CONFÉRENCE DU FORUM DES SAVOIRS “Plus l’être humain sera éclairé, plus il sera libre.” Voltaire QUAND BOLZANO CORRIGE KANT CONFÉRENCE PAR GHISLAIN VERGNES Association ALDÉRAN Toulouse pour la promotion de la Philosophie MAISON DE LA PHILOSOPHIE 29 rue de la digue, 31300 Toulouse Tél : 05.61.42.14.40 Email : [email protected] Site : www.alderan-philo.org conférence N°1000-088 QUAND BOLZANO CORRIGE KANT conférence de Ghislain Vergnes donnée le 23/03/2007 à la Maison de la philosophie à Toulouse Philosophe praguois de langue allemande, Bolzano est resté méconnu jusqu'à la fin du XXème siècle malgré son rôle fondamental en mathématiques, en logique et en métaphysique. Peu publiée de son vivant, son œuvre, immense et consistante, émerge petit à petit de l'inconnu depuis le début du XXème siècle. La philosophie classique prétend que les déclarations de Kant au sujet de la métaphysique sont incontournables. Mais la philosophie classique ignore toujours l'ampleur de la destruction de la philosophie kantienne effectuée par Bolzano. Une invitation à une double relecture : celle de Kant et celle de Bolzano. Association ALDÉRAN © - Conférence 1000-088 : “Quand Bolzano corrige Kant” - 23/03/2007 - page 2 Pourquoi avoir choisi ce sujet ? Ma curiosité a été éveillée par Kevin MULLIGAN (professeur à Genève) dont les écrits portent (depuis 1983) sur « ontologie, philosophie de l’esprit, phénoménologie réaliste, philosophie autrichienne de BOLZANO à WITTGENSTEIN ». Dans le Précis de philosophie analytique de Pascal ENGEL (2000) il rédige le chapître « Métaphysique et Ontologie » où il cite BOLZANO plusieurs fois en association avec FREGE, chapitre qu’il termine sur une note : « de toutes les parties de la philosophie théorique, l’ontologie et la métaphysique sont les plus vigoureuses. »…1… « au moins en ce qui concerne la philosophie analytique. La philosophie Continentale, certes, prétend que les déclarations de Kant au sujet de la métaphysique sont incontournables. Mais la philosophie Continentale ignore toujours l’ampleur de la destruction de la philosophie kantienne effectuée par BOLZANO. » Le nom de BOLZANO n’est pas inconnu : en mathématiques au début de l’analyse (étude des fonctions) il est associé à GAUSS, CAUCHY, WEIERSTRASS dans plusieurs théorèmes fondamentaux. En logique, Robert BLANCHÉ le place dans son Histoire de la logique comme mathématicien qui participe au réveil de la logique au début du XIXème siècle. Mais ce nom reste difficile à trouver dans les encyclopédies et les bibliographies d’avant 1990. Association ALDÉRAN © - Conférence 1000-088 : “Quand Bolzano corrige Kant” - 23/03/2007 - page 3 QUAND BOLZANO CORRIGE KANT PLAN DE LA CONFÉRENCE PAR GHISLAIN VERGNES I BIOGRAPHIE, ŒUVRE ET POSTÉRITÉ 1 - Biographie 2 - Œuvre 3 - Postérité II LA CRITIQUE DE KANT 1 - Réfutation de l’Esthétique transcendantale 2 - Sources de cette incohérence A - Définitions de l’a priori et de l’intuition B - Confusion entre caractère et composante 3 - La raison des jugements synthétiques a priori 4 - Rejet de la « Révolution Copernicienne » 5 - Une autre interprétation pour l’espace et le temps 6 - Théorie de la détermination A - L’analyse permet à Bolzano de distinguer et d’associer ce qui est ontologique et ce qui est sémantique dans sa théorie B - La question est de savoir par quelles voies les représentations parviennent à exprimer quelque chose de ce qui est III LA QUESTION DE LA MÉTAPHYSIQUE APRÈS KANT ORA ET LABORA Association ALDÉRAN © - Conférence 1000-088 : “Quand Bolzano corrige Kant” - 23/03/2007 - page 4 I BIOGRAPHIE, ŒUVRE ET POSTÉRITÉ 1 - Biographie Bernhard BOLZANO, 5 octobre 1781 - 18 décembre 1848 à Prague, empire d’Autriche. Père immigré italien marchand d’objets d’art, mère germanophone fille de commerçants pragois. Famille imprégnée de l’esprit des lumières allemandes mêlé de catholicisme italien. Sa