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La notion de désémantisation appelle une double mise en garde. D’une part, comme l’a fait
remarquer à juste titre Traugott (1980: 47), l’appauvrissement sémantique n’est pas à
concevoir en terme de pure perte, dans la mesure où il permet de passer d’un sens plus
référentiel à un sens moins référentiel ou plus abstrait: d’une certaine façon, on gagne au
change puisque la langue acquiert ainsi de nouveaux moyens linguistiques, qui renvoient
moins au monde concret dont on parle qu’à l’organisation de celui-ci par les locuteurs,
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en
termes de modalité ou de temps, par exemple.
D’autre part, la désémantisation d’un élément linguistique entraîne un changement du point de
vue de la distribution, qui peut également être considéré comme un élargissement plutôt qu’un
appauvrissement (Heine 1993:54). Si la désémantisation implique bel et bien un
rétrécissement sémantique dans la mesure où il y a perte de traits sémantiques originaux, elle
signifie en même temps un enrichissement, car l’élément linguistique qui se grammaticalise
peut être utilisé dans plus de contextes au fur et à mesure que ses restrictions
distributionnelles se diluent. Dans la mesure où il y a disparition progressive de la
proéminence distributionnelle (et peut-être cognitive) de sujets humains, l’élément
grammaticalisé se prête à renvoyer à des situations dont il pourra spécifier, par exemple, le
rapport avec le moment de l’énonciation (le temps), les limites initiale ou finale, la durée ou la
vitesse
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(l’aspect) ou encore, la façon dont le rapport avec la réalité est envisagé (la
modalité).
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En ce qui concerne le paramètre morphosyntaxique, la grammaticalisation implique une
décatégorialisation, pour employer la terminologie de Hopper & Thompson (1984). En effet,
si un verbe se situe sur une chaîne de grammaticalisation, il tend à neutraliser ou à perdre
même complètement ses privilèges syntaxiques de catégorie lexicale majeure (N et V) pour
adopter un comportement qui ressemble plus à celui des catégories lexicales secondaires,
telles que l’adjectif, la préposition ou l’adverbe. En l’occurrence, le verbe perd en capacité de
sélection: sa valence ou sa force de subcatégorisation diminue ou finit même par disparaître.
Un symptôme particulier mentionné par Heine (1993: 75), pertinent pour la suite de notre
propos, consisterait dans le fait que le verbe tend de moins en moins à sélectionner des
syntagmes nominaux pour s’associer de plus en plus à des types de verbe non finis ou non
tensés, tel l’infinitif. En outre, si au stade source, un verbe sélectionne typiquement un
complément renvoyant à un référent concret, une fois que le processus de grammaticalisation
est entamé, il aura davantage tendance à se joindre à des compléments renvoyant à des
situations. Le rapport avec ce que nous venons d’observer du point de vue sémantique est bien
sûr évident.
Notons que si l’affaiblissement de la capacité de sélection est un élément-clé de la
décatégorialisation, il n’en est toutefois pas le seul symptôme. Dans le cas des verbes par
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C’et la raison pour laquelle Traugott (1980) dit que les marqueurs grammaticaux acquièrent un sens
pragmatique.
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Les données sur lesquelles les travaux de Heine et son équipe se basent sont surtout empruntées aux langues
africaines. Il est intéressant de noter que la vitesse est considérée comme un concept aspectuel, ce qui n’est pas
souvent le cas dans la tradition des langues romanes. On verra toutefois que la question mérite d’être posée, en
particulier pour l’espagnol et l’italien.
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Lorsque le stade “source” est un verbe lexical et le stade “cible” un verbe TAM, c’est-à-dire une expression de
type temps-aspect-mode, il y aurait parmi ces trois catégories un certain ordre sur la chaîne de
grammaticalisation: ainsi le temps serait plus près de la cible que l’aspect (Lamiroy 1987; Traugott 1989), les
modaux occupant une position intermédiaire. Pour ces derniers, on devrait encore distinguer entre les
épistémiques qui se rapprochent davantage du stade “cible” et les déontiques, qui sont plus proches en termes
relatifs du stade “source” (Kronning 1995). On peut donc schématiser comme suit:
(i) verbe lexical > aspect > m. déontiques > m. épistémiques > temps > affixe