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LE « THÉÂTRE DE FAMILLE » DE MADAME DE STAËL APRÈS 1800
concentreront sur Agar dans le désert8. Une lettre de l’auteure, datée de la création de
cette pièce, le 12 mars 1806, la signale à notre attention : « Je continue ici mes essais
dramatiques ; […] j’en aurai recueilli le genre d’idées que je voulais avoir sur cet art9. »
L’unité de ce corpus, et le réseau intertextuel dans lequel il s’inscrit, sont clairement
exposés dans l’avertissement rédigé par le fils de l’auteure pour l’édition posthume :
« Agar, Geneviève de Brabant et Sunamite ont été composés non pas seulement pour un
théâtre de société, mais pour un théâtre de famille, et cette raison explique l’analogie qui
existe entre les situations qui y sont représentées. Elle explique aussi pourquoi ma mère
n’a pas craint de choisir des sujets déjà traités par d’autres auteurs, et de profiter de
leurs conceptions. Ainsi, dans son Agar, elle a emprunté plusieurs traits à celle de
Madame de Genlis, et surtout à celle de M. Lemercier : on verra toutefois, qu’elle leur a
imprimé le caractère de son propre talent10. »
Cette approche comparative vise à montrer que la dramaturgie staëlienne tire toute
son originalité d’un usage du monologue comme outil d’introspection, qui rompt avec le
caractère informatif ou rhétorique que lui avait donné la tradition. Madame de Staël a
ainsi notablement contribué à rénover les formes de la délibération au théâtre, tout en
explorant un nouveau type de rapport avec le public, auquel le dramaturge s’adresse en
tant que communauté sensible, où les individus singuliers ne s’effacent pas, mais
s’affirment au contraire, dans l’expérience collective. Si bien que ses novations
dramaturgiques auront également participé des réflexions de son temps sur l’apport du
théâtre aux échanges sociaux.
Les trois versions d’Agar dans le désert
Comme l’indique Auguste de Staël, le public auquel s’adressait Madame de Staël,
issu de la même classe sociale, n’était pas sans connaître l’existence de ces deux autres
versions d’Agar. Friederike Brun évoque dans sa correspondance l’origine de la pièce,
qu’« elle avait elle-même adapté[e] simplement et dans une totale fidélité au récit de la
Genèse11 […]. » Chez les trois auteurs, l’intrigue se limite à cette donnée initiale de
l’Ancien Testament : l’esclave égyptienne Agar et son fils Ismaël sont bannis dans le
désert par Abraham et sa femme, qui ont eu un garçon. Ils souffrent de la chaleur et de
la soif, tandis qu’il ne leur reste qu’un vase rempli d’eau. Quand Ismaël s’endort en
plein soleil, Agar tente de le protéger et renverse le vase. C’est alors que, tout espoir
évanoui, apparaît un ange qui leur procure une source d’eau et fait revenir à la vie
Ismaël mourant.
Agar dans le désert, « comédie en prose et en un acte » de Madame de Genlis, est
placée en tête du premier volume de son Théâtre pour servir à l’éducation. Dès
8 Pour une analyse plus détaillée des deux autres pièces, voir Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, « Le
théâtre de famille de Madame de Staël », dans Cahiers staëliens, no 50, 1999, p. 45-57.
9 Martine de Rougemont, op. cit., p. 269.
10 Germaine de Staël, Œuvres complètes de Mme la Baronne de Staël, publiées par son fils ; précédées
d’une Notice sur le caractère et les écrits de Madame de Staël, par Madame Necker de Saussure, t. XVI,
Essais dramatiques, Paris, Treuttel et Würtz, Libraires, 1821, p. vij (Disponible sur Gallica :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6520117k).
11 Bernard Böschenstein, Stéphane Michaud, « Un témoignage de Friederike Brun inédit en français »,
dans Cahiers staëliens, nouvelle série, no 23, Paris, Société des études staëliennes, 1977, p. 12. Une autre
version est encore à mentionner : un drame lyrique de Marmontel, dont Mme de Staël possédait dans sa
bibliothèque les Œuvres complètes (1787), qui incluent ce texte. Cependant, dans cette version, le
personnage d’Ismaël est muet, et l’intrigue a fait l’objet d’une réélaboration plus poussée : nous n’en
tiendrons donc pas compte. Voir Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, art. cité, p. 51.