et la vie se pensent autrement, lieu où la mémoire collective rejoint l’individuel. Homme ou femme enjambant les pierres tombales de nos souvenirs sous une pluie d’automne, nous posant la question du temps, d’hier, désirant pourtant le corps de l’autre encore, et se reprochant de ne pas savoir garder les vieilles maisons. La maison ne serait elle pas toujours fantasmée ? Bibliographie : Sur Jon Fosse : Vincent Rafis, Mémoire et voix des morts dans le théâtre de Jon Fosse, Les presses du réel, coll. Nouvelles Scènes, 2009. Vincent Rafis article: A l’orée du langage Sur Claude Régy : Claude Régy, Les Voies de la création théâtrale. Claude Régy, Espaces perdus. Claude Régy, L’ordre des morts. Claude Régy, L’Etat d’incertitude. Sur le spectral au théâtre : *Monique Borie, Le fantôme ou le théâtre qui doute, Actes sud, 1997 Article joint : Juliette Prayer, Les morts du théâtre contemporain : du fantôme au mort vivant. Sur Patrice Chéreau : Patrice Chéreau, Les voies de la création théâtrale. Colette Godard, Patrice Chéreau, un trajet, éditions du Rocher, 2007. Patrice Chéreau, avec Georges Banu et Clément Hervieu-Léger, J'y arriverai un jour, Actes Sud, 2009. 18 Suggestions de séquence La thém atique de l’Automne De Ronsard à Prévert, en passant par Chateaubriand, Baudelaire et Verlaine, l’automne a inspiré des générations de poètes. Né, quant à lui, sous le signe de la Vierge qui marque le début de l’automne, Apollinaire a fait de cette saison, associée souvent au temps qui passe, à la mort, aux souffrances de l’amour et, partant, aux fins des amours, sa saison privilégiée. Il s’écrit d’ailleurs : « Mon automne éternelle ô ma saison mentale ». Dans le poème « Signe », il rappelle cette idée : « Je suis soumis au chef signe de l’Automne ». Delille, Les Jardins, chant II, 1782. Millevoye, Elégies, 1811-1814. « Entre Delille qui finit et Lamartine qui prélude », Millevoye, éminent représentant de la poésie impériale, écrit en particulier « la Chute des feuilles » en trois versions, où il décline le thème de l’automne (« De la dépouille de nos bois / L’automne avait jonché la terre (...) Et dans chaque feuille qui tombe / Je lis un présage de mort »). Pierres (de) F.-J., Les Quatre saisons ou les Géorgiques françaises, 1763. Les quatre chants, dont le dernier a probablement été composé dès 1748, annoncent avec les Saisons de Saint-Lambert l’inspiration nouvelle, descriptive et didactique qui va caractériser la poésie de la seconde moitié du siècle. Elles sont placées, comme l’indique le sous-titre, sous l’égide de Virgile. Chant I. « Le Printemps » : Les transports de Zéphir, enfin de retour, réveillent Flore et toute la nature, tombée sous l’emprise de Vénus. Chant II. « L’Été » : Sous les feux du Soleil, triomphant, la Nature devient plus belle et plus féconde. Chant III. « L’Automne » : La douceur revient, propice aux fêtes et à l’amour, tandis qu’on récolte les fruits de la terre. Chant IV. « L’Hiver » : Les vents et la neige ravagent les champs, en semant la misère, mais la campagne ne perd pas toute sa beauté. Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, seconde promenade, 1782. Saint-Amand, « L’automne aux Canaries » (voir Darcos et Tartayre, Perspectives et confrontations, XVIIe, éd. Hachette, p. 63). L’automne rom antique Bertrand., Gaspard de la Nuit, « Octobre », 1842. Chateaubriand, Mémoires d’outre tombe, 1re partie, III, chapitre 13 (« Plus la saison était triste... »). Gautier, Émaux et Camées, « Ce que disent les hirondelles, chanson d’automne ». Gautier, Poésies diverses, « La dernière feuille » : Dans la forêt chauve et rouillée Il ne reste plus au rameau Qu’une pauvre feuille oubliée, Rien qu’une feuille et qu’un oiseau. Il ne reste plus dans mon âme Qu’un seul amour pour y chanter, Mais le vent d’automne qui brame Ne per met pas de l’écouter ; L’oiseau s’en va, la feuille tombe, 19 L’amour s’éteint car c’est l’hiver. Petit oiseau, viens sur ma tombe Chanter, quand l’arbre sera vert ! Hugo, Les