famille perd dix de ses frères et sœurs. Élève au lycée des Piaristes de Prague. Ensuite. Étudie la philosophie et les mathématiques à la faculté de philosophie de Prague. En 1799 il manifeste le souhait de devenir prêtre : devant l’opposition de son père, il repousse son projet d’un an et en profite pour étudier les mathématiques et l’œuvre de Kant (qui à l’époque était mis au ban sur le territoire autrichien). Il fait ses études de théologie de 1800 à 1804 où il est ordonné prêtre*. En même temps il fait un doctorat de mathématiques sur la géométrie. À l’université il obtient la nouvelle chaire de science de la religion catholique (avril 1805) qui visait à neutraliser, par le détour d’une propagande religieuse réactionnaire, les contrecoups de la révolution française. L’esprit rationaliste de Bolzano ne correspondait pas très bien à cette mission. Ses cours et ses discours dominicaux étaient faits selon ses propres vues libérales et tolérantes et non d’après le manuel obligatoire prescrit par l’aumônier de la cour impériale… On mit fin à son office avec les vacances en l’accusant d’être « kantien » (!) mais il put facilement se justifier et fut même titularisé en 1806. C’est qu’il bénéficiait de la protection de hauts fonctionnaires à tendance libérale, l’absolutisme étant fortement ébranlé par les guerres napoléoniennes. 1811 : Il put officieusement professer ses propres doctrines. 1813 à 1815 : Il dut s’arrêter à cause de la tuberculose, mais il ne fut démis de ses fonctions qu’en décembre 1819. Il subit un procès durant cinq ans qui le condamna à ne plus enseigner, ne plus publier, ne plus donner les sacrements. Dès ces années-là il était la référence philosophique et le plus grand animateur du « joséphisme » (gallicanisme allemand). Il put dès lors se consacrer à son œuvre. De Mars 1823 à 1841 : Il vécut chez un disciple ami à Techobuz au sud de Prague, et ensuite chez son dernier frère à Prague jusqu’à sa mort le 18 décembre 1848. * Bien que Bolzano estime qu’une doctrine religieuse n’a pas à être vraie, mais qu’elle est justifiée dans la mesure où le fait d’y croire est garant d’un plus grand bien que le fait de ne pas y croire. Il se réfère à un principe moral suprême selon lequel il faut toujours agir, ayant considéré toutes les possibilités, comme l’exige le bien général. 2 - Œuvre L’œuvre de BOLZANO est immense, la plus grande partie éditée à titre posthume et avec plus de cent ans de retard. Deux textes seulement ont été traduits en français et ont été publiés de son vivant, outre sa thèse, en 1810 : Contributions à une exposition des mathématiques sur de meilleurs fondements ( et un Appendice sur la doctrine kantienne traduit par J. LAZ). Des résultats mathématiques paraissent en 1816-17 en analyse et sur les ensembles infinis. 1827 : Athanasia ou raisons de l’immortalité de l’âme. Présente les fondements de son ontologie du réel. Grand succès, fut réédité en 1838. 1834 : La science de la religion. Son cours publié par ses élèves. 1837 : Théorie de la science. Son ouvrage majeur. Sans écho dans l’Autriche impériale : à la fin du siècle la première édition n’était pas entièrement écoulée ! 1843-1849 : Des opuscules sur le beau et les arts. Association ALDÉRAN © - Conférence 1000-088 : “Quand Bolzano corrige Kant” - 23/03/2007 - page 5 Après sa mort : 1851 : Paradoxes de l’infini (traduits en français). Partie de Théorie des grandeurs rédigé dans les années 1830-1840 mais publié seulement en 1975. D’autres ont fait l’objet de premières publications en 1931-32 et l’ensemble fait l’objet d’une publication exhaustive (avec d’autres manuscrits depuis 1969) qui comprendra soixante titres dont certains en plusieurs volumes. - Théorie des fonctions - Théorie des nombres - Du meilleur État - Géométrie 3 - Postérité Portrait de Bolzano réalisé vers 1839 par Heinrich Hollpein (1814-53). Bien