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Ce qui m’a d’emblée provoquée, ce sont ces vers: irréguliers, libres. L’impertinence des octo-
syllabes qui viennent fouetter les majestueux alexandrins. Une partition vibrante qui naît du frot-
tement, d’une confrontation joyeuse. À cela s’ajoute une intrigue qui oscille elle aussi entre les
genres. L’auteur continue à faire trembler l’univers merveilleux du mythe dans un subtil désé-
quilibre. La comédie n’y est pas le propre des valets, tout comme la tragédie n’est pas l’attribut
des gens de pouvoir. Je ris de cet Amphitryon qui se heurte à une réalité qui lui échappe, comme
j’éprouve de l’amertume à l’égard de Sosie, trop habitué à se mouler aux désirs de son maître. Je
tremble devant Alcmène qui ne reconnaît plus l’être aimé et je m’amuse de Jupiter qui découvre
les plaisirs de la chair.
Tragédie et comédie cohabitent ainsi avec beaucoup de légèreté et le passage de l’un à l’autre
ouvre une énigme. C’est pourtant la même mécanique qui semble faire surgir l’un et l’autre. Et je
crois qu’on ne peut pas les séparer, qu’il faut essayer au contraire de les faire jaillir, dans le jeu des
comédiens, à partir de leur naïveté. C’est avec la plus grande sincérité que Sosie se demande :
« Rêvé-je ? est-ce que je sommeille ? Ai-je l’esprit troublé par des transports puissants ? Ne sens-je
pas bien que je veille ? Ne suis-je pas dans mon bon sens ? (…) Ne tiens-je pas une lanterne en
main ? ». Ce questionnement, pour pouvoir véritablement être entendu dans ce qu’il a d’émouvant
et de drôle, exige de l’acteur un grand abandon, une candeur capable de nous déconcerter.
Le spectateur complice le voit bien : les personnages sont idiots, incapables de déchiffrer ce qui
leur arrive. On les suit lorsqu’ils s’embourbent et on les comprend si bien.
Je prendrai donc résolument le parti de l’idiotie et non celui de l’ironie. Pas de surplomb mais une
parole qui naît de la collision avec le réel qui résiste.
Valets, maîtres et dieux sont pris dans le même tourbillon, poussés, par force ou par plaisir, à se
soumettre à l’inconnu qui fait irruption. Si l’Amphitryon de Molière provoque une joie carnava-
lesque, il appelle aussi une réflexion profonde qui naît de notre risible fragilité.
Amphitryon
L’idiote, par Nalini Menamkat