Rêve d`Automne - Tandem Arras

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DOSSIER ARTISTIQUE
Rêve d’Automne
de Jon Fosse
mise en scène : Patrice Chéreau
du mardi 8 mars au vendredi 18 mars 2011
Grande Salle - Théâtre du Nord - Lille
Autour du spectacle :
COURS PUBLIC ANIMÉ PAR YANNIC MANCEL
MERCREDI 16 MARS À 18H30
Petite Salle, Lille
SES FILMS ET CEUX QU’IL AIME : CARTE BLANCHE À PATRICE CHÉREAU
DU 9 AU 23 MARS
Le Majectic, Lille.
En partenariat av ec Plan séquence
Détails sur www.theatredunord.fr
CONFÉRENCE ANIMÉE PAR YANNIC MANCEL
Patrice Chéreau, metteur en scène de théâtre, d’opéra et de cinéma :
quelques repères pour un parcours exemplaire au service de la
Représentation
LUNDI 7 MARS À 14H30
Université du Temps Libre, Lille
PROJ ECTION DE PEER GYNT DE PATRICE CHÉREAU
LUNDI 14 MARS À 18H00
Le Fresnoy, Tourcoing.
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Rêve d’Automne
De Jon Fosse
Mise en scène Patrice Chéreau
Décor Richard Peduzzi
Costumes Caroline de Vivaise
Lumières Dom inique Bruguière
Conception sonore Éric Neveux
Traduit du norvégien par Terje Sinding (L’Arche éditeur)
Avec :
Pascal Greggory L’HOMME
Valeria Bruni-Tedeschi LA FEMME
Bulle Ogier LA MÈRE
Bernard Verley LE PÈRE
Marie Bunel GRY
Michelle Marquais, Alexandre Styker
Assistants à la mise en scène Valérie Nègre, Vincent Huguet
Assistantes aux décors Cécile Degos, Louise Reyre
Assistante costumes Brigitte Laléouse
Assistant lumières François Thouret
Création du Théâtre de la Ville, Paris.
Coproduction Musée du Louvre – Le Grand T, scène conventionnée de Loire-Atlantique
deSingel, Anvers – Théâtre du Nord, Théâtre national Lille-Tourcoing, région Nord- Pas-deCalais – Stadsschouw burg, Amsterdam – Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa –
Wiener Festw ochen – Théâtre de la Criée, Marseille - Centre dramatique national OrléansLoiret-Centre – Festival d’Automne à Paris.
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Sommaire
La pièce
Un rêve en Automne
p.4
L’auteur
Biographie
Entretien avec Jon Fosse
p.5
p.6
Le metteur en scène
Biographie
p.9
La scénographie
Biographie
Entretien avec Richard Peduzzi
Extrait de Rêve d’Automne
Quelques pistes pédagogiques
Pistes d’analyse
Suggestions de séquence
p.11
p.13
p.16
p.18
p.22
Ce qu’en dit la presse
p.30
En photos
p.33
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La pièce Un rêve en automne
Un grand hall peint en rouge, des tableaux cachés dans l’ombre, le salon profond d’un musée où
sont convoqués, les vivants et les morts : toutes ces vies que nous traversons avec eux et le désir
qui s’en va.
Un musée ou un cimetière ? Les musées sont des maisons qui abritent des pensées, nous dit
Proust.
La vie, la passion folle et le désir qui heurtent de plein fouet l’irruption obscène des enterrements,
les générations qui ressassent et disparaissent, la mort qui reprend ses droits et finit par gagner.
Un musée : une salle vide où les corps s’empêchent et se frôlent. La mort de toute une lignée du
côté des hommes : la grand- mère paternelle, le père, et cet homme-ci enfin, cet homme sans
qualités et son fils de dix neuf ans qui ne connaîtra sans doute jamais l’amour. Et puis le sexe,
quel mot ! « Plus on en parle, nous dit Fosse, et plus on parle de Dieu, plus ce dont on parle
disparaît. » Un rêve en automne, des visages qui ne savent pas aimer et souffrent trop, le sexe et
le suicide qui rôdent, des corps qui veulent tout, un cœur, comme dirait Guyotat, « qui ne fait
passer que du sang, et du sang qui ne chauffe plus. » Un homme et une femme qui se sont
désirés il y a longtemps se retrouvent éperdument devant nous : qu’est-ce qui a déjà existé entre
eux ? De quoi sera fait leur futur auquel on assiste déjà ? Et puis : qui est mort ? et qui va mourir ?
C’est le désir fou qui se bat contre la dépression : un texte si charnel et si dur, où les désirs sont
assouvis parfois, contrariés toujours.
La mort qui fait partie de la vie, l’amour si fort et pourtant si peu partagé : être seuls et ensemble,
ensemble et donc seuls. Et la question des enfants : être père ? À quoi bon faire naître des
enfants dont on ne s’occupera jamais ? Les hommes vivent longtemps encore quand tout semble
mort en eux, c’est sans doute ce qu’on appelle la vie de tous les jours. Et puis, il y a les mères,
intarissables et inquiètes, qui survivent à tout, et les grand-mères infatigables, fantômes dansants
elles aussi, habitantes d’un musée cimetière qui savent regarder tout cela de l’œil blasé des
revenants, attendant que leur fils, puis leur petit-fils et leur arrière-petit-fils pour finir, viennent les
rejoindre dans la tombe, une place leur y est assignée depuis longtemps. Accouplements,
mythologies familières : tant d’êtres vivants ou morts, nos fantômes ; la nuit venue, ils se
réincarnent ici sous nos yeux .
Patrice Chéreau, décembre 2010
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L’auteur biographie
Né en 1959 à Tysvaer près de Bergen, Jon Fosse est un écrivain norvégien venu au théâtre
après une quinzaine de romans, de récits, d’essais, de recueils de poèmes et de livres pour
enfants. Sa première pièce, écrite à l’instigation du jeune metteur en scène Kai Johnsen, date de
1994, Et jamais nous ne serons séparés. Suivent plusieurs pièces dont Le nom (1995),
Quelqu’un va venir, créé au Norske THEA TRE d’Oslo en 1996, et L’Enfant, créé au Théâtre
national d’Oslo en 1997. Jon Fosse obtient le prix Ibsen en 1996.
Dans son oeuvre théâtrale, les personnages sont souvent génériques (Lui, Elle, le père, la fille,
Personnage 1, Personnage 2), ils sont deux ou trois, parfois quatre, ils se confrontent plutôt, en
général, à leur propre solitude.
Avec une écriture simple, minimaliste et répétitive, mais presque baroque dans la multiplication
et la transformation infinie de ses motifs, Jon Fosse capte les pensées intimes, les contradictions
et les soubresauts des sentiments qui nous assaillent.
En France, son roman Melancholia I (1996) est paru en 1998 aux éditions P.O.L, traduit par
Terje Sinding (connu notamment pour ses traductions d’Ibsen), ainsi que Le Nom et L’enfant,
publiés par L’Arche. Quelqu’un va venir et Melancholia ont été mis en scène par Claude Régy.
De nombreux metteurs en scène montent en France et dans toute l’Europe les textes de Jon
Fosse.
Jon Fosse débuta avec son premier écrit Raudt, svart ( Rouge, noir). Sa première pièce, Et nous
ne serons jamais séparés, fut montée et publiée en 1994.
Il vit actuellement à Bergen (Norvège). Ses écrits (romans, nouvelles, poésie, essais et pièces
de théâtre) ont été traduits dans plus de quarante langues, et ses pièces ont été montées par les
plus grands metteurs en scène Thomas Ostermeier, Claude Régy…
Il est considéré comme un des plus grands auteurs contemporains et a été décoré de l’Ordre
national du Mérite français en 2007.
Biographie extraite du dossier pédagogique du Théâtre de la Ville.
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Entretien avec Jon Fosse Jon Fosse, de la solitude au partage
Qui êtes-vous, Jon Fosse ?
Jon Fosse: J’ai grandi dans la campagne norvégienne, dans un village du nom de
Strandebar m, près du fjord Hardanger. Un beau coin, mais pas très peuplé. Et pour aller au
lycée, il fallait bien que je m’en aille ailleurs. J’avais environ seize ans, le bon âge je crois pour
quitter la cellule familiale. Quand on doit, tout jeune, s’occuper de soi-même, on apprend les
bases de la vie. […]
Quand avez-vous commencé à écrire ?
Jon Fosse: Les premières fois, c’était des paroles pour des petites chansons, j’avais dans les
douze ans. J’écrivais aussi des petites poésies, des histoires courtes. Bien sûr, c’était vraiment
mauvais. Mais bon, c’est une autre histoire. Et puis lorsque j’ai arrêté de jouer, l’écriture a pris la
place de la musique.