qu’en 1850 Frantisek Prihonski ait publié « L’anti Kant » qui reprend très soigneusement toutes les critiques de la Théorie de la science à l’égard de l’œuvre de Kant, en les rapportant à celle-ci, l’œuvre de Bolzano a été « oubliée » jusqu’à ce que F. Brentano mette les Paradoxes de l’infini à son cours de 1884-85. Deux élèves, Benno Kerry en 1891 et Kazimierz Twardowski en 1896, font des thèses sur l’œuvre de Bolzano. Twardowski s’est fait diriger par un vieux collègue de Brentano : Robert Zimmermann qui en 1848, disciple de Bolzano, avait endossé la charge d’éditer l’œuvre non encore publiée de son maître. Il ne le fit pas, mais produisit un ouvrage de Propédeutique philosophique pour l’université de philosophie qui, pendant dix ans et plus, diffusa les idées du maître. Puis, ayant abandonné son maître (mal en cour et mort, au profit d’un professeur mieux introduit et vivant), il fit quand même la transmission in extremis à de nouveaux logiciens. K. Twardowski lui-même répandit les théories bolzaniennes dans l’université polonaise où, au début du XXème siècle, apparurent un grand nombre de logiciens. La thèse de Twardowski attira l’attention d’un autre disciple de F. Brentano : Edmund Husserl étudia l’œuvre de Bolzano, la vanta dans ses œuvres de logique, et demanda une réforme de la logique au sens de Bolzano dans les Prolégomènes à la logique pure (1900), ce qui fit que son nom ne retomba plus dans l’oubli. Association ALDÉRAN © - Conférence 1000-088 : “Quand Bolzano corrige Kant” - 23/03/2007 - page 6 Dans la seconde moitié du XXème siècle, la reconnaissance des théories bolzaniennes est due à la prise de conscience des philosophes autrichiens de leur propre histoire et à l’intérêt pour l’origine de la philosophie analytique et de la phénoménologie. En France, depuis 1964, Jan Sebestik s’emploie à la diffusion des œuvres de Bolzano en français. II LA CRITIQUE DE KANT Presque toute cette partie provient de l’ouvrage posthume de Jacques LAZ qui était professeur de philosophie à Evreux lorsqu’il est mort, à 35 ans, en 1992 : « BOLZANO critique de KANT ». Son ouvrage est fondé sur les Contributions publiées en 1810 et l’Appendice joint que J.Laz traduit en français pour la première fois. Il se réfère aussi aux autres œuvres de Bolzano accessibles en allemand, dont la Théorie de la science de 1837. 1 - Réfutation de l’Esthétique transcendantale [Avertissement : dans l’exposé qui suit on va constater et subir l’introduction massive de notions logiques et ontologiques dans le vocabulaire kantien ou bolzanien ou contemporain. On admet que les lecteurs- auditeurs possèdent ces notions au moins aussi bien que le rédacteur de cette note…] La distinction entre jugement analytique et jugement synthétique est mise à l’actif de Kant. Un jugement est analytique lorsque le concept du prédicat est contenu dans celui du sujet (Kant). C’est un jugement dont le concept du prédicat entre comme constituant dans la composition, c’est à dire la définition du sujet (B. Bolzano). (A cum B) est A (ou B) sujet prédicat Ce sont de simples définitions nominales dont la raison (ou fondement) est le principe de contradiction [¬(a & ¬a) et celui d’identité (a ≡ a) qui en est la conséquence]. Dans un jugement synthétique le prédicat n’est pas contenu dans le concept du sujet (cette définition est dans l’introduction à la Critique et reprise par Bolzano). Pour Kant, la raison des jugements synthétiques est une intuition “que nous relions au concept du sujet et qui contient en même temps le prédicat“. Une intuition empirique rend possible une synthèse empirique, mais les résultats des sciences attestent l’existence de synthèses a priori : il faut admettre une intuition a priori. Or pour Bolzano le concept d’intuition a priori est contradictoire. En effet : L’intuition se rapporte immédiatement à l’objet et elle est singulière ; l’a priori qualifie toute proposition nécessaire (apodictique) “qui comporte la conscience de sa nécessité“ dit Kant. Bolzano : si c’est l’intuition qui lie sujet et prédicat de façon nécessaire, il faut qu’elle porte elle-même la conscience de la nécessité du jugement. Or elle ne peut en fournir la conscience, car, donnée avant tout concept, c’est une « auto-affection de l’esprit, reçue et donc aveugle » (Kant) car elle est sans concept, sinon elle perdrait le caractère d’immédiateté (de sa définition). Elle ne peut non plus en fournir la nécessité. Car elle est singulière (définition de Kant) et que seule l’universalité d’un concept a priori permet d’établir dans un jugement a priori, ce qui est nécessairement pensé en lui (ce jugement est une proposition universelle). L’intuition a priori ne peut donc contenir la conscience de la nécessité de la liaison (qu’elle est censée opérer dans un jugement synthétique a priori). Elle est donc contradictoire. Association ALDÉRAN © - Conférence 1000-088 : “Quand Bolzano corrige Kant” - 23/03/2007 - page 7 2 - Sources de cette incohérence Bolzano les trouve dans les insuffisances des définitions de l’a priori et de l’intuition et aussi dans la confusion entre caractère et composante. A - Définitions de l’a priori et de l’intuition Il n’y a pas de définition claire de l’a priori chez Kant, et aucune définition de l’intuition a priori. Bolzano les définit (et montre qu’elles ne peuvent pas être utilisées comme le fait Kant). Il part de la définition du jugement, et non du concept, car seul le jugement est le lieu où la nécessité peut être pensée. Il définit d’abord le jugement a posteriori : C‘est un jugement empirique, de perception, qui lie “moi“ à l’intuition. Celle-ci est une représentation simple dont l’unique objet est sa cause (son objet est réel, c’est l’affection dont l’effet dans la conscience est l’intuition). Et, par opposition, est a priori tout jugement qui n’est pas de réalité ou de perception, et tout composant d’un jugement qui n’est pas du “perçu“. B - Confusion entre caractère et composante Kant ne traite que des actes de représentation (en identifiant jugement, concept et objet, tous baptisés représentation) au lieu d’examiner le sens des représentations et la constitution objective de ces divers sens où se découvrent des liaisons conceptuelles indépendantes de tout sujet connaissant. Bolzano élabore une sémantique objective : il distingue le jugement (subjectif) de proposition en soi : qui est le sens objectif du jugement (sens qui existe idéalement mais non réellement : Pour éviter la confusion avec une hypostase du sens, Husserl faisait remarquer : « ...par proposition en soi, il ne faut entendre rien d’autre que ce que l’on désigne comme le “sens“ de l’énoncé dans le langage quotidien… « (Articles sur la logique)). Ce qui donne une trichotomie : concept énoncé / concept en soi / objet représenté par ce dernier Husserl la reprend : terme conceptuel / son sens / l’objet Ceci rappelle le Λεχτόν des stoïciens (à qui Bolzano se réfère plusieurs fois dans la Théorie de la science) : l’acte de pensée / le sens de l’expression / la chose (le lekton) Le sens objectif a deux qualités, indépendantes de l’esprit et du langage : il représente et il peut être représenté. La thèse sémantique de Bolzano : une représentation en soi a une double caractéristique : elle est composante d’une proposition ; elle énonce la propriété (le caractère) d’un objet. Ainsi le sens objectif se laisse examiner selon deux dimensions qu’il ne faut pas confondre : or toute la tradition logique “moderne“ (Locke, Leibniz, Kant) est victime de cette erreur. Du fait de cette confusion du concept comme composante et comme propriété, Kant définit mal la liaison synthétique entre deux concepts. Si la déduction (analytique) du prédicat se fait bien à partir des composantes