Document 1 : La liberté, une notion âprement discutée.
LIBERTÉ : c’est un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens ; qui
chantent plus qu’ils ne parlent ; qui demandent plus qu’ils ne répondent ; de ces mots qui
ont fait tous les métiers, et desquels la mémoire est barbouillée de Théologie, de
Métaphysique, de Morale et de Politique ; mots très bons pour la controverse, la
dialectique, l’éloquence ; aussi propres aux analyses illusoires et aux subtilités infinies
qu’aux fins de phrases qui déchaînent le tonnerre.
Je ne trouve une signification précise à ce nom de “Liberté” que dans la dynamique et la
théorie des mécanismes, où il désigne l’excès du nombre qui définit un système matériel
sur le nombre des gènes qui s’opposent aux déformations de ce système, ou qui lui
interdisent certains mouvements.
Cette définition qui résulte d’une réflexion sur une observation toute simple, méritait d’être
rappelée en regard de l’impuissance remarquable de la pensée morale à circonscrire
dans une formule ce qu’elle entend elle-même par “liberté” d’un être vivant et doué de
conscience de soi-même et de ses actions.
Les uns, donc, ayant rêvé que l’homme était libre, sans pouvoir dire au juste ce qu’ils
entendaient par ces mots, les autres, aussitôt, imaginèrent et soutinrent qu’il ne l’était
pas. Ils parlèrent de fatalité, de nécessité, et, beaucoup plus tard, de déterminisme ; mais
tous ces termes sont exactement du même degré de précision que celui auquel ils
s’opposent. Ils n’importent rien dans l’affaire qui la retire de ce vague où tout est vrai. Le
“déterminisme” nous jure que si l’on savait tout, l’on saurait aussi déduire et prédire la
conduite de chacun en toute circonstance, ce qui est assez évident. Le malheur veut que
“tout savoir” n’ait aucun sens. Paul Valéry (1871-1945)
Regards sur le monde actuel, 1931
Document 2 : Fatalisme et déterminisme, deux doctrines opposées mais qui ont en commun d’être deux
théories anti-liberté.
On peut prédire ce qui arrivera dans un système clos, ou à peu près clos, par exemple
dans un calorimètre, dans un circuit électrique, dans le système solaire, si l’on considère
les positions des astres seulement. [...]
Il est inévitable qu’un esprit exercé aux sciences étende encore cette idée déterministe à
tous les systèmes réels, grands ou petits.
Ces temps de destruction mécanique [Écrit pendant la guerre de 1914-1918] ont offert
des exemples tragiques de cette détermination par les causes sur lesquels des millions
d’hommes ont réfléchi inévitablement. Un peu moins de poudre dans la charge, l’obus
allait moins loin, j’étais mort. L’accident le plus ordinaire donne lieu à des remarques du
même genre ; si ce passant avait trébuché, cette ardoise ne l’aurait point tué. Ainsi se
forme l’idée déterministe populaire, moins rigoureuse que la scientifique, mais tout aussi
raisonnable. Seulement l’idée fataliste s’y mêle, on voit bien pourquoi, à cause des
actions et des passions qui sont toujours mêlées aux événements que l’on remarque. On
conclut que cet homme devait mourir là, et que c’était sa destinée, ramenant ainsi en
scène cette opinion de sauvage que les précautions ne servent pas contre le dieu, ni
contre le mauvais sort. Cette confusion est cause que les hommes peu instruits
acceptent volontiers l’idée déterministe ; elle répond au fatalisme, superstition bien forte
et bien naturelle comme on l’a vu.
Ce sont pourtant des doctrines opposées ; l’une chasserait l’autre si l’on regardait bien.
L’idée fataliste, c’est que ce qui est écrit ou prédit se réalisera quelles que soient les
causes ; les fables d’Eschyle tué par la chute d’une maison, et du fils du roi qui périt par
l’image d’un lion nous montrent cette superstition à l’état naïf. Et le proverbe dit de même
que l’homme qui est né pour être noyé ne sera jamais pendu. Au lieu que, selon le
déterminisme, le plus petit changement écarte de grands malheurs, ce qui fait qu’un
malheur bien clairement prédit n’arriverait point. Mais on sait que le fatalisme ne se rend
pas pour si peu. Si le malheur a été évité, c’est que fatalement il devait l’être. Il était écrit
que tu guérirais, mais il l’était aussi que tu prendrais le remède, que tu demanderais le
médecin, et ainsi de suite. Le fatalisme se transforme ainsi en un déterminisme
théologique ; et l’oracle devient un dieu parfaitement instruit, qui voit d’avance les effets
parce qu’il voit aussi les causes. Il reste à disputer si c’est la bonté de Dieu ou sa
sagesse qui l’emportera. Ces jeux de paroles sont sans fin. Alain (1868-1951)
Éléments de philosophie
Association ALDÉRAN © - Conférence 1600-214 : “Pour une philosophie de la liberté” - 13/01/2007 - page 5