Qu’en attendiez-vous ?
Jon Fosse: J’aimais tout simplement écrire. Écrire m’emmenait ailleurs. À mon premier petit
roman, j’étais encore au lycée, et très influencé par Terjei Vesaas, au point d’en devenir un
véritable épigone. Personne ne l’a jamais lu, mais je crois l’avoir encore dans mes papiers.
Vous avez écrit des romans, des poèmes, des essais, et il semble bien que le théâtre soit venu
par hasard ?
Jon Fosse: Oui, on peut le dire. À Strandebar m, les occasions étaient rares, c’est sûr. Mais je
lisais. Quand je suis parti pour Bergen, je suis allé au théâtre. Et bien entendu Oslo. Au cours
de mes voyages, j’ai assisté à quelques grandes mises en scène. Mais la plupart des spectacles
que j’ai vus étaient mauvais. Je n’avais pas trente ans quand j’ai arrêté d’aller au théâtre. Mon
premier roman, Rouge, noir, que j’ai écrit à vingt ans, a été publié pendant l’hiver 2003. Mais il y
en avait eu d’autres au cours des années 80, et aussi des recueils de poèmes. Je ne pensais
alors absolument pas à la scène et c’est pourtant là, qu’en définitive, je travaille le plus. En fait,
mon idée, c’était d’arriver à vivre de mon écriture, en toute liberté. Et je suis fier de dire que j’y
suis parvenu. Mais en tant qu’auteur indépendant, sans revenus réguliers, on traverse des
périodes où l’argent manque. Au cours d’une de ces périodes, on m’a proposé un travail payé : il
s’agissait juste de donner le début d’une pièce, plus un résumé de la suite.
J’ai dit oui. Pour l’argent. Alors je me suis assis devant mon bureau, c’était la première fois que
je m’attaquais à ce genre de travail, et ça a été la plus grosse surprise de ma vie d’auteur. Je
savais, je sentais que cette écriture était faite pour moi. C’était une évidence! De répliques en
silences, aller où je voulais me paraissait tellement plus facile qu’avec la prose ou la poésie !
Donc comme, après tout, résumer une oeuvre ne peut être qu’une plaisanterie ou pire encore,
j’ai décidé d’aller jusqu‘au bout de la pièce. C’était Quelqu’un va venir.
À ce moment précis, que représentait pour vous le théâtre ?
Jon Fosse: Comme je l’ai dit, je n’y allais pas ; donc, ça représentait surtout un genre littéraire.
J’avais lu les classiques grecs, que j’aimais vraiment. Et aussi Racine, traduit en norvégien, de
même Lorca ; Tchekhov. Et puis Beckett. Je suis un grand admirateur de son écriture. En fait,
Quelqu’un va venir est un commentaire d’En attendant Godot… Des années plus tard, j’ai
commencé à voir en lui un peintre pour le théâtre plutôt qu’un véritable auteur, comme par
exemple Tchekhov. Le théâtre, il ne le laisse pas bouger, être dynamique… Mais ce que j’aime
toujours, c’est l’âme de ses phrases. Mon approche est et reste littéraire…Pour diverses raisons,
Quelqu’un va venir a été la seconde de mes pièces à être montée. Avant, il y avait eu Et jamais
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nous ne nous séparerons, dans la mise en scène de Kai Johnsens. Pour la première fois, je
voyais mon écriture sur scène.
Vous avez vraiment découvert le théâtre à cette occasion ?
Jon Fosse: On peut dire ça. J’ai assisté à l’une des dernières répétitions. Malgré différents
problèmes, la production a pu tenir le coup. Et ça tenait le coup ! Avec beaucoup de moments
très intenses, beaux et tristes. Ces moments magiques de théâtre… Le théâtre, oui, je pense
l’avoir découvert à cette occasion. Et aussi, pour quelqu’un habitué à la solitude de l’auteur, j’ai
découvert à quel point le partage dont il est fabriqué, est formidable.
Quand vous écrivez, vous « voyez » vos personnages ?
Jon Fosse: Pas du tout. Disons que je les entends. J’entends des sons entrer en relation. Ils ne
s’incarnent qu’à travers les acteurs. Ce sont les acteurs qui créent les personnages, pas moi.
Moi, c’est l’écriture, c’est-à-dire une expérience toujours nouvelle, une connaissance sans cesse
renouvelée. Un voyage vers l’inconnu. Quand je me lis, j’ai besoin d’être surpris ; sinon ça veut
dire que c’est mauvais.
En France, on parle de votre « écriture du silence », de votre principe de répétitions.
Jon Fosse: Oui. Le silence chez moi est comme une toile de fond, et les mots des petites lignes
sur le tapis blanc du silence. Et puis, je viens, comme je l’ai dit, de la musique, où variations et
répétitions sont cruciales. C’est ce que j’essaie de retrouver dans mon écriture, qui est très
formelle.
De même que chaque note, chaque mot doit trouver sa place exacte pour composer l’ensemble.
Mais ils ne comptent que comme les éléments d’un tout. Seul le tout possède pour ainsi dire une
âme.
Chez vous, notamment dans Rêve d’automne, le temps est fluctuant.
Jon Fosse: En surface, oui, et puis c’est différent pour chaque pièce. Fondamentalement,
chacune saisit comme en un coup d’oeil, l’instant. Cet instant pendant lequel le passé, le
présent, et dans une certaine mesure le futur peuvent se rencontrer : voilà l’une des formidables
possibilités du théâtre. Et il n’y a là rien d’abstrait, c’est pour de vrai, c’est comme ça, pas
autrement, voilà tout.
Vous mettez les personnages en rapport avec la mort, tout au moins en relation avec un ailleurs.
Jon Fosse: Je ne crois pas. Ou plutôt si, mais c’est un fait : tout le monde se trouve tout le
temps au bord de la mort. Donc dans une sorte de relation avec l’au-delà. Ça fait partie de la
condition humaine. Naturellement, les façons de l’exprimer diffèrent, mais toutes se fondent sur
cette universelle condition humaine.
Il ne s’agit pas de dire comment nous dirigeons notre vie, mais par quoi et comment elle est
dirigée. C’est difficile à comprendre, à expliquer. La sociologie, l’économie, la psychologie
peuvent aider à analyser, mais c’est au théâtre, lieu du concret et de l’imaginaire, que les
dynamiques de base deviennent plus compréhensibles.
Quand vous parlez de solitude, d’absence, d’incertitudes, est-ce que c’est lié à
la Norvège ?
Jon Fosse: Tout ce que j’écris est fondamentalement influencé par mes expériences, même si
ce n’est jamais exactement ce que j’ai vécu, et elles sont évidemment liées au paysage dans
lequel j’ai grandi. Le petit village près du fjord, la côte, l’océan, une maison là, et l’autre très loin.
Les magnifiques couleurs d’automne. Le sombre du ciel, la pluie. La lumière dans les
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fenêtres…Et puis, mon écriture est gouvernée par ma langue. La nouvelle langue norvégienne.
Toute langue, je crois, excelle à exprimer des thèmes singuliers. La mienne, en quelque sorte,
me force à écrire comme j’écris.
Votre traducteur en France, Terje Sinding parle de rythmes, de musicalité.
Reconnaissez-vous vos textes lorsqu’ils sont joués en d’autres langues que le
norvégien ?
Jon Fosse: Oui, en tout cas en français parce que je le comprends un peu. Cela dit, il m’est
arrivé d’assister à une lecture en tchèque, à Prague. Je ne comprenais pas un seul mot, mais
grâce à la forme musicale, au rythme, j’avais presque l’impression de pouvoir toucher la pièce…
de la sentir dans ma main.
Vous n’intervenez pas dans la mise en scène ?
Jon Fosse: Jamais. Je veux écrire sans l’intervention de quiconque, je traite les autres comme
j’entends être moi- même traité. Mais si on me pose des questions, j’essaie d’y répondre. Il n’y a
pas de secrets… Et puis, par chance, mes pièces se montent beaucoup, un peu partout, avec
des gens très différents. Si je devais m’en mêler, je ne saurais plus qui je suis… J’abandonne
mon écriture aux metteurs en scène. C’est, à mon avis, la seule manière rationnelle de procéder.
[…]
Quand vous avez rencontré Patrice Chéreau, l’automne dernier, vous connaissiez son travail ?
Jon Fosse: Naturellement j’avais beaucoup entendu parler de lui, de ses spectacles, de ses
films, mais je n’avais rien vu.
Vous avez parlé théâtre ? Littérature ?
Jon Fosse: Nous avons mangé du très bon poisson. Pour le reste, notre conversation nous
appartient.