communes avec le sujet, il existe d’autres formes de déduction (conceptuelles mais synthétiques) à partir des propriétés (caractères) du concept du sujet, non par intuition mais par distinction sémantique. Association ALDÉRAN © - Conférence 1000-088 : “Quand Bolzano corrige Kant” - 23/03/2007 - page 8 Exemple : Un triangle isocèle a deux côtés égaux composantes du concept (définition) Un triangle isocèle a deux angles égaux concept avec ses propriétés (propriété) (mais non représentées) 3 - La raison des jugements synthétiques a priori : Rappel de la définition de Kant : dans un jugement synthétique il faut sortir du concept du sujet (de ses composantes) pour lier le sujet au prédicat en attribuant des propriétés nouvelles à l’objet (ses caractères) qui ne sont pas données par les composantes du concept. Et Kant les lie dans une intuition a priori dont on sait qu’elle est contradictoire. Bolzano les lie par une liaison objective, par le concept objectif de propriété. L’examen des propriétés d’un concept, qui se fait par la décomposition de ses composantes mais aussi du recueil de leurs propriétés, conduit aux propriétés de son objet : on sort bien du concept du sujet mais pour aller vers le sens objectif qui fournit la détermination de l’objet. Ce sens est une connexion synthétique de représentations indépendante de la pensée. Nous en découvrons la structure par le raisonnement, non “dans l’intuition“. On déduit ainsi du concept de l’objet des propriétés qui reviennent à cet objet et qui n’étaient pas représentées dans son concept : c’est un jugement ampliatif qui mérite bien le nom de jugement synthétique. Note complémentaire sur le fondement des jugements synthétiques a priori Kant dit que le principe suprême des jugements synthétiques a priori est le Principe de raison « au point de vue de leur rapport aux phénomènes dans la succession du temps ». Ce que récuse Bolzano : la raison du jugement synthétique a priori est à trouver dans l’analyse du sujet et du prédicat, c’est le Principe de raison appliqué à leur liaison logique. Il faut l’appliquer à l’analyse des propriétés logiques du concept-sujet et du concept-prédicat. Si le sujet ou le prédicat est un concept composé, le jugement a priori est démontrable par déduction sur les propriétés des concepts. S’il s’agit de concepts simples, alors on peut vérifier si le jugement est un axiome indémontrable mais justifiable par méta-déduction à partir de jugements déduits de l’axiome et qui sont, par ailleurs, reconnus vrais. Cette méta-déduction des indémontrables fournit la première théorie de l’axiomatisation. 4 - Rejet de la « Révolution Copernicienne » Rappelons que Kant se flatte de cette révolution dans la deuxième préface de la CRP (1787) : « On admettait jusqu’ici que toute notre connaissance devait se régler sur les objets… [mais on n’aboutissait à rien]. Que l’on essaie donc une fois de voir si nous ne serons pas plus heureux dans les tâches de la métaphysique, en admettant que les objets doivent se régler sur notre connaissance…Il en est ici comme de l’idée première de Copernic. Cet essai réussit à souhait, et il promet à la métaphysique… le chemin sûr d’une science. Dans cet essai de changer la démarche jusqu’ici suivie en métaphysique, opérant ainsi en elle une complète révolution à l’exemple des géomètres et physiciens, consiste donc la tâche de cette critique de la raison pure spéculative. » Mais pour Bolzano nos connaissances se règlent non sur les objets mais sur le sens. En effet : 1. On ne peut intuitionner le sens objectif : Une intuition (subjective) ne peut avoir qu’un objet réel ; l’en soi ne peut pas être intuitionné car il n’est pas réel : le sens est toujours idéal. C’est la raison pour laquelle nous n’accédons pas immédiatement à la connaissance des objets. Association ALDÉRAN © - Conférence 1000-088 : “Quand Bolzano corrige