LE SAVOIR ENGAGÉ Sous la direction de Michel Dorais En collaboration avec Rachida Azdouz Normand Baillargeon Laurent Debesse Alain Deneault Patrick C. Pilotte Chantal Santerre Le savoir engagé Collection INTERVENTION SOCIALE Intervenir sur le plan social peut être un métier, un devoir, ou les deux à la fois. La collection INTERVENTION SOCIALE rend compte de façon accessible d’expériences novatrices et de réflexions critiques émanant d’enseignants, de chercheurs, de professionnels et d’experts engagés. Cette collection est dirigée par Michel Dorais. Le savoir engagé Sous la direction de Michel Dorais en collaboration avec Rachida Azdouz Normand Baillargeon Laurent Debesse Alain Deneault Patrick C. Pilotte Chantal Santerre Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Maquette de couverture : Laurie Patry Mise en pages : Diane Trottier © Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés. Dépôt légal 3e trimestre 2016 ISBN 978-2-7637-2913-8 PDF 9782763729145 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval. Table des matières Introduction générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 Chapitre 1 Pour un savoir engagé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 Michel Dorais Chercher : pour quoi faire ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 Se défaire de la pose et de la prose universitaires . . . . . . . . . . . . . . 11 Intervenir dans les médias . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20 Publier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 Conclusion pour entretenir la flamme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 Chapitre 2 Penser le vivre-ensemble . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 Rachida Azdouz Le mot et la chose . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 Vivre et laisser vivre, vivre comme ou vivre avec ? . . . . . . . . . . . . . 44 Vivre et laisser vivre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44 Vivre comme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50 Vivre avec… au-delà du côte à côte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54 Le vivre-ensemble : utopie ou injonction ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58 Angles morts, prismes et aveuglements paradigmatiques . . . . . . . 62 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 VI LE SAVOIR ENGAGÉ Chapitre 3 Confessions d’un paria . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73 Normand Baillargeon Situation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76 Sur l’université actuelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76 Sur les sciences de l’éducation à l’heure de l’universitéorganisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80 Credo . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81 Leçons apprises . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83 Alerter . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84 Débattre et prendre position . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 86 Vulgariser . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87 Préserver . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90 Recommandations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91 Annexe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94 Déclaration des universitaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94 Chapitre 4 Sur le chemin de ma sociologie engagée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97 Patrick C. Pilotte L’autobiographie d’un sociologue engagé comme instrument d’analyse du savoir sociologique engagé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97 Le monde vécu comme source d’engagements primordiaux et leur actualisation dans le savoir engagé . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 Synthèse du processus de construction de ma carrière de sociologue engagé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 114 TABLE DES MATIÈRES VII Chapitre 5 La comptabilité engagée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117 Chantal Santerre Le savoir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119 Qu’est-ce que l’engagement ? Une réponse . . . . . . . . . . . . . . . . . 122 Un savoir comptable engagé est-il possible ? . . . . . . . . . . . . . . . . 124 Par quelles voies peut-on, par ailleurs, arriver à partager un tel savoir ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125 Dans une société orientée vers le spectacle, le savoir engagé a-t-il encore une place dans les médias et dans la vie publique ? . . . . . 129 Chapitre 6 Du journalisme d'Albert Londres à celui de Twitter, esprit critique y es-tu ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135 Laurent Debesse Transmetteur de savoirs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 136 Bricoleur de savoirs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139 Critique de savoirs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147 La soif de culture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157 Chapitre 7 « Engagé » Le jeune intellectuel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159 Alain Deneault Hormis l’idéologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 162 La censure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 166 En gage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171 Faire mal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 176 Notices biographiques des auteures et auteurs . . . . . . . . . . . . . . . 