Entreti en réalisé par Colette Godard à l’occasi on de l a création de Rêve d’Automne au T héâtre de la Ville.
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Le metteur en scène biographie
Né en 1944, Patrice Chéreau passe son enfance à Paris avec deux parents peintres qui lui
transmettent le goût des arts. Il commence sa carrière dans le théâtre, à vingt et un ans, en
dirigeant le Théâtre de Sartrouville avant de faire faillite et de travailler au Piccolo Teatro de Milan.
En Italie, il monte plusieurs pièces (Splendeur et mort de Joaquin Murieta de Pablo Neruda, Lulu
de Wedekind, Marivaux, Dorst) mais aussi L’Italienne à Alger de Rossini, au Festival de Spolète.
Codirecteur du TNP de Villeurbanne de 1972 à 1981 avec Roger Planchon et Robert Gilbert, il
aborde Marlow e, Marivaux (La Dispute), Bond (Lear), Wenzel et Ibsen (Peer Gynt).
Il met en scène des opéras, Les Contes d’Hoffmann d’Offenbach à l’Opéra de Paris (1974). Puis,
avec Pierre Boulez, il monte au Festival de Bayreuth (1976 à 1980), Der Ring des Nibelungen, la
Tétralogie de Richard Wagner à l’occasion du centenaire de la création de l’oeuvre. Puis la
version intégrale de Lulu de Berg à l’Opéra de Paris (1979). En 1982, il prend la direction du
Théâtre des Amandiers à Nanterre avec Catherine Tasca.
Il rencontre Bernard-Marie Koltès qu’il contribue à révéler en créant la plupart de ses pièces. Il
monte aussi Genet, Marivaux, Heiner Müller, Tchékhov et Shakespeare (Hamlet, au Festival
d’Avignon en 1988).
En 1983, L’Homme blessé le fait connaître des cinéphiles et remporte l’année suivante le César
du meilleur scénario. Durant ces années, il monte également Lucio Silla de Mozart, puis, après
son départ des Amandiers en 1990, Wozzeck au Théâtre du Châtelet en 1992 et Don Giovanni au
Festival de Salzbourg (de 1994 à 1996), ces deux opéras dirigés par Daniel Barenboim.
Au cinéma, après La Chair de l’orchidée (1975), avec Charlotte Rampling, Judith Therpauve
(1978), avec Simone Signoret, L’Homme blessé (1983), avec Jean-Hugues Anglade et Vittorio
Mezzogiorno, Hôtel de France (1987), Le Temps et la Chambre (1992), La Reine Margot (avec
Isabelle Adjani) remporte le prix du jury au Festival de Cannes de 1994, puis cinq césars.
Par la suite, ses films se font plus personnels. Ceux qui m’aiment prendront le train reconduit le
cinéaste à Cannes en 1998, et Intimacy, tourné en anglais à Londres remporte l’Ours d’or au
Festival de Berlin de 2001 ainsi que le prix Louis- Delluc. Les deux films ont choqué par leur
réalisme et leur crudité, mais aussi marqué par la force de leur mise en scène. Avec Son frère,
(Ours d’argent à Berlin), Patrice Chéreau continue sur cette lancée et se concentre sur une
histoire plus intime, comme dans Intimacy, celle d’un homme qui se découvre incapable de
supporter la peur que lui inflige sa maladie.
Il est revenu au théâtre en 2003 pour monter la Phèdre de Racine avec Dominique Blanc,
(Odéon-Théâtre de l’Europe, Ruhr Triennale et Festival de Vienne en Autriche). Son dixième film,
Gabrielle, d’après une nouvelle de Joseph Conrad, avec Isabelle Huppert et Pascal Greggory, est
sorti en septembre 2005.
En juillet 2005, Così fan tutte de Mozart marque son retour à l’opéra au Festival d’Aix-enProvence, puis à l’Opéra de Paris (septembre 2006 et octobre 2006) ainsi qu’au Festival de
Vienne, Autriche (juin 2005 et novembre 2006).
En 2007 et 2009, il a continué à travailler à l’opéra : De la Maison des morts de Janacek, mise en
scène en collaboration avec Thierry Thieû Niang, opéra pour lequel il retrouve Pierre Boulez
(Vienne, Amsterdam et Aix-en- Provence) puis Esa- Pekka Salonen, (Metropolitan Opera de New
York en 2009 et Scala de Milan en 2010), et Tristan et Isolde de Richard Wagner à la Scala en
2007, à nouveau avec Daniel Barenboim.
En collaboration avec Thierry Thieû Niang, il a monté en 2009 La Douleur de Marguerite Duras
avec Dominique Blanc.
Son dernier film, Persécution avec Romain Duris et Charlotte Gainsbourg est sorti en décembre
2009.
Il a été le grand invité du Louvre en novembre 2010 où il a présenté un programme intitulé Les
visages et les corps, fait d’expositions, de théâtre, de danse, de lecture, de musique et de cinéma.
Une pièce de Jon Fosse, Rêve d’Automne, qui constitue l’élément central de cette
programmation, est présentée en avant-première au Louvre et créée au Théâtre de la Ville.
Biographie extraite du dossier pédagogique du Théâtre de la Ville.
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Scénographie Richard Peduzzi
Richard Peduzzi signe, depuis 1969, les décors de toutes les productions de Patrice Chéreau, que
ce soit pour le théâtre, l’opéra ou parfois le cinéma. Par mi les pièces de théâtre on peut compter :
plusieurs créations de Bernard-Marie Koltès au Théâtre des Amandiers de Nanterre entre 1982 et
1989, Le Temps, La chambre, (Botho Strauß, Théâtre de l’Odéon, Paris, novembre 1991), Rêve
d’Automne; par mi les opéras : les représentations du centenaire de la tétralogie Der Ring des
Nibelungen (L’Anneau du Nibelung) de Richard Wagner (entre 1976 et 1980, Festival de Bayreuth
sous la direction Pierre Boulez), Così Fan Tutte de Mozart (juillet 2005, Festival d’Aix-enProvence), Tristan und Isolde de Wagner (octobre 2007, Teatro alla Scala di Milano), La maison
des morts de Leos Janácek (mai 2007, Wiener Festw ochen, Vienne) ; parmi les films : La Chair de
l’Orchidée (d’après James Hadley Chase, 1975), Judith Therpauvre (scénario co-écrit avec Robert
Conchon, 1978), L’Homme Blessé (scénario co-écrit avec Hervé Guibert, 1983), La Reine Margot
(scénario co écrit avec Danielle Thomson, 1994), Ceux qui m’aiment prendront le train (1997).
Richard Peduzzi a par ailleurs été chargé ces dernières années de plusieurs réalisations
muséographiques.
• les expositions : Degas (1988), Gauguin(1989), Le Titien (1993), Impressionnisme-Les origines
(1994), Chardin (1999) – toutes au Grand Palais
• la conception et la réalisation des salles de l’Opéra et de l’Architecture au Musée d’Orsay (1986)
• la restauration, l’architecture intérieure et la muséographie pour la bibliothèque et le musée de
l’Opéra Garnier (1986) ;
• la présentation et l’architecture intérieure au Grand Louvre des salles réservées à l’his toir e du Louvre
• la muséographie du musée d’orfèvrerie Christofle à St Denis (2002)
• la restructuration scénographique et muséographique du musée National d’Histoire et d’Art à
Luxembourg…
Il a été également directeur de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs (1990-2002) et a
dirigé l’Académie de France à Rome (2002-2008).
Passage de relais ou affinités électives, cela fait quarante ans que Patrice Chéreau et Richard
Peduzzi travaillent ensemble, le premier sur la mise en scène, le second sur la création des
décors. Leur point commun, la peinture. Richard Peduzzi grandit au Havre, élevé par son grandpère, dans une ville dévastée par la guerre et rejoint son père l’été, qui l’initie à la peinture et à
l’architecture. « Il y avait quelque chose de triste et de beau dans ces paysages désolés, ce n’est
pas une recherche esthétique qui m’y conduit souvent, mais un sentiment profond, une forme
intime, indissociable de moi-même, qui m’accompagne partout où je vais. »1
Ils ont 20 ans quand ils se rencontrent au Théâtre de Sartrouville en 1967 où Patrice Chéreau
commence les répétitions des Soldats de Lenz. Depuis ses débuts, c’est lui qui conçoit et peint les
décors de ses mises en scène. Jusqu’au jour où un acteur lui lance : « Occupe-toi un petit peu
plus de tes acteurs ». De cette injonction naît une collaboration unique « Ce prodige : travailler
ensemble depuis quarante ans, ce qui n 'est pas simple Et rester amis, que l’on travaille ensemble
ou pas, ce qui est encore moins simple ». 2 De ces décors mémorables – Quai Ouest et Dans la
solitude des champs de coton de Bernard Marie Koltès au théâtre, Ring de Wagner à l’opéra –,
naissent un territoire visuel très fort. « Patrice s’empare de l’univers que je lui propose comme s’il
lui appartenait, le recompose, entre dans ma maison comme si c’était la sienne. […] Cette vision
commune nous conduit à l’intersection d’une même perspective au pied d’un point de fuite qui
devient le terrain sur lequel nous bâtissons nos rêves. »
Au Louvre, Richard Peduzzi expose ses dessins et réalise la scénographie de l’exposition Les
Visages et les Corps. Il conçoit également le décor de Rêve d’automne pour la création du
spectacle au Théâtre de la Ville en s’inspirant du salon Denon du musée du Louvre où le
spectacle est présente en avant-première.
