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Pour tous ceux qui n’auraient pas lu
Les Frères Karamozov
la mise en scène et l’adaptation théâtrale de l’œuvre par Guy DELAMOTTE
et Véro DAHURON, les plongera d’emblée dans l’univers mental de Dostoïevski, un univers hanté par l’idée du péché, le sentiment de
culpabilité et cela bien au-delà des dogmes judéo-chrétiens.
Pour comprendre Dostoïevski, il faut savoir qu’il a vécu les pires expériences : la torture, le bagne pour des raisons politiques, le deuil
de plusieurs enfants et surtout la maladie : l‘épilepsie.
Cet homme qui a écrit
Les Frères Karamazov
à la fin de sa vie, n’a plus rien à perdre, sauf son âme. Ce reste d’âme qui suffoque, il
l’exprime à travers le personnage d’Aliocha, le plus jeune des frères Karamozov. Les tentations d’Aliocha ce sont ses frères, auxquels
il est attaché par des liens non divins, des liens affectifs, même si ses frères représentent le « mal ».
À la mort de son père spirituel, Zosime, Aliocha le moine, retourne dans le monde, en partant à la rencontre de ses frères : Dimitri, un
homme débauché et Ivan un intellectuel athée.
Le père décrit comme un être « sans foi ni loi » meurt assassiné par le dernier de ses fils, devenu son domestique et qui accumule les
tares, celle d’être batard et épileptique.
Tout indique que c’est la souffrance morale, le sentiment d’avoir été abandonnés, humiliés par un père abject qui ont conduit à la
catastrophe : le meurtre du père.
Dostoïevski continue l’enquête policière qu’il avait menée dans « Crime et châtiment » acculant le meurtrier Raskonikov à avouer son
crime.
Ce que suggère Dostoïevski, c’est que ce n’est pas seulement Smerdiakov qui est coupable mais toute la fratrie puisque chacun de ses
membres souhaitait la mort du père ou bien personne n’a rien fait pour l’en empêcher.
Et les femmes dans tout ça ? Dostoïevski leur assigne un rôle presque angélique. Elles sont capables d’aimer jusqu’à l’abnégation, des
hommes « monstrueux ».
La vision de Dostoïevski n’est pas intellectuelle. Elle parle de souffrance et de misère morale. Les personnages qu’il décrit, il les a
côtoyés, ils lui ressemblent comme des frères. Dans ces conditions « le père » aussi pourrait être un frère. Car le meurtre du père ne
résout rien. Le sentiment de fatalité héréditaire qui pèse sur la destinée de ses frères, cette obscurité fait partie des tentations
d’Aliocha et pourtant lui qui se trouve épargné par celle de la débauche, celle du nihilisme, qui finit par douter de son père spirituel
Zosime dont le cadavre pue, lui, Aliocha n’aurait plus d’autre alternative que de se supporter lui-même, impuissant spectateur des
malheurs de sa fratrie et du meurtre du père ? Pas de réponse de toute façon, comme si cet Aliocha, il faisait partie du tissu humain, le
nôtre. Un pays à feu et à sang n’empêche pas de vivre. L’assassinat d’un père n’entraine pas la mort de la famille. Cela signifie-t-il
qu’au lieu de vivre, les humains ne feraient que survivre à leur indignité ?
Il est vrai, Dostoïevski donne l’impression de camper du côté des réprouvés, de peindre des personnages excessifs et violents. Mais
nous avons à cœur de les entendre parce ce sont ces hommes-là qui se font la guerre et que si le coupable désigné n’est plus Dieu,
alors oui, il est possible de parler de responsabilité, plus positive que la notion de péché.
Néanmoins celui qui ne s’est jamais senti coupable au point de sombrer dans la dépression, ne peut que retirer les tisons du feu.
C’est une histoire d’amour entre frères que relate Dostoïevski. Quand tout a brûlé, restent encore les souvenirs d’enfance heureux.
Pour un seul de ses souvenirs, Aliocha dit que la vie vaut la peine d’être vécue.
Timo TORIKKA, Dimitri, et Gilles MASSON, Ivan, tous deux remarquables, incarnent les sentiments de honte, de révolte, de désespoir
qui minent un homme jusqu’à la déréliction. Comment ne pas se sentir bouleversés par la véhémence de leurs propos. Ils ne cessent
de se frapper : « Le diable et le bon Dieu qui luttent ensemble avec pour champ de bataille, le cœur des gens… »
David JEANNE-COMELLO incarne avec subtilité, la fragilité d’Aliocha, plus délicat, moins expansif que ses frères.
Anthony LAIGNEL souligne fiévreusement, l’aspect maladif, répulsif et odieux de Smerdiakov.
Véro DAHURON est une Grouchenka aussi excessive par sa vitalité que Dimitri, tandis que Catherine VINATIER incarne une Katerina
manifestement plus froide et fière.
Le metteur en scène, très habilement, met de temps en temps en perspective des séquences filmées où l’on voit en champ narratif, les
personnages marcher dans une ville, rencontrer leur père etc. Une rue sépare le cinéma du théâtre en quelque sorte. Mais il s’agit
d’une rue si voisine du rêve. Les visages y apparaissent souvent silencieux, inquiets, très expressifs.
Cette adaptation des « Frères Karamazov » fort soutenue, travaillée, se distingue par son intensité. Sans conteste, le metteur en scène
et les comédiens sont si bien imprégnés par l’œuvre de Dostoïevski qu’ils se rejoignent généreusement, physiquement, pour exprimer
à haute tension, la présence incroyable de leurs personnages qui disent tout haut ce que parfois nous pensons tout bas. N’importe,
cela fait du bien de savoir que ces êtres déchirés, impossibles, mais réels, aient trouvé leur place au théâtre, sous les auspices de la
Compagnie PANTA-THÉÂTRE.
Evelyne Trân – Le Monde.fr
12 Mai 2013