Kant” - 23/03/2007 - page 9 2. Mais le sens nous est accessible : Les propriétés des objets sont indépendantes de la conscience mais elles sont représentées dans des représentations indépendantes de nous, en soi. Le sens existe sans nous mais il se manifeste en nous : nous le saisissons dans des représentations subjectives des objets. Le sens n’est pas un objet pour la conscience, comme l’est le phénomène de Kant qui apparaît comme objet dans une intuition sensible. Il est seulement matière d’un jugement, connaissance discursive. ( La représentation et son objet ne peuvent coexister dans la conscience : car ce sont des instances sémantiquement séparées.) 3. Ainsi, l’en-soi n’est plus le domaine de l’inconnaissable : À l’en-soi considéré comme une chose, objet d’une intuition impossible, Bolzano oppose l’en-soi comme ordre du sens qui représente les choses et leurs rapports, avant toute pensée. Aussi ne sommes nous pas les inventeurs du sens, mais seulement des jugements produits pour le saisir. La sémantique de Bolzano opère un complet retournement de la “révolution Copernicienne“ de Kant. 5 - Une autre interprétation pour l’espace et le temps Ces « formes pures de l’intuition comme principes de la connaissance a priori » sont repoussées par Bolzano qui réfute la série des quatre arguments de Kant. [Rappelons que la Critique de la raison pure comprend une partie I : Théorie transcendantale des éléments, dont la première partie est l’Esthétique transcendantale qui a une première section : de l’Espace avec une exposition métaphysique de ce concept et une exposition transcendantale du concept d’espace ; la deuxième section fait de même au sujet du temps. Le § 6 expose des conséquences tirées de ces concepts. Le § 7 est une explication où Kant précise que “l’Esthétique transcendantale ne contient que ces deux concepts : pas le mouvement qui n’est qu’empirique“. (exit donc l’idée d’espace-temps, qui ne sera pas non plus exprimée par Bolzano lequel, il est vrai, a assez à faire à critiquer Kant !). Le § 8 comprend des remarques générales sur l’esthétique transcendantale, dont : « …nous ne connaissons rien des objets que la manière dont nous les percevons, manière qui nous est propre, et peut fort bien n’être pas nécessaire pour tous les êtres, bien qu’elle le soit pour tout homme. »] 1er argument : « l’espace et le temps ne sont pas des concept empiriques ». Pour Bolzano tous les concepts sont a priori. 2e argument : espace et temps sont a priori car « on ne peut jamais se représenter qu’il n’y ait point d’espace, quoiqu’on puisse bien penser qu’il ne s’y trouve pas d’objet. » Bolzano montre qu’il y a d’autres formes a priori que l’espace et le temps : les couleurs, les odeurs, … Toutes les notions qui ont un degré de généralité sont a priori : mais ce sont les concepts qui, à la fois, présentent ces degrés d’universalité et qui sont a priori. 3e argument : ce sont des intuitions parce « qu’on ne peut se représenter qu’un unique espace ». Pour Bolzano c’est vrai aussi d’autres notions : univers, premier nombre premier, qui sont des concepts ; de toute façon l’objet de cette représentation n’est pas réel et ne peut donc être l’objet que d’un concept. (seuls les concepts peuvent avoir des objets idéaux). 4e argument : ne peuvent être des concepts car « aucun concept ne peut être pensé comme contenant en lui une multitude de représentations ». Bolzano y dénonce la confusion entre composantes d’une représentation et celles (qui sont ses propriétés) de son objet : Espace et temps sont donc des concepts qui représentent les objets selon des formes qui sont les déterminations les plus générales des objets sensibles. Pour bien apprécier cet apophtegme de Bolzano il faut savoir ce qu’est la détermination, notion au cœur de sa sémantique logique. Association ALDÉRAN © - Conférence 1000-088 : “Quand Bolzano corrige