Fabienne Arver s in L es Visages et les corps, supplément des Inrockuptibles, 27 oct. 2010
1 Patrice Chér eau un trajet de Colette Godard, Éditi ons du R ocher.
2 J’y arriverai un jour, Patrice Chér eau, Ac tes Sud
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Entretien avec Richard Peduzzi
Dites-nous le secret de votre collaboration avec Patrice Chéreau ?
Richard Peduzzi: Il repose encore et toujours sur la curiosité que nous avons l’un pour l’autre,
l’exigence, le combat per manent que nous menons sans cesse avec ou contre nous-mêmes, le
besoin constant à chaque moment de se redécouvrir, toujours de se découvrir.
Qu’est-ce qui vous a particulièrement touché dans la pièce de Jon Fosse ?
Richard Peduzzi: L’acuité de son regard et de sa vision du monde, sa façon d’observer les
hommes vivre autour de lui, se rencontrer, s’aimer, s’oublier, mourir, se retrouver, son talent pour
faire reparaître les morts, les aimer, les idéaliser, à nouveau les oublier. Jon Fosse n’est ni triste ni
pessimiste ; comme Kafka, il est rempli d’un humour grave, bienveillant, fataliste, juste et
malicieux. Tout petit enfant, j’ai compris que l’on devait mourir. Face au miroir, déjà je mesurais le
temps, je me demandais qui j’étais, d’où je venais, je me plaisais à m’effrayer en me posant
indéfiniment cette question. Alors, la mort m’effrayait mais n’avait pas de réalité, comme
étrangement, elle n’en a toujours pas aujourd’hui.
La conscience accrue de la fragilité des choses est-elle un des fils conducteurs de votre vie ?
Richard Peduzzi: Oui. Et aussi la certitude que rien n’est jamais gagné, qu’il faut toujours et
toujours chasser le savoir-faire et la facilité. Se poser à chaque moment de nouvelles questions. Je
le constate chaque jour dans mon travail. La technique et les acquis sont bien sûr indispensables
pour s’exprimer mais ils ne doivent pas se voir. Je préfère un peu de maladresse à trop d’habileté
qui gomme l’émotion.
Avec l’âge, vient la sagesse…
Richard Peduzzi: Non je ne m’y fais pas. Cela devrait être ainsi. Mais je n’arrive pas à être sage
comme on l’entend. J’ai l’excentricité de croire que mon mode de vie, ma fantaisie restent identiques
même si parfois mon corps et la fatigue me rappellent à l’ordre. J’essaie de traiter ce rappel à l’ordre
par l’indifférence afin de bâtir à jamais des châteaux de cartes avec le même plaisir.
Rêve d’automne fait-il écho à votre histoire ?
Richard Peduzzi: Cette pièce me rappelle l’Italie et le sentiment ambigu que j’éprouve toujours
envers ce pays. Rome où j’ai eu la chance et l’expérience de travailler six ans à la Villa Médicis, de
contempler les couchers de soleil, de voir s’échapper chaque jour des couleurs que je ne
retrouverais jamais plus, d’admirer le passage des étourneaux qui semblaient tracer indéfiniment
des lignes dans le ciel au-dessus des toits et des coupoles ; la chance et la crainte de vivre,
d’habiter dans les murs avec les pierres de la Villa imbibées de siècles de présence. Nulle part
ailleurs, je n’ai jamais autant ressenti le caractère fugitif de notre existence. Les murs, les
paysages nous précèdent et nous succéderont. Cette conscience de l’éphémère perdure et affirme
le contrepoint qui nous unit Patrice et moi, dans l’urgence, la crainte, les joies et les tristesses des
jours ; qui nous unit non seulement dans notre travail mais aussi dans une certaine vision, à la fois
différente et commune de la vie.
Envisagez-vous le décor comme une architecture plus qu’une peinture ?
Richard Peduzzi: Non, cela dépend. Le dessin et l’architecture sont la colonne vertébrale de tous
les arts. Après, viennent se poser les couleurs et la lumière. Dans les mises en scène de Patrice,
tout apparaît. Je retrouve dans les mouvements qu’il fait exécuter aux comédiens, les pleins et les
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déliés, les positifs et les négatifs, les ovales et les rondes du Bernin et de Boromini, la lumière de
Titien.
La hauteur est-elle un leitmotiv de vos décors ?
Richard Peduzzi: Pas seulement. Je suis obsédé par l’enfermement : celui d’être coincé dans un
ascenseur autant que celui d’être coincé dans l’immensité. Rêve d’automne me fait penser à une
tragédie grecque : la mère morte semble revivre, elle me paraît sortir des murs, monter dans le
ciel, redescendre puis regarder à nouveau la vie. Il me semble que le ciel est comme une boîte qui
nous enferme. À nous de trouver l’originalité pour passer à travers ses parois, les utiliser sans s’y
cogner. L’horizontalité est tout aussi importante, j’aime que les formes et les matér iaux se
répondent, cohabitent ensemble.
Métaphore dela vie, de l’enfance et de la vieillesse,la forme du cercle apparaît en filigrane dans la pièce.
Richard Peduzzi: Oui, le cercle revient dans les formes. Il se répète dans les mises en scène de
Patrice. Tous deux aimons et admirons le tableau 1 de Bruegel, dans lequel des aveugles se
donnent la main. Cette ronde, Patr ice la réinvente à chaque spectacle, lui insuffle un nouveau
mouvement, donnant à ces mains qui se tiennent un sens nouveau.
Qu’est-ce qui caractérise un bon décor ?
Richard Peduzzi: Le décor d’une pièce est une enveloppe, une coquille. À mes yeux, la
dimension artisanale de mon métier est capitale. Un décor mal fait devient un banal décor « de
carton-pâte ». Il fait barrière à l’imagination, à toute émotion, à toute réflexion. Pour Rêve
d’automne, j’aime l’idée initiale de rendre le musée vivant et de le transposer au théâtre. De dire, «
l’histoire de l’art n’est pas figée, mais toujours en mouvement ».
Qu’est-ce qui vous intéresse dans le métier de scénographe ?
Richard Peduzzi: Le décor doit respirer avec le texte, la mise en scène et le jeu des acteurs,
transcender la réalité. Il doit transporter l’imagination ailleurs, sans jamais déranger. Il y a aussi
chez moi un reste d’enfance : jouer et travailler avec l’éphémère avec beaucoup de joie et de
gravité. Au jeu du portrait japonais et de ses métaphores, si Rêve d’automne était…
Un paysage ?
Richard Peduzzi: Un arbre.
Un tableau ?
Richard Peduzzi: La Vierge et l’enfant de Titien peint à la fin de sa vie et L’Origine du monde de
Courbet.
Une sculpture ?
Richard Peduzzi: Un buste de Rodin où l’on voit la vie apparaître dans la pierre, Respirer l’ombre
de Giuseppe Penone.
Une musique ?
Richard Peduzzi: Concerto à la mémoire d’un ange d’Alban Berg, Out of Nowhere de Charly Parker.
Propos recueillis par Emilie Pruvost.- Entreti en réalisé à l’occasion de la créati on de R êve d’Automne au Théâtre de la Ville.
Hors série, Théâtre de la Ville, nov.-déc. 2010.
12
Extrait de Rêve d’automne
L’HOMME
Peut-être
Il va s'asseoir sur le banc,
la femme reste debout,
puis fait quelques pas sur
le chemin.
Silence.