Feuilles d’automne. Hugo, Les Orientales, « Rêverie ». Hugo, Toute la lyre, XXXV. Lamartine, *Pensée des morts, éd. Charles Gosselin, 1830 (extrait). Lamartine, Méditations poétiques, XXIII, « L’automne », 1820 (« Salut, bois couronnés d’un reste de verdure ! »). Thomson, (poète écossais), Les Saisons, « L’automne », 1830. Autom ne symboliste et parnassien Baudelaire, Les Fleurs du mal, « Chant d’automne ». Heredia, Les Trophées, « Vendange », 1972. Laforgue, Des Fleurs de bonne volonté, XXIX, « Le brave, brave automne » et « Dimanches » (« C’est l’automne, l’automne, l’automne... »). Les Complaintes, « Complainte de l’automne monotone ». Premiers poèmes, « Les après-midi d’automne ». Milosz, Le Poème des décadences, « Chanson d’automne », éd. Silvaire, 1899. Samain, Au jardin de l’infante, « Automne », 1893 (poème donné en commentaire à l’EA F en juin 1990 à Bordeaux, Caen, Cler mont-Ferrand, Limoges, Nantes, Or léans-Tours, Poitiers, Rennes). Le Chariot d’or, « Automne » (poème donné en commentaire à l’EAF en 1981 à Montpellier). Verlaine, Poèmes saturniens, « Nevermore » et « Chanson d’automne » (« Les sanglots longs / Des violons / De l’automne... »). AU XXe siècle Apollinaire, Alcools, « Les Colchiques », « Automne malade », « L’Adieu », « Automne », « Signe ». Berimont, Le Grand Viager, « *Le Vin mordu » et « *Le Rémouleur », éd. Debresse, 1954. Cadour, Hélène ou le règne végétal, Les Amis d’enfance, « Automne ». Cornelus, De sel et de terre, « Novembre » (dans une anthologie, épuisée, de R. Delieu, 500 poèmes de la vie quotidienne, anthologie thématique de la langue française 1918-1984). Des meuzes, La Nouvelle Guirlande de Julie, « *Automne », éd. ouvrières, 1976. Fombeure, Sortilèges vus de près, « *Automne ». Fourest, La Négresse blonde, « Jardins d’automne ». Malrieu Le Château cathare, « Automne » (dans une anthologie, épuisée, de R. Delieu, 500 poèmes de la vie quotidienne, anthologie thématique de la langue française 1918-1984). Mambrino, L’Oiseau-cœur, « *L’automne », éd. Stock, 1979. Norge, « Calendrier » (dans une anthologie, épuisée, de R. Delieu, 500 poèmes de la vie quotidienne, anthologie thématique de la langue française 1918-1984). Orizet, Miroir oblique, « *Timide octobre », éd. Saint-Ger main-des- Prés, 1969. Paysan, La Musique du feu, « *Pourquoi j’aime le brouillard », éd. Denoël, 1967. Prévert, « Chanson des escargots qui vont à l’enterrement », « L’automne » (« Un cheval s’écroule au milieu d’une allée / Les feuilles tombent sur lui / Notre amour frissonne / Et le soleil aussi »). Regniez, La Sandale ailée, « Septembre », 1906. 20 Richepin, La Mer, « En septembre » : Ciel roux. Ciel de septembre De la pourpre et de l’ambre Fondus en tons brouillés Draperie ondulante Où le soleil se plante Comme un vieux clou rouillé. Saintonge, Toucher terre, « L’automne en roux » (dans une anthologie, épuisée, de R. Delieu, 500 poèmes de la vie quotidienne, anthologie thématique de la langue française 1918-1984). Verhaeren, « Le Moulin » et « Novembre ». Viele Griffin, La Clarté de la vie, « Octobre ». Autom ne m alade, Guillaume Apollinaire Automne malade et adoré Tu mourras quand l’ouragan soufflera dans les roseraies Quand il aura neigé Dans les vergers Pauvre automne Meurs en blancheur et en richesse De neige et de fruits mûrs Au fond du ciel Des éperviers planent Sur les fixes nicettes aux cheveux verts et naines Qui n’ont jamais aimé Aux lisières lointaines Les cerfs ont bramé Et que j’aime ô saison que j’aime tes rumeurs Les fruits tombant sans qu’on les cueille Le vent et la forêt qui pleurent Toutes leurs lar mes en automne feuille à feuille Les feuilles Qu’on foule Un train Qui roule La vie S’écoule 21 Chant d’autom ne, Baudelaire Les Fleurs du mal, "Spleen et idéal", poème LVI (1857) Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, "Spleen et idéal", poème LVI, "Chant d’automne"(1857) I Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ; Adieu, vive clarté de nos étés trop courts ! J'entends