Kant” - 23/03/2007 - page 10 6 - Théorie de la détermination A - L’analyse permet à Bolzano de distinguer et d’associer ce qui est ontologique et ce qui est sémantique dans sa théorie Logique et métaphysique sont largement inséparables chez Bolzano et sa conception de la logique est étayée sur des positions ontologiques. Pour lui il y a “les choses“ dont certaines ont l’effectivité de l’être (les substances, les étants et leurs propriétés, donc entités ontologiques) et dont les autres ne sont que des entités de type sémantique (les vérités en-soi). Son ontologie est exposée dans l’ « Athanasia » (1827) : les choses effectives appartiennent à l’ordre de l’être ; il y a deux types d’existence effective : - matière, substance, existe pour soi - adhérences, propriétés, existent sur autre chose Ces deux types relèvent de la problématique ontologique. Sa sémantique est exposée dans la Théorie de la science où il établit la distinction entre l’ordre de l’être et celui de la représentation. Les choses autres appartiennent à l’ordre de la représentation, elles sont logiques, elles relèvent de la problématique sémantique. B - La question est de savoir par quelles voies les représentations parviennent à exprimer quelque chose de ce qui est C’est dans l’analyse du rapport de la représentation à son objet qu’apparaît la notion de détermination. Exemple : Sujet A a Prédicat b Sens de la proposition : « l’objet A a la propriété b » La représentation et la représentation de l’objet A de la propriété b sont reliées par l’opération logique de la prédication qui produit la détermination de l’objet A quant à sa propriété b. Cette aptitude, constitutive des représentations de propriétés, à jouer le rôle de prédicat, en fait des déterminations de l’objet représenté (qui déterminent cet objet). Cette notion s’applique à la représentation de la propriété et non à la propriété : c’est une notion sémantique. Dans le cas de l’espace et du temps la détermination s’applique au sujet de la proposition (et non aux représentations de ses propriétés dans le prédicat) car elle détermine l’objet en lui attribuant des caractéristiques de lieu et de temps. Ontologie objective et sémantique logique se définissent et se soutiennent simultanément chez Bolzano. III LA QUESTION DE LA MÉTAPHYSIQUE APRÈS KANT Kant est mis en avant par les tenants de « la mort » ou du dépassement de la métaphysique. Il n’a pourtant pas l’intention de détruire la métaphysique, au contraire : « il lui promet le chemin sûr d’une science. » Et cependant il aboutit à un résultat qui lui est préjudiciable car « nous ne pouvons jamais aller au-delà des limites de l’expérience possible, ce qui est pourtant justement l’affaire la plus essentielle de cette science. » Sa position est nuancée, variable et il produit des traités de métaphysique ; il semble identifier la métaphysique à l’analyse des concepts et la considérer comme le passage vers « la philosophie transcendantale » (définie comme philosophie de la philosophie). Mais s’il ne détruit pas la métaphysique, il la fourvoie. Il critique d’une part la « metaphysica specialis » (psychologie rationnelle, cosmologie rationnelle, théologie Association ALDÉRAN © - Conférence 1000-088 : “Quand Bolzano corrige Kant” - 23/03/2007 - page 11 rationnelle auxquelles il substituera les Idées de la raison : moi, le monde, dieu), mais il s’attaque surtout à la « metaphysica generalis » (l’ontologie). Il dénonce dans cette dernière une erreur d’identification sur la nature de l’être : il ne s’agit pas de l’être, mais de l’entendement qui connaît l’être. Et en niant l’objectivité des concepts au profit d’un intuitionnisme sémantique, Kant coupe la route à l’ontologie qui suppose une théorie objective des propriétés. Les critiques et les apports de Bolzano rouvrent cette route. Lui-même produit une approche objective de l’ontologie