Pré-note d’intention / Première lecture dramaturgique
Dès les premières pages j’ai su que ce texte m’intéressait ; que j’avais envie de mettre en scène ces
personnages. Je retrouvais dans ce texte les questions qui m’habitent depuis plusieurs projets et j’avais le
sentiment de tenir entre les mains un texte qui faisait le lien entre l’Épreuve de Marivaux que je venais de mettre
en scène, et Haute-Autriche de F. X. Kroetz mon précédent travail.
Si Rebekka Kricheldorf est actuellement inconnue en France, en Allemagne elle a déjà écrit plus d’une
vingtaine de pièces. Toutes ont été créées dans les plus grandes institutions allemandes : du Deutsches Theater
de Berlin au Staatstheater de Stuttgart où la pièce a été créé en 2004. La quasi totalité de ces textes traitent du
conflit générationnel entre baby boomer et leurs enfants. La ballade du tueur de conifères raconte l’histoire de
Yann Mao qui refuse de reprendre l’entreprise de son père Franz, ancien soixante-huitard reconverti aux douces
oreilles du capitalisme. Pour le jeune homme, le capital est là pour être dépensé. De toute manière notre héros
semble plus préoccupé par les tests de personnalité à deux sous, (où son score ne dépasse jamais cinq points)
ses conquêtes féminines et des tentatives malheureuses de s’intégrer dans divers groupes… Affublé de
Rodolphe, homme à tout faire surqualifié mais au chômage, Yann survit et cherche une place et un combat à
mener. Il va ainsi croiser la route d’Elvira, une ancienne compagne de lutte du père, qui elle, se désespère du
conformisme de sa fille Anna. Et enfin Tina, femme-sandwich support de publicité pour téléphone portable, qui ne
manque pas l’occasion de vendre son propre corps contre de l’espèce pour s’en sortir…
Au fond l’auteur dresse le portrait d’une génération en mal d’optimisme, de tabou à briser, bref en crise
idéologique… on pourrait mettre en sous titre de la pièce (pour faire un clin d’œil à Don Duyns1) Trente ans, et
alors ! – contre quoi faut-il encore se rebeller ou faut-il encore se rebeller ? Entre ascenseur social bloqué,
précarité, consommation à outrance ou planification d’une vie en schéma d’entreprise, chaque personnage tente
de se débrouiller et d’inventer son parcours. Mais chacun semble dire à la génération précédente : que nous
reste t’il ? L’auteur nous décrit un désenchantement du monde qui prend l’aspect d’une désillusion idéologique.
Cette génération, qui a subit la fin du rêve des classes moyennes, qui se rend compte de la mort de l’utopie dans
laquelle ils ont été élevés… Yann, Anna, Rodolphe et les autres refusent de reproduire le schéma familial. Alors
pour ne pas tourner en rond on bricole et surtout chacun cherche des principes de vie : Anna gère sa vie
sentimentale comme une introduction en bourse, Rodolphe s’accroche à ses diplômes, et Yann déprime que
personne ne souhaite se battre en duel avec lui.
Mais la pièce ne prend pas le chemin d’une charge envers une génération qui est passé des barricades
aux salons feutrés des Rotary et qui laisse un héritage plus que problématique à ses propres enfants. La pièce de
Rebekka Kricheldorf n’est pas non plus un petit manuel destiné aux enfants de soixante-huitard perdu vis à vis de
leurs parents dans notre société du début du XXIe siècle. Ni une pièce didactique à destination des anciens
révolutionnaires voulant payer une dette à leur descendance… Mais bien une comédie, au sens premier du
terme. La critique sociale chez nos « Classiques » passaient par la lutte des classes entre maître et valet, ici le
conflit se situe dans l’intergénérationnel. Loin de dénoncer et de faire le procès de nos pères, Rebekka
Kricheldorf s’en amuse. Car au fond, tous les personnages sont traversés par la même contradiction, entre
injonction à la recherche du bonheur individuel et aspiration à la reconstruction d’un mythe ou d’une vision du
monde qui puisse donner un sens à ce qu’ils vivent. Complètement perdus et extrêmement conscients de leur
propre perte, tous les personnages, sauf Yann, se raccrochent aux morales qu’ils trouvent à portée de main.
Yann tentera, mais désespérément, ne trouvera jamais quelque chose à sa taille. Si ce n’est de finir fier
propriétaire d’une colonie de flamand rose.
Autre particularité chez Kricheldorf : elle aime passer à la moulinette les grands textes du répertoire pour
se réapproprier leurs fables, leur thèmes et leurs personnages... Sans néanmoins en faire un dogme, cette
pratique lui permet de réinterpréter les grandes figures du théâtre au regard de nos sociétés du début du XXIe
siècle. Cette forme lui permet également de se débarrasser de la fable, que l’on connaît tous par définition, pour
mieux creuser son sujet. Ici c’est Don Juan qui passe sur le billard. Ainsi le légendaire séducteur est devenu
Yann Mao qui se transforme paradoxalement en un magnifique looser. Il ne cherchera qu’une seule chose aux
yeux des autres, être détesté de tous « dans ce mode post soixante-huitard ou tout le monde à coucher avec tout
le monde ». Rebekka Kricheldorf ne cherche pas le coupable et ne donne raison à personne. Elle montre des
contradictions, les opposent ; les fait se croiser et présente ainsi l’absurdité de ces destins tragiques qui nous font
rire et nous questionnent.
Renaud Diligent / Juin 2014
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1 Don Duyns, Vingt ans, et alors ? Contre quoi faut-il encore se rebeller ou faut-il encore se rebeller ?, ed les Solitaire intempestif, 1998, Besançon.Collage de texte de
théâtre où Don Duyns auteur néerlandais dresse avec humour le portrait de la génération MTV et des jeunes citoyens-consomateurs en mal de combat politique dans
notre société européenne.
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