déjà tomber avec des chocs funèbres Le bois retentissant sur le pavé des cours. Tout l'hiver va rentrer dans mon être: colère, Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé, Et, comme le soleil dans son enfer polaire, Mon cœur ne sera plus qu'un bloc rouge et glacé. J'écoute en frémissant chaque bûche qui tombe L'échafaud qu'on bâtit n'a pas d'écho plus sourd. Mon esprit est pareil à la tour qui succombe Sous les coups du bélier infatigable et lourd. II me semble, bercé par ce choc monotone, Qu'on cloue en grande hâte un cercueil quelque part. Pour qui? - C'était hier l'été; voici l'automne ! Ce bruit mystérieux sonne comme un départ. II J'aime de vos longs yeux la lumière verdâtre, Douce beauté, mais tout aujourd'hui m'est amer, Et r ien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'âtre, Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer. Et pourtant aimez-moi, tendre cœur ! soyez mère, Même pour un ingrat, même pour un méchant ; Amante ou sœur, soyez la douceur éphémère D'un glorieux automne ou d'un soleil couchant. Courte tâche! La tombe attend ; elle est avide ! Ah! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux, Goûter, en regrettant l'été blanc et torride, De l'arrière-saison le rayon jaune et doux ! 22 Chanson d'automne, Verlaine, Chanson d’automne Les sanglots longs Des violons De l‘automne Blessent mon cœur D’une langueur Monotone Tout suffocant Et blême, quand Sonne l’heure, Je me souviens Des jours anciens Et je pleure ; Et je m’en vais Au vent mauvais Qui m’emporte Deçà, delà, Pareil à la Feuille morte. 23 Le Spectre au Théâtre Les morts du théâtre contemporain : du fantôme au mort-vivant. La foule des gens de théâtre a fait de la scène un mausolée et des textes dramatiques la voix des morts. Le monde a trouvé commode de laisser au théâtre, en partie du moins, le soin de faire dire aux morts leurs volontés posthumes. Sans rentrer dans des considérations historique, le théâtre depuis l’antiquité est le lieu où l’on vient entendre les morts. Ces morts prennent l’apparence de l’invisible et de l’immatériel, de l’antiquité à aujourd’hui. Ils se manifestent le plus souvent dans les textes dramatiques contemporains à travers une esthétique de la dissipation, de la blancheur, de la dématérialisation. Les fantômes prennent la parole. Les personnages se dissolvent dans le spectral, dans une temporalité et un espace de moins en moins définis. La mort, telle qu’elle est traitée par exemple par Jon Fosse, Claude Régy ou Samuel Beckett, est un événement qui supprime le corps et qui ne fait subsister de l’individu que sa voix ou sa silhouette. Les auteurs et metteurs en scène qui s’inscrivent dans ce courant esthétique tentent de mettre en lumière un ensemble d’inquiétudes et de questions inséparables de la pensée contemporaine de la mort : la forclusion de la mort, la dégradation de l’acte de mourir et la perte de substance de l’individu dans la société actuelle, qui le transforme peu à peu en fantôme. Dans cette optique, mettre en scène les morts c’est entrer dans un processus de deuil, de mémoire et de revendication d’une place réelle pour la mort. Mais le théâtre se dégage parfois de l’ancienne voie. Les fantômes trouvent porte close. Leur chemin est barré d’un mur de cadavres. S’ils veulent passer à la scène ils doivent prendre corps : c’est le changement majeur des dramaturgies contemporaines. Certaines voix fantomatiques persistent, mais les cadavres parlants envahissent les textes théâtraux à tel point que je veux comprendre, d’un point de vue littéraire au moins, ce besoin impérieux de fournir un corps à nos morts. La mort étant toujours décrite comme une crise, une délinquance, deux réponses ont été adoptées par la société d’une part et par l’esprit d’autre part : la forclusion et l’abjection. Dans les deux cas, la mort est désappropriée tant par la pensée, la théorie, que par les faits. La forclusion transforme la mort : d’une étape intégrée aux existences tant des sujets qui