179 Introduction générale La connaissance scientifique est trop souvent présentée comme objective, neutre et apolitique. Cela minimise le fait non seulement que des débats et des biais de toutes sortes la traversent, mais aussi que la construction du savoir s’inscrit dans un contexte social. La recherche elle-même ne produit pas que des connaissances ; elle agit aussi sur le plan des valeurs et des décisions politiques, dans la mesure où la façon de définir un problème conditionne beaucoup sa solution. À l’opposé, l’engagement social passe pour être contraire à la rationalité scientifique. Ce serait du domaine de l’opinion personnelle ou politique. La phrase « C’est mon opinion » est devenue sacrée à l’ère des médias sociaux, peu importe les assises et les conséquences de ladite opinion. Cela fait en sorte qu’un professeur ou un chercheur qui relève des erreurs logiques, méthodologiques ou factuelles dans les travaux de collègues ou d’étudiants peut très bien se faire dire qu’il ne respecte pas leurs opinions… Or, le droit de chacun à son opinion ne doit jamais faire perdre de vue que toute interprétation gagne à être soutenue par une logique qui se tient et par des faits avérés. Enfin, dans une culture du divertissement, qui donne volontiers priorité à l’information superficielle et distrayante, la place accordée dans les médias à la réflexion critique et à la vie intellectuelle semble s’étioler. Alors que la population n’a jamais 2 LE SAVOIR ENGAGÉ été si scolarisée, l’espace accordé aux sciences humaines ou sociales, et aux livres qui en traitent, décline. Le grand public préférerait être diverti plutôt qu’instruit… Cela fait en sorte que la culture fait place au divertissement continu et que les débats de société ont de moins en moins de lieux où s’exprimer. De toute façon, beaucoup d’universitaires fuient aujourd’hui les débats, a fortiori s’ils sont publics, la vulgarisation n’étant pas bien vue par leurs pairs. Quelques questions se posent donc plus que jamais aux milieux de l’enseignement et de la recherche. Peut-on concilier la pensée scientifique avec l’engagement social – et vice versa ? Un savoir socialement engagé est-il possible et, si oui, à quelles conditions ? Par quelles voies peut-on, par ailleurs, arriver à partager un tel savoir ? Dans une société orientée vers le spectacle, les universitaires et les chercheuses et chercheurs en sciences humaines ou sociales ont-ils encore une place dans les médias et dans la vie publique ? Si oui, quels défis ont-ils à relever ? Les sept contributions à cet ouvrage collectif abordent les enjeux d’un savoir engagé, en particulier en ce qui concerne son expression dans le monde de l’enseignement, de la recherche et des médias. Toutes s’appuient sur l’expérience sensible des auteurs. Ce sont autant de pistes de réflexion et d’action proposées à ceux et celles qui croient que, dans leur élaboration et leur transmission de connaissances, l’enseignement, la recherche et la communication publique ne sont jamais neutres. Les choix de société que nous faisons ne découlent-ils pas, en grande partie, des connaissances dont nous disposons ? Michel Dorais Chapitre 1 Pour un savoir engagé Michel Dorais Ce texte a pour but d’esquisser les conditions de construction et de diffusion d’un savoir engagé, tout en déplorant les forces d’inertie qui s’y opposent en milieu universitaire, dans le monde de l’édition et dans les médias. Afin d’étayer mon point de vue, je puiserai à même mes expériences comme professeur, comme chercheur, comme auteur et comme intervenant, à l’occasion, dans les médias. Puisque le professeur veut intéresser ses étudiants, le chercheur, être socialement utile, l’auteur, être lu, le communicateur, retenir l’attention, et l’expert, se montrer pertinent, chacun de ces chapeaux m’a amené à connaître de l’intérieur certains aspects que j’entends aborder. Avant d’aller plus loin, réglons une question de définition : qu’est-ce qu’un savoir engagé ? Puisqu’il implique une proximité avec les sujets ou les objets de ce savoir, c’est d’abord un savoir fondé sur des données empiriques, et non pas 4 LE SAVOIR ENGAGÉ uniquement sur des supputations théoriques1. C’est ensuite un savoir conçu non pas comme une fin, mais comme un moyen, plus précisément comme un outil de compréhension afin d’intervenir sur les problèmes énoncés. Autrement dit, c’est un savoir tourné vers l’action, un savoir sur lequel on peut s’appuyer pour proposer ou amorcer des changements, tout en suscitant la mobilisation nécessaire pour ce faire. C’est un savoir destiné à être partagé, donc vulgarisé, afin d’être accessible aux personnes, aux populations ou aux groupes concernés. En ce sens, c’est un savoir critique et vigilant, qui remet en question certains autres savoirs, ou non-savoirs, qui prévalaient jusque-là. Certains diront que le savoir n’a pas à être engagé si son auteur tient à une certaine objectivité. C’est là nier l’existence des savoirs qui militent déjà en faveur du statu quo, de l’inertie intellectuelle, sociale ou politique. Ces