Il reste assis, les yeux baissés,
puis il lève les yeux vers elle,
qui reste debout
Je me suis soudain senti si vide
comme si je m'ennuyais presque
Complètement vide
complètement figé
je me suis senti
Silence. Elle fait quelques pas
sur le chemin
LA FEMME
Et tu es assis là
en pleurant
tout seul
LA FEMME
se tourne vers lui
Mais tu étais assis là
en pleurant
Je l'ai vu
J'ai vu que tu avais pleuré
Pourquoi tu pleurais
là
tout seul
L’HOMME
Moi et ce que j'appelle
l'amour
sommes assis là en pleurant
oui exactement
Bref silence
Ironiquement
L'amour et la mort
rien que l'amour et la mort
L’HOMME
Ça ne veut rien dire
C'est comme ça
Il ne faut pas faire attention
Il se lève, s'approche d'elle
Et je vais te dire
je ne peux pas
agressivement
supporter
ces sentiments
Sentiments
Sentiments
Sentiments de merde
Je hais les sentiments
LA FEMME
Pour que la vie continue
pour que les maisons et les
rues et les villes s'emplissent
pour que les gens meurent
dans la peur et la douleur et le
désespoir pour que les gens
se serrent les uns contre les
autres
dans le désir et la douleur et la
peur
et que d'autres enfants
qui disent que
les jolis noms sont toujours tristes
puissent naître
dans la peur et la douleur et le
désespoir Et au-dessus de tout
ça
il y aurait donc
ce que nous appelons
l'amour
si insupportablement incompréhensible
si impossible à
LA FEMME
Et pourtant tu as
ta famille
ta femme
ton enfant
L’HOMME
Oui oui
L’HOMME
découragé
Non
Bref silence
Non je n'étais pas assis là en
Pleurant
LA FEMME
ne fait que continuer
Toi et ce que tu appelles
l'amour
êtes assis là en pleurant
13
définir
mais il existe
nous le sentons bien
C'est bien dans l'amour
que nous sommes
là
tout seuls
et ensemble
Nous le savons tous les deux
Nous le savons
Peut-être est-ce l'amour
qui sauve
les morts
peut-être
L’HOMME
L'amour de Dieu
LA FEMME
Je ne sais rien de l'amour de
Dieu mais peut-être
peut-être est-ce l'amour de
Dieu peut-être
L’HOMME
Mais alors c'est Dieu en nous
pour ainsi dire
qui sauve les morts
LA FEMME
Peut-être est-ce comme ça
Un peu étonnée
Ou alors les morts
sont peut-être sauvés
par la naissance des enfants
L’HOMME
On ne fait que par ler
Ce sont des bêtises
tout ce qu'on dit
Ce n'est que du bavardage
Oui
LA FEMME
Oui bien sûr
Bref silence
Mais les morts
ils sont là
Ils reposent là et
L’HOMME
continue,
faisant un geste en direction
des tombes ce ne sont pas
des bêtises
Ils ont vécu
et maintenant ils sont là
maintenant ils sont morts
maintenant il ne reste plus rien
de la plupart d'entre eux
Bref silence
Ils n'étaient rien
Rien du tout
Puis il y a eu deux êtres humains
qui
allez savoir comment
dans le désir et la volupté
en tout cas
oui il y a eu deux êtres humains
qui
il s'interrompt,
regarde une tombe
Peut-être y a-t-il eu un homme
qui a pris
la mère de celle-là
dans un cimetière
Peut-être dans ce cimetière
ici
c'est ainsi qu'elle a été conçue
LA FEMME
Dans un cimetière
toi alors
[...]
14
Quelques pistes pédagogiques
par Géraldine Serbourdin, enseignante missionnée au Théâtre Du Nord
Pistes d’analyse
La rencontre entre un auteur majeur du théâtre contemporain, Jon Fosse et un metteur en scène
incontournable du paysage théâtral actuel, Patrice Chéreau nous donne l’occasion de nous
interroger sur la richesse d’une telle connexion, le sens à donner à la mise en lien de deux univers
que réunit un espace commun, le plateau.
Des visages et des corps, des vivants et des morts, des ombres et des mots. Deux univers, Fosse
/ Chéreau : comment se conjuguent-ils, se répondent-ils, se heurtent-ils, s’entendent-ils ?
• L’univers de Jon Fosse
Par mi les thèmes communs à de nombreuses pièces de Jon fosse, le couple (légitime, adultérin,
uni, séparé,) Quelqu’un va venir, Hiver, la famille (décomposée, recomposée, lieu problématique
du non-dit, du tabou) Et nous ne serons jamais séparés, L’enfant, Le fils, la maison, (la vieille
maison évoquée dans Rêve d’automne) le temps, le souvenir, l’oubli, les revenants, les morts,
l’amour, c’est par le biais du personnage central de l’Homme dans Rêve d’automne que nous
entrerons dans la pièce.
• L’univers de Patrice Chéreau
L’engagement corporel, le lyris me caractérisent l’esthétique de P. Chéreau dans sa direction
d’acteurs au théâtre et au cinéma : c’est son acteur complice son « frère » qui est le point commun
entre Koltès, Racine et ici Jon fosse puisque Pascal Greggory interpréta le Client dans La
Solitude des champs de coton, Thésée dans Phèdre et joue ici L’Homme dans Rêve
d’automne. C’est lui qui nous guidera dans l’analyse don personnage
« Les morts sont parmi nous, c’est certain. »
« Lorsque la mise en scène de l’une de mes pièces est réussie, il y a une présence qui
apparaît, qui est d’ailleurs plus forte que ce qui se passe sur le plateau. Et cette présence,
alors, il est impossible de la nier »
Jon Fosse
• Des corps traversés par des mots
Les mots, le style fosséen
D’un côté, une langue : syntaxe et lexique épurés, bribes de phrases dont la typographie
s’apparente d’avantage au poème qu’au drame, aucune ponctuation, des retours à la ligne, des
reprises, des hésitations, une écriture qui avance au rythme de la respiration, des réitérations qui
se déploient d’une réplique à l’autre : « un langage qui est », dit Fosse.
Exemple : p 16 :
« La femme
Tu sais
Ce que je pense
Je pense que je suis peut-être venue ici
Dans ce cimetière
Je veux dire
Pour te rencontrer
C’est peut être ça »
15
Vincent Rafis qui a consacré une étude au théâtre de Jon Fosse rappelle que le lecteur norvégien
se trouve aussi et surtout dans un rapport de radicale étrangeté, tel qu’il pourrait l’éprouver face à
une langue «morte» ou mieux «langue vivante déjà posthume, contenant la potentialité d’un entredeux mondes». Langue fictive donc.
« abstraite, faite pour penser » Jon fosse, entretien in Le Figaro, «langue très propre, préservée,
qui n’est pas touchée par la publicité, le monde des affaires». Langue fictive habitée, portée par
des personnages qui ne sont pas nommés, ils sont désignés dans le texte par des catégories
génériques (L’Homme, La femme, le fils, la mère,) ne sont pas appelés, individualisés par une
parole au cours du dialogue sauf l’ex-épouse et le fils qui sont évoqués et convoqués par la mère
le plus souvent mais dont on sait qu’ils ne sont que des ombres, des déjà morts !? (L’épouse ne
l’est plus, le fils va mourir). A remarquer que les noms cités ou dits seront les inscriptions sur les
pierres tombales, les patronymes, les noms propres appartiennent aux morts, noms écrits :ils
participent ainsi à une poétique du signifiant qui fait résonner la langue norvégienne au cœur de la
pièce.
Cependant le texte écrit les corps en proposant au metteur en scène et lecteur des commentaires,
des indications sur les personnages et des directions ou intentions aux comédiens.
Des corps écrits
En effet les didascalies évoquant les expressions, gestuelles des personnages sont nombreuses
et précises : l’auteur intègre et intercale dans les répliques des indications variées, qu’elles soient
d’ordre psychologiques (« un peu angoissé ») ou uniquement physiques (« elle secoue de
nouveau la tête »)
Exemple :
p.16 « Un peu angoissé
Elle secoue la tète
Le regardant
Dans l’expectative
Ils regardent, semblent attirés l’un vers l’autre mais se retiennent, ils se sourient franchement l’un
à l’autre, puis redeviennent embarrassés
Il rit brièvement, la regarde »
Des personnages, des entités, des mythes
Les personnages ne sont jamais caractérisés par un ancrage social, nous savons qu’ils travaillent
ou ne travaillent pas (difficultés scolaires du fils), mais ne savons rien de leur statut social
proprement dit, nous sommes progressivement informés de leur relations à la famille(l’homme est
divorcé, a un fils qu’il a abandonné, c’est de cette façon qu’il le formule), (la femme vit seule, n’a
pas d’enfant), nous sommes renseignés sur leur vie sentimentale (l’homme est infidèle), nous
apprenons cependant quelques détails qui prennent leur importance dans la thématique de la
pièce, par exemple que l’homme aime les vieilles maisons.
p .20 : « ça ne me réussit pas les vieilles maisons
Je n’arrive pas à les entretenir
J’ai déménagé
Je les ai vendues »
Mais qu’il ne peut pas les garder, son impossibilité à habiter un lieu de souvenirs, à garder, à
s’approprier un espace, à trouver sa place.
