Chapitre 5
Explication et causalité
Dans la philosophie contemporaine des sciences, il existe un large consensus pour penser que
l'explication des phénomènes qui nous entourent constitue l'un des buts légitimes de la science, avec
leur description, leur prédiction et leur contrôle. C'est même peut-être son but primordial. Pourtant,
dans la première moitié du siècle, de nombreux philosophes voyaient dans la recherche
d'explications une entreprise outrepassant la compétence de la science. Lorsqu'on examine les
raisons qui ont pu amener par exemple Pierre Duhem (1906) à opposer la tâche consistant à "sauver
les phénomènes" à la recherche d'une explication "profonde" de ces phénomènes, on peut constater
que ce n'est pas l'explication elle-même qui est mise en cause, mais plutôt une certaine conception
"métaphysique" de l'explication scientifique, selon laquelle celle-ci viserait à dévoiler l'essence
cachée qui est présente derrière les phénomènes. La recherche d'une explication en ce sens
menacerait, selon Duhem, l'autonomie de la science, car la notion même d'"essence cachée" veut
qu'elle soit inaccessible aux instruments de la recherche scientifique, qui ne peuvent avoir affaire
qu'aux phénomènes. Par conséquent, les tentatives d'explication en ce sens sont nécessairement
tributaires d'une idéologie métaphysique ou religieuse. Ces idéologies sont prisonnières d'un
affrontement perpétuel et stérile, car soustrait à la portée des méthodes d'arbitrage impartial de la
science. Duhem dénonce la satisfaction trompeuse que peut procurer une explication qui puise dans
les ressources d'une doctrine métaphysique : il est impossible en principe de soumettre les
affirmations des doctrines métaphysiques au contrôle de l'expérience. En attaquant l'explication en
tant que telle, Duhem dénonce en fait le caractère gratuit et arbitraire des explications qui sont
fondées sur l'adhésion à une doctrine métaphysique.
L'histoire n'a pas consacré l'usage duhémien qui n'admet d'explication que métaphysique. On
peut accepter le postulat de l'autonomie de la science par rapport à la métaphysique, sous une
certaine conception, et néanmoins continuer de penser que la science propose des explications.
Lorsque nous savons qu'un certain phénomène s'est produit, la science nous permet de savoir
pourquoi ce phénomène s'est produit. Cela revient à remplacer une connaissance purement
descriptive par une explication.
Depuis Aristote, une connaissance scientifique doit pouvoir être exprimée comme la
conclusion d'un raisonnement - plus particulièrement déductif - qui nous permet de dépasser la
connaissance purement descriptive pour parvenir à la connaissance du pourquoi d'un phénomène.
Ce sont les raisonnements qui accomplissent cela que nous considérons comme des "explications".
La conception contemporaine dite "déductive-nomologique" (expression désormais abrégée par “ D-
N ”) de l'explication reprend cette idée en exigeant que ce qu'il s'agit d'expliquer - l'explanandum
1
-
1
Ces termes latins - "explanans" et "explanandum" du verbe "explanare" - sont d'un usage courant dans la littérature.
Parfois on trouve aussi, avec la même signification, les formes équivalentes du verbe latin synonyme "explicare", ce qui
donne "explicans" et "explicandum". Mais certains auteurs prérent réserver les dérivés d'"explanare" pour
l'explication scientifique tandis qu'ils utilisent les dérivés d'"explicare" pour l'analyse de la signification des mots, ou
explicitation.
doit apparaître comme la conclusion d'un argument déductif. L'ensemble des prémisses d'un
argument explicatif constitue l'explanans : ce qui explique.
La conception argumentative de l'explication, que nous retrouvons dans la tradition
épistémologique du XXe siècle, est l'héritière de celle d'Aristote à au moins deux autres égards.
Premièrement, selon Aristote, la science ne peut pas connaître les objets singuliers en tant que tels,
mais seulement en tant qu'instances d'une espèce. Dans le vocabulaire contemporain, la science ne
peut expliquer les propriétés d'un individu qu'en les déduisant de prémisses universelles portant sur
son espèce. La doctrine aristotélicienne de la nécessaire généralité de toute explication scientifique
se retrouve dans l'exigence de la conception D-N selon laquelle l'une au moins des prémisses d'un
argument explicatif doit désigner une loi de la nature (d'où le qualificatif "nomologique").