savoirs-là passent pour aller de soi ; c’est uniquement leur remise en question qui apparaît dès lors comme un savoir engagé. De mon point de vue, tout chercheur en sciences humaines ou sociales est un militant qui s’ignore, car en définissant un phénomène ou un problème de façon à susciter certaines actions, ou inactions, il intervient à sa façon sur le plan social, voire politique. Qu’il en soit conscient ou pas n’y change rien. Comme l’écrivait avec beaucoup de justesse le sociologue Pierre Bourdieu dans un article précisément intitulé « Pour un savoir engagé », la dichotomie entre ceux ou celles qui font de la recherche et ceux ou celles qui décident que faire de ces savoirs n’a pas de raison d’être. Refuser cette scission est d’autant plus légitime que les chercheurs ont le devoir citoyen 1. Que ces données, et les conclusions auxquelles elles donnent lieu, proviennent de ses propres recherches ou de celles d’autrui (il y a en général un peu des deux) n’y change pas grand-chose. CHAPITRE 1 – POUR UN SAVOIR ENGAGÉ 5 de partager la connaissance critique et socialement utile qu’ils détiennent. « Il faut, pour être un vrai savant engagé, légitimement engagé, engager un savoir. […] Autrement dit, il faut faire sauter un certain nombre d’oppositions qui sont dans nos têtes et qui sont des manières d’autoriser des démissions : à commencer par celle du savant qui se replie dans sa tour d’ivoire. La dichotomie entre scholarship et commitment rassure le chercheur dans sa bonne conscience car il reçoit l’approbation de la communauté scientifique. C’est comme si les savants se croyaient doublement savants parce qu’ils ne font rien de leur science. Mais, quand il s’agit de biologistes, ça peut être criminel. Mais c’est aussi grave quand il s’agit de criminologues. Cette réserve, cette fuite dans la pureté, a des conséquences sociales très graves. Des gens comme moi, payés par l’État pour faire de la recherche, devraient garder soigneusement les résultats de leurs recherches pour leurs collègues ? […] Il me semble que le chercheur n’a pas le choix aujourd’hui : s’il a la conviction qu’il y a une corrélation entre les politiques néolibérales et les taux de délinquance, une corrélation entre les politiques néolibérales et les taux de criminalité, une corrélation entre les politiques néolibérales et tous les signes de ce que Durkheim aurait appelé l’anomie, comment pourrait-il ne pas le dire ? Non seulement il n’y a pas à le lui reprocher, mais on devrait l’en féliciter2. » Chercher : pour quoi faire ? Malgré les encouragements manifestés ces dernières années de la part des organismes subventionnaires québécois et canadiens afin d’ancrer la recherche sociale dans les communautés concernées, l’université (et par voie de conséquence la 2. Article publié dans Le Monde diplomatique, février 2002 : http://www.mondediplomatique.fr/2002/02/BOURDIEU/8602. 6 LE SAVOIR ENGAGÉ recherche qui s’y mène) fonctionne encore trop souvent comme un univers fermé, autorégulé et autosatisfait. Au nom de la neutralité scientifique, du prétendu consensus présidant à l’avancement des connaissances et du respect pour les collègues, on se tient loin des débats intellectuels, a fortiori des affrontements. Quitte à maintenir sclérosées la vie académique et la recherche. Beaucoup de chercheurs continuent à fonctionner dans un monde clos, bâti par eux, pour eux. Comme si les retombées sociales de leurs recherches ne les concernaient guère. Cette attitude affecte hélas non seulement leur propre travail, mais aussi celui des étudiants qu’ils encadrent ou dirigent, lesquels reproduisent plus ou moins le modèle : beaucoup perçoivent en effet la construction de la connaissance comme un processus désincarné, qui leur échappe, comme si c’était un travail presque machinal. Cette attitude est particulièrement consternante chez les étudiants qui entendent devenir chercheurs ; ils croient, à tort, qu’il suffit d’utiliser quelques recettes méthodologiques pour réussir. Or, contrairement à ce qu’ils pensent, le plus difficile en recherche n’est pas de trouver quelque chose de nouveau ou d’intéressant, mais de poser en premier lieu les questions qui permettront d’y arriver. Dans un cours de recherche que je donnais il y a quelques années à une trentaine d’étudiants et étudiantes, je commençais la première rencontre par l’analyse des questions de recherche qu’ils avaient formulées en rapport avec leur sujet d’étude. Plusieurs trouvaient inutile, voire présomptueux de ma part, cet exercice. Il s’avéra toutefois qu’une seule étudiante avait une question parfaitement pertinente et conforme à son projet. À l’inverse, plusieurs questions présentées suggéraient déjà leur réponse, d’autres étaient si fermées qu’on ne pouvait y répondre que par un oui ou un non (alors même qu’il s’agissait de recherches de nature qualitative, exigeant un CHAPITRE 1 – POUR UN SAVOIR ENGAGÉ 7 développement), enfin certaines questions avaient peu de liens avec le but ou même avec le thème de la recherche projetée. À toutes les étapes de leur parcours, les chercheurs sont aux prises avec des questions de pertinence et de clarté. Quelques-unes sont décisives, et ne devraient jamais être négligées, a fortiori par un chercheur qui se veut engagé. Qu’est-ce que je