Nous savons de l’Homme qu’il est triste « il a peut-être pleuré », « une douleur passe sur son
visage », il tient des propos souvent désabusés, en, même temps sentimental, sincère dans sa
relation à la femme, ferme dans ses propos avec la mère, embarrassé, encombré par le désir de la
femme.
Les femmes de la pièce, quant à elles apparaissent comme des êtres en demande. Atmosphère
de mélancolie pesante qui règne dans les dialogues où il apparaît que les femmes soient en
16
demande urgente de comptes, d’amour, de liens, d’explication. La mère semble reprocher en
permanence le divorce du fils, lui reproche de ne pas rendre visite à ses parents, lui reproche de
ne pas s‘occuper du sien, évoque un passé heureux dès qu’elle le peut, souvenir d’une famille
unie. La Femme est dans une demande d’amour explicite et l’image finale des trois femmes qui
sortent lentement en font des Parques mythiques.
• Des lieux codés
Lieu de la représentation : le Louvre
1.
Création
« C’est un musée que j’ai connu tout petit. Le lieu m’intéresse. Autant pour les œuvres que pour
son architecture. »
P. Chéreau, p. 6 Dossier Les Inrockuptibles
Nous le savons, le spectacle a été créé au Louvres, lieu mythique, espace de mémoire collective
et lieu des origines pour le metteur en scène qui rappelle dans de nombreuses interview s les
longues flâneries avec ses parents dans le grand musée parisien : lieu de découverte des formes,
lieu teinté de l’univers intime de la famille, lieu où, peut-être est née une vocation, celle de mettre
en scène les textes, celle de représenter les situations, inventer une forme, sculpter l’espace,
incarner des êtres de papier.
2.
Reprise
« Patrice s’empare de l’univers que je lui propose comme s’il lui appartenait, le recompose, entre
dans ma maison comme si c’était la sienne. »
R. Peduzzi, Les Inrockuptibles, p. 7
La scénographie de Richard Peduzzi recrée en le transfigurant le décor du Salon Donon du
Louvres.
Il est intéressant de remarquer la métaphore de la maison qui circule entre le metteur en scène, le
scénographe et le texte.
Lieu de la fable: un cimetière
Le texte s’inscrit dans une dramaturgie de la mort, nous l’avons vu: un homme vient assister à
l’enterrement de sa grand-mère, c’est à cette occasion que vont revivre / ou s’éteindre des
amours, famille, ex-femme, maîtresse) renaître des rancunes, (la mère, l’ex-femme) se reproduire
des comportements (amour, ressentiments). Le lieu sera celui de la répétition du même ou
d’invention d’autres liens…
Il semble bien que chaque personnage vienne enterrer quelqu’un ou quelque chose mais peut-être
pas ce qu’on croit dans Rêve d’automne.
L’espace désigné comme lieu de l’action dans la pièce est, par conséquent, un espace habité par
la mémoire des morts, espace visité occasionnellement par des hommes et des femmes venus se
recueillir, se souvenir, ou vivre pleinement un amour : Eros et Thanathos vont ici, comme peut-être
toujours mais le théâtre est là pour nous le rappeler sans doute, se mêler, s’engager, s’étreindre.
C’est en tout cas le parti-pris appuyé de Patrice Chéreau qui, explorant les souterrains du texte de
Jon Fosse, exhumant les corps, mettant à vif les pulsions, exhibe l’amour au milieu des pierres
tombales.
17
Le cimetière, un imaginaire de tragédie
La pièce s’inscrit dans cet imaginaire codé de la tragédie grecque: mères qui hantent les mémoires
et les corps, fils accablé ou mort, passions éteintes ou contrariées, lieux bannis, interdits, hommes
circulant entre les vivants et les morts, à la frontière.
Un homme qui erre dans un cimetière sous une pluie d’automne, un rêveur mélancolique pareil à
ceux que charrie la littérature, homme qui se pose la question du temps, de l’amour, de
l’éphémère, du lien, de la séparation.
Le plateau, lieu d’une expérience unique
On peut sans doute ouvrir la réflexion et non la conclure en reprenant, à propos de ce spectacle,
sa genèse, la rencontre entre un auteur et un metteur en scène, passer par un autre grand du
théâtre qui fit connaître Jon Fosse en mettant en scène ses textes, Claude Régy, que sans doute
le plateau pour les comédiens comme pour les spectateurs que nous sommes, est le lieu où nous
accédons à un savoir, à un endroit de soi que seul le théâtre rend possible.
Le théâtre comme lieu d’une connaissance et d’une expérimentation unique, lieu où la mort et la
vie se pensent autrement, lieu où la mémoire collective rejoint l’individuel.
Homme ou femme enjambant les pierres tombales de nos souvenirs sous une pluie d’automne,
nous posant la question du temps, d’hier, désirant pourtant le corps de l’autre encore, et se
reprochant de ne pas savoir garder les vieilles maisons.
La maison ne serait elle pas toujours fantasmée ?
Bibliographie :
Sur Jon Fosse :
Vincent Rafis, Mémoire et voix des morts dans le théâtre de Jon Fosse, Les presses du réel, coll.
Nouvelles Scènes, 2009.
Vincent Rafis article: A l’orée du langage
Sur Claude Régy :
Claude Régy, Les Voies de la création théâtrale.
Claude Régy, Espaces perdus.
Claude Régy, L’ordre des morts.
Claude Régy, L’Etat d’incertitude.
Sur le spectral au théâtre :
*Monique Borie, Le fantôme ou le théâtre qui doute, Actes sud, 1997
Article joint : Juliette Prayer, Les morts du théâtre contemporain : du fantôme au mort vivant.
Sur Patrice Chéreau :
Patrice Chéreau, Les voies de la création théâtrale.
Colette Godard, Patrice Chéreau, un trajet, éditions du Rocher, 2007.
Patrice Chéreau, avec Georges Banu et Clément Hervieu-Léger, J'y arriverai un jour, Actes Sud,
2009.
18
Suggestions de séquence
La thém atique de l’Automne
De Ronsard à Prévert, en passant par Chateaubriand, Baudelaire et Verlaine, l’automne a inspiré
des générations de poètes. Né, quant à lui, sous le signe de la Vierge qui marque le début de
l’automne, Apollinaire a fait de cette saison, associée souvent au temps qui passe, à la mort, aux
souffrances de l’amour et, partant, aux fins des amours, sa saison privilégiée. Il s’écrit d’ailleurs : «
Mon automne éternelle ô ma saison mentale ». Dans le poème « Signe », il rappelle cette idée : «
Je suis soumis au chef signe de l’Automne ».
Delille, Les Jardins, chant II, 1782.
Millevoye, Elégies, 1811-1814.
« Entre Delille qui finit et Lamartine qui prélude », Millevoye, éminent représentant de la poésie
impériale, écrit en particulier « la Chute des feuilles » en trois versions, où il décline le thème de
l’automne (« De la dépouille de nos bois / L’automne avait jonché la terre (...) Et dans chaque
feuille qui tombe / Je lis un présage de mort »).
Pierres (de) F.-J., Les Quatre saisons ou les Géorgiques françaises, 1763.
Les quatre chants, dont le dernier a probablement été composé dès 1748, annoncent avec les
Saisons de Saint-Lambert l’inspiration nouvelle, descriptive et didactique qui va caractériser la
poésie de la seconde moitié du siècle. Elles sont placées, comme l’indique le sous-titre, sous
l’égide de Virgile.
Chant I. « Le Printemps » : Les transports de Zéphir, enfin de retour, réveillent Flore et toute la
nature, tombée sous l’emprise de Vénus.
Chant II. « L’Été » : Sous les feux du Soleil, triomphant, la Nature devient plus belle et plus
féconde.
Chant III. « L’Automne » : La douceur revient, propice aux fêtes et à l’amour, tandis qu’on récolte
les fruits de la terre.
Chant IV. « L’Hiver » : Les vents et la neige ravagent les champs, en semant la misère, mais la
campagne ne perd pas toute sa beauté.
Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, seconde promenade, 1782.
Saint-Amand, « L’automne aux Canaries » (voir Darcos et Tartayre, Perspectives et
confrontations, XVIIe, éd. Hachette, p. 63).
L’automne rom antique
Bertrand., Gaspard de la Nuit, « Octobre », 1842.
Chateaubriand, Mémoires d’outre tombe, 1re partie, III, chapitre 13 (« Plus la saison était
triste... »).
Gautier, Émaux et Camées, « Ce que disent les hirondelles, chanson d’automne ».