Deuxièmement, Aristote identifie la connaissance scientifique à la connaissance des causes. De
manière analogue, les défenseurs contemporains du modèle D-N de l'explication sont souvent
partisans de l'identification de l'explication scientifique à l'explication causale. Cependant, il existe
bien entendu des différences importantes entre ces deux conceptions, les principales concernant la
possibilité contestée par Aristote mais admise aujourd'hui d'expliquer des faits singuliers, et le
rapport entre causalité et explication. Aristote fonde sa théorie de la connaissance scientifique sur
une théorie plus fondamentale de la causalité, tandis que l'empirisme logique considère que la
théorie de l'explication scientifique doit rendre compte de la causalité : la cause d'un phénomène est
selon cette tradition l'ensemble des conditions initiales mentionnées dans une explication.
L'explication déductive-nomologique
L'article de 1948 dans lequel Carl Hempel et Paul Oppenheim proposent le modèle D-N de
l'explication a exercé une influence immense. Leurs propositions constituent désormais la théorie
classique de l'explication scientifique. Toute réflexion ultérieure peut être comprise soit comme une
tentative pour amender la formulation originale dans le détail, soit comme une remise en cause de
l'une ou l'autre de ses thèses.
Selon Hempel et Oppenheim (1948), la science peut et doit chercher à expliquer aussi bien
des faits et événements singuliers que des lois ; le but primordial de leur article est cependant
l'analyse de la forme logique des explications singulières. Pour être singulière, une explication doit
avoir comme explanandum un énoncé singulier (atomique* ou moléculaire*), c'est-à-dire un énoncé
dont la forme logique ne contient ni quanteurs* ni variables* mais qui peut contenir des connecteurs
propositionnels* (comme "ou" et "et"). Les conditions imposées sur l'explanans sont les suivantes.
(1) L'explanans contient deux parties T (comme "théorie") et C, T étant la partie nomologique
et C exprimant les conditions initiales. Plus précisément, T doit contenir au moins un énoncé qui
soit intrinsèquement général : cet énoncé doit avoir la forme d'une généralisation universelle ou
existentielle dans laquelle la portée du quanteur n'est limitée d'aucune manière, et il ne doit être
équivalent à aucun énoncé singulier. C doit être un énoncé singulier (ou un ensemble de tels
énoncés).
(2) L'explanandum E peut être déduit de la conjonction de T et de C, mais non de C seul
2
.
L'idée qui consiste à concevoir l'explication scientifique comme un argument déductif
contenant nécessairement au moins une loi a rencontré des difficultés de deux types. D'une part, il
existe des pseudo-explications qui sont intuitivement circulaires et donc non explicatives, mais qui
satisfont formellement les conditions (1) et (2). D'autre part, plusieurs objections ont remis en cause
l'adéquation philosophique de l'analyse proposée vis-à-vis du concept intuitif d'explication. Il s'est
avéré que les difficultés de la première sorte sont surtout de nature technique et peuvent être
surmontées en ajoutant des clauses restrictives supplémentaires à (1) et (2).
Précédence temporelle de l'explanans sur l'explanandum ?
Parmi les objections de fond à la conception D-N, un premier groupe concerne le fait que le
modèle D-N n'impose aucune restriction sur la situation temporelle des faits singuliers qui font
partie de l'explanans et l'explanandum. L'explication astronomique de la dernière éclipse totale de
Soleil mentionnera par exemple la position et la vitesse du Soleil, de la Terre et de la Lune à un
certain instant précédant l'éclipse (conditions initiales exprimées dans C), et les lois du mouvement
de Newton qui permettent de déduire l'alignement de ces trois corps célestes au moment où s'est
produite l'éclipse. On achève l'explication en disant qu'une éclipse totale de Soleil n'est rien d'autre
que l'apparence particulière que prennent le Soleil et la Lune, observés de la Terre, lorsque ces trois
corps sont parfaitement alignés et qu'aucun rayon solaire n'atteint l'observateur
3
. Or rien dans le
modèle D-N ne prescrit la précédence temporelle des conditions initiales sur l'explanandum. Une
explication de l'éclipse qui la déduirait des positions du Soleil, de la Terre et de la Lune à un
moment ultérieur à l'éclipse correspond donc parfaitement au modèle. Mais il semble intuitivement
problématique d'accepter que l'information sur ce qui se passera demain explique ce qui se passe
aujourd'hui.