qui inspire des philosophes contemporains (comme Roderik Chisholm). *** Nous n’avons pas abordé ici d’autres critiques faites à Kant en particulier sur sa conception des mathématiques. Elles sont fondées, comme tout le reste, sur ce qui a toujours été la motivation profonde de B. Bolzano : établir des fondements sûrs à la logique et aux mathématiques, ce qui l’a conduit à offrir des bases à l’élaboration de la logique et des mathématiques modernes. En logique, ses théories de l’analycité et de la déductibilité intéressent toujours le travail actuel des logiciens contemporains ; en mathématiques, l’orientation de ses méthodes de démonstration pour l ‘analyse ont donné des théorèmes fondamentaux et des idées fécondes pour les problèmes de l’infini. Sa recherche des fondements des nombres dans la théorie des ensembles a ouvert celle-ci à l’élaboration des mathématiques modernes. *** À la fin de sa vie il demandait à son disciple Zimmermann «d’endiguer, autant qu’il le pourra, par la diffusion de notions claires, l’épouvantable désordre que Kant, sans le présumer lui-même, a occasionné par ses philosophèmes dans la philosophie allemande.» Pour terminer, donnons la parole à Bernhard Bolzano telle qu’il l’a consignée dans son Appendice de 1810 sur la doctrine kantienne : Fin du §1… « Si les intuitions sont simplement empiriques, alors les jugements qu’elles ont rendu possibles sont également empiriques. Or, vu qu’il existe aussi des jugements synthétiques a priori (comme en effet la mathématique et la physique pure en contiennent indéniablement), il doit de la même façon - aussi étrange que cela puisse paraître – y avoir nécessairement aussi des intuitions a priori. Et si l’on s’est un jour intimement résolu à croire qu’il pourrait y en avoir de telles, alors on se convainc également sans difficulté, à l’avantage de la mathématique et de la physique pure, qu’elles sont le temps et l’espace. » Fin du § 11 et dernier de l’Appendice : « Parmi les concepts en effet (tel sera notre jugement final) n’existe aucune distinction justifiable d’après laquelle ils pourraient être divisés sous la forme de concepts empiriques et de concepts a priori ; tous au contraires sont a priori. «Tu, si quæ nosti rectius istis, Candidus imperti ! Si non : his utere mecum. » Horace «Toi, si tu as des connaissances plus justes que celles-ci, fais en part franchement ! Sinon fais usage de celles-ci avec moi. Association ALDÉRAN © - Conférence 1000-088 : “Quand Bolzano corrige Kant” - 23/03/2007 - page 12 DÉCOUVREZ NOTRE AUDIOTHÈQUE pour télécharger cette conférence, celles de la bibliographie et des centaines d’autres Tous nos cours et conférences sont enregistrés et disponibles dans notre AUDIOTHÈQUE en CD et DVD. Des milliers d’enregistrements à disposition, notre catalogue est sur notre site : www.alderan-philo.org. Plusieurs formules sont à votre disposition pour les obtenir : 1 - PHILO UPLOAD : un abonnement annuel pour un libre accès à la totalité des enregistrements disponibles. Présentation sur notre site internet ou envoyez-nous un email avec le code PHILO UPLOAD et laissez-vous guider en quelques clics : [email protected] 2 - TÉLÉCHARGEMENT : vous commandez la conférence ou le cycle qui vous intéresse via internet. C’est rapide et économique. 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Bass, 1961 - Article de J.Desanti sur fondements des mathématiques, Encyclopedia Universalis, 1978 Pour la logique : - Histoire de la logique. Robert Blanché, 1970 2. La critique de Kant - Bolzano critique de Kant, Jacques Laz, 1993 - Sémantique et Ontologie chez B.Bolzano, J. Laz et Jocelyn Benoist, revue Philosophiques, Printemps 2003 3. La question de la métaphysique après Kant - Qu’est-ce que la métaphysique ?, Frédéric Nef, 2004 Association ALDÉRAN © - Conférence 1000-088 : “Quand Bolzano corrige Kant” - 23/03/2007 - page 14