Gautier, Poésies diverses, « La dernière feuille » :
Dans la forêt chauve et rouillée
Il ne reste plus au rameau
Qu’une pauvre feuille oubliée,
Rien qu’une feuille et qu’un oiseau.
Il ne reste plus dans mon âme
Qu’un seul amour pour y chanter,
Mais le vent d’automne qui brame
Ne per met pas de l’écouter ;
L’oiseau s’en va, la feuille tombe,
19
L’amour s’éteint car c’est l’hiver.
Petit oiseau, viens sur ma tombe
Chanter, quand l’arbre sera vert !
Hugo, Les Feuilles d’automne.
Hugo, Les Orientales, « Rêverie ».
Hugo, Toute la lyre, XXXV.
Lamartine, *Pensée des morts, éd. Charles Gosselin, 1830 (extrait).
Lamartine, Méditations poétiques, XXIII, « L’automne », 1820 (« Salut, bois couronnés d’un reste
de verdure ! »).
Thomson, (poète écossais), Les Saisons, « L’automne », 1830.
Autom ne symboliste et parnassien
Baudelaire, Les Fleurs du mal, « Chant d’automne ».
Heredia, Les Trophées, « Vendange », 1972.
Laforgue, Des Fleurs de bonne volonté, XXIX, « Le brave, brave automne » et « Dimanches »
(« C’est l’automne, l’automne, l’automne... »).
Les Complaintes, « Complainte de l’automne monotone ».
Premiers poèmes, « Les après-midi d’automne ».
Milosz, Le Poème des décadences, « Chanson d’automne », éd. Silvaire, 1899.
Samain, Au jardin de l’infante, « Automne », 1893 (poème donné en commentaire à l’EA F en juin
1990 à Bordeaux, Caen, Cler mont-Ferrand, Limoges, Nantes, Or léans-Tours, Poitiers, Rennes).
Le Chariot d’or, « Automne » (poème donné en commentaire à l’EAF en 1981 à Montpellier).
Verlaine, Poèmes saturniens, « Nevermore » et « Chanson d’automne » (« Les sanglots longs /
Des violons / De l’automne... »).
AU XXe siècle
Apollinaire, Alcools, « Les Colchiques », « Automne malade », « L’Adieu », « Automne »,
« Signe ».
Berimont, Le Grand Viager, « *Le Vin mordu » et « *Le Rémouleur », éd. Debresse, 1954.
Cadour, Hélène ou le règne végétal, Les Amis d’enfance, « Automne ».
Cornelus, De sel et de terre, « Novembre » (dans une anthologie, épuisée, de R. Delieu, 500
poèmes de la vie quotidienne, anthologie thématique de la langue française 1918-1984).
Des meuzes, La Nouvelle Guirlande de Julie, « *Automne », éd. ouvrières, 1976.
Fombeure, Sortilèges vus de près, « *Automne ».
Fourest, La Négresse blonde, « Jardins d’automne ».
Malrieu Le Château cathare, « Automne » (dans une anthologie, épuisée, de R. Delieu, 500
poèmes de la vie quotidienne, anthologie thématique de la langue française 1918-1984).
Mambrino, L’Oiseau-cœur, « *L’automne », éd. Stock, 1979.
Norge, « Calendrier » (dans une anthologie, épuisée, de R. Delieu, 500 poèmes de la vie
quotidienne, anthologie thématique de la langue française 1918-1984).
Orizet, Miroir oblique, « *Timide octobre », éd. Saint-Ger main-des- Prés, 1969.
Paysan, La Musique du feu, « *Pourquoi j’aime le brouillard », éd. Denoël, 1967.
Prévert, « Chanson des escargots qui vont à l’enterrement », « L’automne » (« Un cheval s’écroule
au milieu d’une allée / Les feuilles tombent sur lui / Notre amour frissonne / Et le soleil aussi »).
Regniez, La Sandale ailée, « Septembre », 1906.
20
Richepin, La Mer, « En septembre » :
Ciel roux. Ciel de septembre
De la pourpre et de l’ambre
Fondus en tons brouillés
Draperie ondulante
Où le soleil se plante
Comme un vieux clou rouillé.
Saintonge, Toucher terre, « L’automne en roux » (dans une anthologie, épuisée, de R. Delieu, 500
poèmes de la vie quotidienne, anthologie thématique de la langue française 1918-1984).
Verhaeren, « Le Moulin » et « Novembre ».
Viele Griffin, La Clarté de la vie, « Octobre ».
Autom ne m alade, Guillaume Apollinaire
Automne malade et adoré
Tu mourras quand l’ouragan soufflera dans les roseraies
Quand il aura neigé
Dans les vergers
Pauvre automne
Meurs en blancheur et en richesse
De neige et de fruits mûrs
Au fond du ciel
Des éperviers planent
Sur les fixes nicettes aux cheveux verts et naines
Qui n’ont jamais aimé
Aux lisières lointaines
Les cerfs ont bramé
Et que j’aime ô saison que j’aime tes rumeurs
Les fruits tombant sans qu’on les cueille
Le vent et la forêt qui pleurent
Toutes leurs lar mes en automne feuille à feuille
Les feuilles
Qu’on foule
Un train
Qui roule
La vie
S’écoule
21
Chant d’autom ne, Baudelaire
Les Fleurs du mal, "Spleen et idéal", poème LVI (1857) Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal,
"Spleen et idéal", poème LVI,
"Chant d’automne"(1857)
I
Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ;
Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !
J'entends déjà tomber avec des chocs funèbres
Le bois retentissant sur le pavé des cours.
Tout l'hiver va rentrer dans mon être: colère,
Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,
Et, comme le soleil dans son enfer polaire,
Mon cœur ne sera plus qu'un bloc rouge et glacé.
J'écoute en frémissant chaque bûche qui tombe
L'échafaud qu'on bâtit n'a pas d'écho plus sourd.
Mon esprit est pareil à la tour qui succombe
Sous les coups du bélier infatigable et lourd.
II me semble, bercé par ce choc monotone,
Qu'on cloue en grande hâte un cercueil quelque part.
Pour qui? - C'était hier l'été; voici l'automne !
Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.
II
J'aime de vos longs yeux la lumière verdâtre,
Douce beauté, mais tout aujourd'hui m'est amer,
Et r ien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'âtre,
Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.
Et pourtant aimez-moi, tendre cœur ! soyez mère,
Même pour un ingrat, même pour un méchant ;
Amante ou sœur, soyez la douceur éphémère
D'un glorieux automne ou d'un soleil couchant.
Courte tâche! La tombe attend ; elle est avide !
Ah! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux,
Goûter, en regrettant l'été blanc et torride,
De l'arrière-saison le rayon jaune et doux !
22
Chanson d'automne, Verlaine,
Chanson d’automne
Les sanglots longs
Des violons
De l‘automne
Blessent mon cœur
D’une langueur
Monotone
Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l’heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure ;
Et je m’en vais
Au vent mauvais
Qui m’emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte.
23
Le Spectre au Théâtre
Les morts du théâtre contemporain : du fantôme au mort-vivant.
La foule des gens de théâtre a fait de la scène un mausolée et des textes dramatiques la voix des
morts. Le monde a trouvé commode de laisser au théâtre, en partie du moins, le soin de faire dire
aux morts leurs volontés posthumes. Sans rentrer dans des considérations historique, le théâtre
depuis l’antiquité est le lieu où l’on vient entendre les morts. Ces morts prennent l’apparence de
l’invisible et de l’immatériel, de l’antiquité à aujourd’hui. Ils se manifestent le plus souvent dans les
textes dramatiques contemporains à travers une esthétique de la dissipation, de la blancheur, de
la dématérialisation. Les fantômes prennent la parole. Les personnages se dissolvent dans le
spectral, dans une temporalité et un espace de moins en moins définis. La mort, telle qu’elle est
traitée par exemple par Jon Fosse, Claude Régy ou Samuel Beckett, est un événement qui
supprime le corps et qui ne fait subsister de l’individu que sa voix ou sa silhouette. Les auteurs et
metteurs en scène qui s’inscrivent dans ce courant esthétique tentent de mettre en lumière un
ensemble d’inquiétudes et de questions inséparables de la pensée contemporaine de la mort : la
forclusion de la mort, la dégradation de l’acte de mourir et la perte de substance de l’individu dans
la société actuelle, qui le transforme peu à peu en fantôme. Dans cette optique, mettre en scène
les morts c’est entrer dans un processus de deuil, de mémoire et de revendication d’une place
réelle pour la mort.