Deux considérations montrent que la question de savoir si l'explanans doit précéder ou non
l'explanandum est plus profonde qu'il n'y paraît à première vue. Premièrement, l'insatisfaction
intuitive dans laquelle nous laisse l'explication du passé par l'avenir est un indice du lien intuitif
entre l'explication et la causalité. Dans le cas de l'éclipse, on peut supposer que seule une
explication qui mentionne une cause de l'éclipse est intuitivement satisfaisante, et comme la
précédence temporelle de la cause sur l'effet est une composante fondamentale du concept moderne
de causalité
4
, exiger d'une explication satisfaisante qu'elle soit causale au sens indiqué implique que
les conditions initiales de l'explanans doivent précéder l'explanandum. Or il existe des explications
2
Dans l'explication D-N d'une loi, E peut être déduit de prémisses qui sont toutes nomologiques.
3
Nous reviendrons sur le fait que la dernière partie de l'explication ne se plie pas au modèle D-N : c'est l'explication
"analytique" de l'identité d'une propriété qui répond à la question "Qu'est-ce qu'une éclipse ? ", plutôt qu'à la question :
"Pourquoi y a-t-il eu une éclipse ?", qui est susceptible d'une réponse D-N.
4
Hume l'inclut dans sa fameuse définition de la cause comme "un objet antérieur et contigu à un autre, tel que tous les
objets semblables au premier soient placés dans une relation semblable de priorité et de contiguïté par rapport à des
objets semblables au second." (Hume 1739, p. 171, tr. p. 259; cf. aussi Hume 1748, p. 76, tr. p. 124/5). Ce n'est pas le
cas d'Aristote, qui compte parmi les causes - et les explications - les causes matérielle et formelle qui sont
contemporaines à leurs effets, et la cause finale qui lui est ultérieure.
qui ne satisfont pas cette contrainte. L'exemple par lequel Hempel (1965a, p. 353) justifie son refus
d'introduire la précédence temporelle des conditions initiales sur l'explanandum dans le modèle D-N
est celui du principe du moindre temps de Fermat qui permet d'expliquer le fait que les rayons de la
lumière sont réfractés lors du passage d'un médium à un autre, par exemple de l'air à l'eau. Une telle
explication prend la forme suivante :
- prémisses : 1) le rayon R part d'un point A dans l'aire et arrive au point C dans l'eau.
2) les rayons de lumière ont des vitesses différentes selon le milieu.
3) principe de Fermat : R minimise le temps de parcours total entre A et C.
- conclusion : R passe par un point B de la surface sépaant les deux média tel que les trois
points A, B et C ne sont pas alignés, ce en quoi consiste le phénomène de réfraction.
A
R air
B
eau
C
Le passage de R par le point intermédiaire B, qui constitue ici l'explanandum, correspond à un
événement antérieur à l'événement de l'arrivée du rayon en C qui est mentionné dans les prémisses
de l'explication.
On peut entrevoir la complexité du problème lorsqu'on sait qu'il existe aujourd'hui un débat
analogue sur la question de savoir s'il existe des formes de causalité rétroactive où l'effet précède la
cause, notamment en physique quantique
5
.
Explication et prédiction
Deux autres exemples célèbres d'explication permettent d'éclairer davantage le rapport entre
explication et causalité. Comme nous allons le voir, ils montrent premièrement que l'exigence selon
laquelle les conditions initiales doivent être une cause de l'explanandum est associée de façon
étroite, dans nos intuitions, à un type important d'explication scientifique : une explication qui ne la
respecte pas nous laisse insatisfaits. Sous cet aspect, le modèle D-N est incomplet, puisqu'il a la
prétention de fournir une analyse de notre concept préphilosophique d'explication. Deuxièmement,
ces exemples réfutent la thèse soutenue par de nombreux philosophes des sciences selon laquelle le
concept de causalité se réduit à celui d'explicabilité selon le modèle D-N
6
.
5
Cf. Phil Dowe, "Backwards Causation and the Direction of Causal Processes", Mind 105 (1996), p. 1-22.