envisagent leur mort que des survivants à un décès, elle devient une anor malité que la loi ou l’institution doivent régler d’un point de vue géographique, sy mbolique et économique, sans que l’individu puisse intervenir. Le concept même d’abjection pose le cadavre comme menace pour mon identité. Seule la sublimation littéraire de l’abject per met à l’auteur de ne pas mourir de peur. L’individu non artiste, lui, est forcé de considérer le corps mort comme périlleux. Il n’a pas le droit de s’en approcher Ce courant d’incarnation des morts au théâtre vise sans doute à la réappropriation de la mort, tant du point de vue de la forclusion que de celui de l’abjection. Le théâtre, en plaçant les corps morts face à mes yeux de spectatrice, me permet de considérer le cadavre d’une manière inédite. La conservation du cadavre comme lutte contre la forclusion. La forclusion de la mort et son lien avec le théâtre ne sont pas neufs. Genet, déjà, dans L’étrange mot d’… affirme : « Dans les villes actuelles, le seul lieu – hélas encore vers la périphérie – où un théâtre pourrait être construit, c’est le cimetière. (…) Qu’on songe à ce que serait la sortie des spectateurs après le Don Juan de Mozart s’en allant parmi les morts couchés dans la terre, avant de rentrer dans la vie profane. Les conversations ni le silence ne seraient les mêmes qu’à la sortie d’un théâtre parigot. La mort serait à la fois plus proche et plus légère, le théâtre plus grave. » 24 Une lecture contemporaine de ce texte soulève ces questions : la mort doit-elle être rendue plus légère pour être supportablement plus proche ou peut-on-lui rendre son corps ? Le théâtre est-il obligé d’être plus grave aujourd’hui pour parler de la mort ? Dans Mariages Morts, d’Asja Snerc Todorovic, les réponses sont claires. Une fille et son père ont décidé de conserver dans leur armoire le cadavre de leur mère et épouse, cadavre qui continue à communiquer avec eux, parce qu’ils ne supportaient pas l’idée de la perte, de l’enterrement dans la terre de la ville, de la disparition du corps. La forclusion est dénoncée explicitement: « La mère : La loi interdit strictement de garder les cadavres dans les maisons. La loi aime les affaires propres. Les vivants dans les villes, les morts au cimetière. Le moment pour rendre visite aux morts est très précis, et c’est tout. Le père : Vous pouvez avoir une amante, mais à partir du moment qu’elle meurt elle devient la propriété de la ville. La mère : Vous ne pouvez même pas enterrer un enfant mort près de chez vous. C’est interdit. Tous au cimetière public. » Todorovic répondrait donc à Genet que la mort ne doit pas être rendue plus légère mais seulement plus proche et plus réelle. Ce qui parait affreux ici n’est plus la proximité du corps mort, qui devient d‘autant plus familier et inoffensif qu’il se meut devant le spectateur, mais la violence de l’éloignement des morts : a-t-on réellement besoin qu’au deuil s’ajoute la perte du corps ? L’appropriation du cadavre induit une logique qui fonctionne parfaitement et brise l’idée même de la forclusion, toute sa légitimité. Il existe un renversement de l’ordre habituel, le théâtre est bien « l’ordre des morts ». A la question de la gravité du théâtre face à la mort d’autre part, une série d’auteurs répond franchement par le rire. La mort est le sujet d’une blague, le prétexte d’un humour noir. C’est un détour qui per met d’éviter la forclusion. Certes il serait difficile d’affronter directement l’idée de la mort, mais la forclusion ne permet plus de l’envisager. Alors le théâtre en rit, et plus particulièrement rit de la matérialité de la mort. Ce qui est drôle c’est la pourriture, l’odeur, les vers, la décomposition. On permet au spectateur de voir ce qui lui arriver dans ses moindres détails. Citons par exemple Tabori, dans Jubilé : « Helmut : Je n’ai pas d’autre joue à tendre. Arnold : Les vers ? Helmut : Le gel. » Le caractère matériel de cet humour per met la réappropriation de la mort : le cadavre que l’on voit pourrir devant ses yeux est proche, la confrontation, possible seulement par le rire, avec la dimension physique de la mort apporte la compréhension des processus physiques de dégradation du corps, qui se transforme en une chose palpable, que potentiellement on peut connaître, au contraire du spectre. 