Mais le théâtre se dégage parfois de l’ancienne voie. Les fantômes trouvent porte close. Leur
chemin est barré d’un mur de cadavres. S’ils veulent passer à la scène ils doivent prendre corps :
c’est le changement majeur des dramaturgies contemporaines. Certaines voix fantomatiques
persistent, mais les cadavres parlants envahissent les textes théâtraux à tel point que je veux
comprendre, d’un point de vue littéraire au moins, ce besoin impérieux de fournir un corps à nos
morts.
La mort étant toujours décrite comme une crise, une délinquance, deux réponses ont été adoptées
par la société d’une part et par l’esprit d’autre part : la forclusion et l’abjection. Dans les deux cas,
la mort est désappropriée tant par la pensée, la théorie, que par les faits. La forclusion transforme
la mort : d’une étape intégrée aux existences tant des sujets qui envisagent leur mort que des
survivants à un décès, elle devient une anor malité que la loi ou l’institution doivent régler d’un point
de vue géographique, sy mbolique et économique, sans que l’individu puisse intervenir. Le concept
même d’abjection pose le cadavre comme menace pour mon identité. Seule la sublimation
littéraire de l’abject per met à l’auteur de ne pas mourir de peur. L’individu non artiste, lui, est forcé
de considérer le corps mort comme périlleux. Il n’a pas le droit de s’en approcher
Ce courant d’incarnation des morts au théâtre vise sans doute à la réappropriation de la mort, tant
du point de vue de la forclusion que de celui de l’abjection. Le théâtre, en plaçant les corps morts
face à mes yeux de spectatrice, me permet de considérer le cadavre d’une manière inédite.
La conservation du cadavre comme lutte contre la forclusion.
La forclusion de la mort et son lien avec le théâtre ne sont pas neufs. Genet, déjà, dans L’étrange
mot d’… affirme :
« Dans les villes actuelles, le seul lieu – hélas encore vers la périphérie – où un théâtre pourrait
être construit, c’est le cimetière. (…)
Qu’on songe à ce que serait la sortie des spectateurs après le Don Juan de Mozart s’en allant
parmi les morts couchés dans la terre, avant de rentrer dans la vie profane. Les conversations ni le
silence ne seraient les mêmes qu’à la sortie d’un théâtre parigot.
La mort serait à la fois plus proche et plus légère, le théâtre plus grave. »
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Une lecture contemporaine de ce texte soulève ces questions : la mort doit-elle être rendue plus
légère pour être supportablement plus proche ou peut-on-lui rendre son corps ? Le théâtre est-il
obligé d’être plus grave aujourd’hui pour parler de la mort ?
Dans Mariages Morts, d’Asja Snerc Todorovic, les réponses sont claires. Une fille et son père ont
décidé de conserver dans leur armoire le cadavre de leur mère et épouse, cadavre qui continue à
communiquer avec eux, parce qu’ils ne supportaient pas l’idée de la perte, de l’enterrement dans
la terre de la ville, de la disparition du corps. La forclusion est dénoncée explicitement:
« La mère : La loi interdit strictement de garder les cadavres dans les maisons. La loi aime les
affaires propres. Les vivants dans les villes, les morts au cimetière. Le moment pour rendre visite
aux morts est très précis, et c’est tout.
Le père : Vous pouvez avoir une amante, mais à partir du moment qu’elle meurt elle devient la
propriété de la ville.
La mère : Vous ne pouvez même pas enterrer un enfant mort près de chez vous. C’est interdit.
Tous au cimetière public. »
Todorovic répondrait donc à Genet que la mort ne doit pas être rendue plus légère mais seulement
plus proche et plus réelle. Ce qui parait affreux ici n’est plus la proximité du corps mort, qui devient
d‘autant plus familier et inoffensif qu’il se meut devant le spectateur, mais la violence de
l’éloignement des morts : a-t-on réellement besoin qu’au deuil s’ajoute la perte du corps ?
L’appropriation du cadavre induit une logique qui fonctionne parfaitement et brise l’idée même de
la forclusion, toute sa légitimité. Il existe un renversement de l’ordre habituel, le théâtre est bien
« l’ordre des morts ».
A la question de la gravité du théâtre face à la mort d’autre part, une série d’auteurs répond
franchement par le rire. La mort est le sujet d’une blague, le prétexte d’un humour noir. C’est un
détour qui per met d’éviter la forclusion. Certes il serait difficile d’affronter directement l’idée de la
mort, mais la forclusion ne permet plus de l’envisager. Alors le théâtre en rit, et plus
particulièrement rit de la matérialité de la mort. Ce qui est drôle c’est la pourriture, l’odeur, les vers,
la décomposition. On permet au spectateur de voir ce qui lui arriver dans ses moindres détails.
Citons par exemple Tabori, dans Jubilé :
« Helmut : Je n’ai pas d’autre joue à tendre.
Arnold : Les vers ?
Helmut : Le gel. »
Le caractère matériel de cet humour per met la réappropriation de la mort : le cadavre que l’on voit
pourrir devant ses yeux est proche, la confrontation, possible seulement par le rire, avec la
dimension physique de la mort apporte la compréhension des processus physiques de
dégradation du corps, qui se transforme en une chose palpable, que potentiellement on peut
connaître, au contraire du spectre.
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La monstration du cadavre et l’abjection : réalisation du fantasme et accom plissement de la
synesthésie.
Le sentiment d’abjection fait fuir le cadavre parce qu’il menace notre conception unie de nous
même, parce que la constitution même de notre pensée de la mort fait que nous ne pouvons pas
envisager le cadavre, nous ne savons pas penser son statut. Selon Kristeva, l’abjection naît face à
« un « quelque chose » que je ne reconnais pas comme chose. Un poids de non sens qui n’a rien
d’insignifiant et qui m’écrase. A la lisière de l’existence et de l’hallucination, d’une réalité qui, si je
la reconnais, m’annihile. » Dans cette optique, le corps mort m’est arraché par l’abjection dans sa
simplicité matérielle.
Le mouvement de réappropriation des cadavres propre au théâtre contemporain va se manifester
par une monstration du corps mort, une exposition qui constitue une lutte contre le sentiment
d’abjection. Ce théâtre me force à envisager l’abject et plus encore à me dégager de l’abjection. Si
le corps mort est menace pour mon identité, le théâtre réalise à la fois l’objectivation - il n’est pas
dans la même réalité, il n’est pas menaçant parce qu’il est sur scène ; et le fantasme - il est devant
moi, il me fait peur, il est menaçant et dégoûtant, mais il n’est pas réel.
Le fantasme se manifeste par une présentation outrancière de la mort. Le fantôme est un détour
pour montrer la mort sans faire face à l’abjection, le cadavre une provocation par l’abject, une
volonté de montrer la mort dans sa totalité. Alors que le mort se manifestait exclusivement par sa
voix, puisqu’il était immatériel, il devient une figure synesthétique par excellence. La mort se voit,
c’est un cadavre en décomposition qu’on nous montre, il s’entend, et de manière extensive, les
morts ressassent des litanies, il sent, ou du moins on nous dit qu’il sent la putréfaction, ce qu’il
mange a un goût pourri. Et si le toucher n’est pas directement évoqué dans les textes que j’ai pu
rencontrer, la confrontation du spectateur avec le corps en décomposition lors du passage à la
scène approche le tactile. Cette synesthésie est la manifestation la plus évidente du fantasme qui
réside dans l’abjection : la pourriture envahit la vie. L’envahissement par le corps mort prend
racine dans le théâtre de l’absurde. Dans Amédée ou comment s’en débarrasser de Ionesco, un
couple cache un cadavre dans son appartement. Ce corps grandit, comme les ongles des morts
continuent de pousser il continue de grandir, il envahit complètement leur espace intime. Le
cadavre est objectivé par ce procédé : même si les personnages n’arrivent pas à contrôler
l’envahissement par le corps, même si il y a aussi du fantasme, le corps est un objet sans identité.
Il est une chose encombrante, on ne sait jamais qui était le vivant, on ne parle que du mort. Cette
chosification permet l’appropriation. Autant il est difficile de se saisir d’un fantôme, d’une idée
impalpable, autant le cadavre peut être envisagé comme sien par le personnage et comme
proche, saisissable par le spectateur.
Enfin, c’est une piste explorée par Naugrette, dans la réappropriation il y a aussi l’idée de quelque
chose qui nous soit propre, et peut-être aussi que cette transformation des fantômes en cadavres
parlants vise à dénoncer l’impossibilité de mour ir telle que la décrit Rilke :
« O mon Dieu, donne à chacun sa propre mort,
Donne à chacun la mort née de sa propre vie
Où il connut l’amour et la misère.
Car nous ne sommes que l’écorce, que la feuille,
Mais le fruit qui est au centre de tout
C’est la grande mort que chacun porte en soi. »
Juliette Prayer - Article disponibl e sur www.lampe-tempete.fr
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