6
Cette thèse est clairement exprimée par Carnap : "Que signifie alors l'énoncé : l'événement B est causé par l'événement
A ? Qu'il existe dans la nature certaines lois dont on peut déduire logiquement l'événement B, à condition de les
conjuguer avec la description exhaustive de l'événement A." (Carnap 1966, trad. p. 189). Des formulations semblables
peuvent être trouvées chez Popper (1934, tr. p. 57); Hans Reichenbach, The Rise of Scientific Philosophy (1951),
(1) Bromberger (1966, p. 83) a proposé l'exemple suivant. Considérons l'ombre d'une tour
produite par la lumière du soleil. On peut donner une explication parfaitement satisfaisante de la
taille de l'ombre à partir de la hauteur de la tour, de la position du Soleil relativement à la tour et de
la loi de propagation rectiligne des rayons de lumière. Mais si cette explication satisfait les
conditions imposées par le modèle D-N, c'est tout aussi bien le cas de l'explication réciproque
déduit la hauteur de la tour de la taille de l'ombre. Or la question de savoir si cette dernière
explication est acceptable est sujette à controverse
7
.
(2) Supposons que la régularité nomique suivante soit réelle : chaque fois qu'un baromètre
fonctionnant correctement indique que la pression chute de façon abrupte, des vents violents se
produisent quelques heures plus tard. Une telle loi permettrait d'expliquer telle tempête particulière
par ce qu'indique le baromètre quelques heures auparavant. Cette possibilité constitue un contre-
exemple au modèle D-N de l'explication dans la mesure où l'explication proposée est conforme à ses
conditions, mais semble intuitivement inacceptable : ce qui explique vraiment une tempête, c'est la
chute de la pression de l'air qui constitue une cause commune de ce qu'indique le baromètre et de la
tempête.
Ces exemples permettent de remettre en cause l'équivalence entre explication selon le modèle
D-N et causalité : (1) est une "explication" non satisfaisante d'une cause par son effet ; et (2)
prétend expliquer un événement par un autre qui n'est ni sa cause ni son effet, puisque les deux
événements en question sont des effets d'une cause commune. Au lieu de confirmer l'équivalence
entre l'explication D-N et la causalité, les exemples ci-dessus semblent plutôt indiquer que la
causalité est une condition indépendante qu'il faudrait ajouter à celles du modèle D-N. Les exemples
(1) et (2) suggèrent que le concept d'explication qui est important intuitivement est plutôt celui
d'explication causale, et que l'exigence de causalité rend le concept d'explication réellement plus
riche que le concept explicité par le modèle D-N.
Ces mêmes exemples peuvent également servir à mettre en question une autre équivalence
revendiquée par Hempel et Oppenheim (1948). Ces auteurs entendent en effet identifier dans le
modèle D-N la structure logique commune à l'explication et à la prédiction, qui selon eux ne
diffèrent que de manière pragmatique. Cette différence concerne l'usage qui est fait de la déduction
de E à partir de C et T : si E désigne un événement qui a déjà eu lieu et si nous en avons déjà pris
connaissance, alors nous pouvons en rechercher et en fournir une explication D-N où soit C, soit T,
soit la déductibilité même de E par rapport à C et T était auparavant inconnu du destinataire de
l'explication. En revanche, si nous ne savons pas encore que l'événement E s'est produit, en
particulier s'il a lieu dans l'avenir, il est possible de le prédire en montrant qu'il est une conséquence
déductive de C et T. Le cas où E a lieu dans l'avenir n'est pourtant pas le seul où il peut être
approprié de parler de prédiction : imaginons une expérience scientifique dont les résultats ont été
Berkeley, University of California Press, 1959, p. 158; Wolfgang Stegmüller, Probleme und Resultate der
Wissenschaftstheorie und Analytischen Philosophie, Vol. I.: Erklärung, Begündung, Kausalität (1969), Berlin,
Springer, 1983, p. 512/3.
7
Bromberger et Salmon (1990, p. 47) expriment l'intuition qu'elle ne l'est pas, mais van Fraassen (1980, pp. 132-134)
construit un contexte dans lequel la longueur de l'ombre peut effectivement expliquer la hauteur de la tour.
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