25 La monstration du cadavre et l’abjection : réalisation du fantasme et accom plissement de la synesthésie. Le sentiment d’abjection fait fuir le cadavre parce qu’il menace notre conception unie de nous même, parce que la constitution même de notre pensée de la mort fait que nous ne pouvons pas envisager le cadavre, nous ne savons pas penser son statut. Selon Kristeva, l’abjection naît face à « un « quelque chose » que je ne reconnais pas comme chose. Un poids de non sens qui n’a rien d’insignifiant et qui m’écrase. A la lisière de l’existence et de l’hallucination, d’une réalité qui, si je la reconnais, m’annihile. » Dans cette optique, le corps mort m’est arraché par l’abjection dans sa simplicité matérielle. Le mouvement de réappropriation des cadavres propre au théâtre contemporain va se manifester par une monstration du corps mort, une exposition qui constitue une lutte contre le sentiment d’abjection. Ce théâtre me force à envisager l’abject et plus encore à me dégager de l’abjection. Si le corps mort est menace pour mon identité, le théâtre réalise à la fois l’objectivation - il n’est pas dans la même réalité, il n’est pas menaçant parce qu’il est sur scène ; et le fantasme - il est devant moi, il me fait peur, il est menaçant et dégoûtant, mais il n’est pas réel. Le fantasme se manifeste par une présentation outrancière de la mort. Le fantôme est un détour pour montrer la mort sans faire face à l’abjection, le cadavre une provocation par l’abject, une volonté de montrer la mort dans sa totalité. Alors que le mort se manifestait exclusivement par sa voix, puisqu’il était immatériel, il devient une figure synesthétique par excellence. La mort se voit, c’est un cadavre en décomposition qu’on nous montre, il s’entend, et de manière extensive, les morts ressassent des litanies, il sent, ou du moins on nous dit qu’il sent la putréfaction, ce qu’il mange a un goût pourri. Et si le toucher n’est pas directement évoqué dans les textes que j’ai pu rencontrer, la confrontation du spectateur avec le corps en décomposition lors du passage à la scène approche le tactile. Cette synesthésie est la manifestation la plus évidente du fantasme qui réside dans l’abjection : la pourriture envahit la vie. L’envahissement par le corps mort prend racine dans le théâtre de l’absurde. Dans Amédée ou comment s’en débarrasser de Ionesco, un couple cache un cadavre dans son appartement. Ce corps grandit, comme les ongles des morts continuent de pousser il continue de grandir, il envahit complètement leur espace intime. Le cadavre est objectivé par ce procédé : même si les personnages n’arrivent pas à contrôler l’envahissement par le corps, même si il y a aussi du fantasme, le corps est un objet sans identité. Il est une chose encombrante, on ne sait jamais qui était le vivant, on ne parle que du mort. Cette chosification permet l’appropriation. Autant il est difficile de se saisir d’un fantôme, d’une idée impalpable, autant le cadavre peut être envisagé comme sien par le personnage et comme proche, saisissable par le spectateur. Enfin, c’est une piste explorée par Naugrette, dans la réappropriation il y a aussi l’idée de quelque chose qui nous soit propre, et peut-être aussi que cette transformation des fantômes en cadavres parlants vise à dénoncer l’impossibilité de mour ir telle que la décrit Rilke : « O mon Dieu, donne à chacun sa propre mort, Donne à chacun la mort née de sa propre vie Où il connut l’amour et la misère. Car nous ne sommes que l’écorce, que la feuille, Mais le fruit qui est au centre de tout C’est la grande mort que chacun porte en soi. » Juliette Prayer - Article disponibl e sur www.lampe-tempete.fr 26