veux savoir ? C’est LA question de recherche, et elle est déterminante. Dans quel but est-ce que je veux le savoir ? C’est aussi une question importante, car cela détermine la motivation personnelle, professionnelle ou citoyenne qui vous aiguillonnera. Enfin, comment vais-je arriver à le savoir ? est la question méthodologique qui oblige à examiner toutes les stratégies possibles pour réaliser le projet avec succès. Aux fins du présent texte, je laisserai sciemment de côté cette dernière question3 afin de me concentrer sur les deux premières. On dit parfois que les problèmes sociaux sont socialement construits ; il faut entendre par là non pas qu’ils sont purement subjectifs, ce qui n’est pas du tout le cas, mais plutôt qu’ils prennent leur signification dans une trame de vie sociale. Même si un problème s’enracine dans des faits indiscutables (par exemple, Luc a consommé de la drogue), c’est la réaction à ces faits (c’est bien, c’est mal, c’est sans importance) qui les transforme en un problème, du fait de la réaction du milieu environnant. Autrement dit, les problèmes sont socialement construits parce que nous décidons, individuellement et surtout collectivement, quelles sont les situations qui peuvent ou doivent être transformées en problèmes à comprendre, à contrer ou à résoudre. Ce processus est lui-même très parlant, 3. D’autant que je me propose d’en traiter de façon détaillée dans un prochain ouvrage. 8 LE SAVOIR ENGAGÉ car il dévoile comment une société se définit elle-même à travers les normes qu’elle instaure. Le plus souvent, les recherches sociales répondent à des impératifs politiques. Par exemple, lorsqu’un problème est estimé important ou prioritaire, un organisme public subventionnaire lance un appel à la communauté scientifique afin de mieux en saisir les tenants et aboutissants. Il y a toujours un intérêt à définir puis examiner tel problème plutôt que tel autre. La recherche sociale, de ce point de vue, n’est jamais neutre, et cela dès le déclenchement de son processus de subventionnement. La définition du problème ou du phénomène sur lequel on lance un appel d’offres de recherche conditionne déjà beaucoup la suite des choses. Par exemple, selon que l’on définit la prostitution adulte comme un métier, comme une délinquance ou comme un système d’exploitation, on n’obtiendra pas du tout le même profil de recherche. Une seconde inflexion du parcours d’une recherche provient évidemment de la position des chercheurs eux-mêmes. Les écoles de pensée ou les paradigmes auxquels ils adhèrent sont déterminants. Par exemple, un chercheur qui adhère à un paradigme déterministe ou essentialiste, selon lequel les comportements des gens proviennent essentiellement de leur génétique ou de leur personnalité profonde, n’ira pas dans la même direction que celui, davantage constructiviste ou indéterministe, qui croit que l’histoire et les conditions de vie d’un individu ont la plus grande influence sur sa conduite. Leurs a priori, souvent tus par les chercheurs, sont pourtant décisifs dans leur travail. Parce que leur vision du monde oriente dès le départ les questions posées, donc les faits auscultés. Forcément, les chercheurs qui croient au changement social ne sont guère essentialistes. Si l’on croit que tout est CHAPITRE 1 – POUR UN SAVOIR ENGAGÉ 9 joué d’avance, ou presque, par notre génétique ou par des traits de personnalité fixés à jamais dès la petite enfance, il reste peu de place aux interventions sociales ou politiques (à moins de tomber dans l’eugénisme ou encore d’opter pour la prévention chez les fœtus ou les nourrissons). À l’inverse, si l’on pense que la trame de vie des gens et leurs conditions de vie influencent leur devenir, on va explorer les circonstances et les contextes qui ont modelé leurs attitudes et leur conduite. Et l’on va plus volontiers être à même de penser que le changement social est encore possible. Tout chercheur finit par l’apprendre : savoir poser des questions pertinentes est fort utile, mais cela reste insuffisant si l’on ne parvient pas à interpréter les données amassées. C’est un autre défi qui attend le chercheur engagé lorsqu’il se retrouve sur le terrain : il lui faudra beaucoup de curiosité intellectuelle, de jugement critique, de culture, de rigueur, de logique et de créativité pour arriver à comprendre et à interpréter convenablement les faits. Une fois les données recueillies, on doit en effet savoir bricoler des hypothèses à la fois logiques et empiriquement fondées pour expliquer ce que l’on a observé, en vérifiant sans cesse dans quelle mesure ces hypothèses tiennent, ou pas. C’est un processus très exigeant. Seul un esprit bien préparé et bien armé arrive à faire des découvertes, à débusquer des choses que ses pairs n’avaient pas vues ou du moins pas comprises de la même façon. Cela oblige à se dégager du conformisme de la pensée. Car plus ce que vous avez découvert ou révélé rompt avec le sens commun et les idées reçues, plus vous aurez à être convaincant, donc solide sur le plan intellectuel. Une de mes tâches comme professeur étant d’encadrer des mémoires de maîtrise ou des thèses doctorales, je me suis aperçu que les étudiants et étudiantes qui produisaient les travaux les plus stimulants étaient toujours les plus passionnés