« Faites vos jeux dans l’art contemporain » Danielle Orhan L’art actuel mobilise largement le jeu et, plus encore, les jeux. Ces dernières années, des expositions thématiques telles que Playtimes, Let’s entertain, Le ludique, Game show, Artgames ou encore Play ! 1 ont abondamment illustré cette orientation de la création contemporaine. Cependant, en rassemblant des œuvres sous la seule bannière du divertissement tous azimuts, elles ont bien souvent conduit à en araser le propos, voire à les instrumentaliser dans de véritables entreprises de séduction. Or, ainsi que le rappelait récemment Joëlle Zask dans Art et démocratie, une œuvre d’art se définit toujours par une pluralité de perspectives 2 . Caractéristique particulière qu’il convient de garder en mémoire face à des œuvres qui détournent allègrement des jeux spécifiques de leurs usages habituels, mais en conservent la propension à figurer métaphoriquement les mécanismes du réel. Les exemples ici retenus s’intéressent aux implications métaphoriques et satiriques des jeux de compétition, pensées du point de vue des rapports sociopolitiques et allant, ce faisant, à l’encontre d’une vision expressément ludique de l’art, corollaire à la mise en scène spectaculaire de la réalité. En soi, le jeu représente déjà un dispositif critique, tant il se fait l’écho des fonctionnements de la vie sociale. Aussi, pour aborder des sujets politiques, les artistes s’emparent de jeux existants et les réajustent à l’aune de leurs questionnements. Jeu et satire partagent la caractéristique de dédoublement et, ce faisant, assurent une certaine continuité avec leurs modèles ou leurs cibles, mais une continuité légèrement biaisée. Aussi, en procédant à un détournement de la métaphore ludique, ces œuvres embrassent les qualités critiques de la satire, poussent les représentations sociales et politiques à leur paroxysme, que ce soit le conflit israélo-palestinien, la question du racisme en Italie ou, plus généralement, les oppositions qui gouvernent l’administration des territoires. La force structurelle de la compétition ludique que Johannes Huizinga 3 plaçait à la naissance de nombreuses institutions humaines et que Roger Caillois 4 érigeait en modèle idéal d’une saine et loyale rivalité devient pour les artistes un moyen de reconfigurer la réalité. Et, en participant à ces dispositifs ludiques réinventés, le joueur re-joue, en toute liberté, sa partie avec le monde. Aussi, la juxtaposition d’œuvres sous couvert d’une communauté ludique tend à annihiler les virtualités de développements qui leur sont constitutives. Elle réduit, en particulier, leur capacité à perturber les 1 Playtimes, Grenoble, Centre national d’art contemporain, 1999 ; Let’s entertain : life’s guilty pleasures, Minneapolis, Walker Art Center, 12 février-30 avril 2000 ; Le ludique, Musée du Québec, 27 septembre-25 novembre 2001 ; Game Show, Massachusetts Museum of Contemporary Art, 27 mai 2001-avril 2002 ; Artgames. Analogien zwischen Kunst und Spiel, Aachen, Ludwig Forum für Internationale Kunst, 17 décembre 2005-19 mars 2006 ; Play ! The Art of the Game, Amsterdam, Cobra Museum voor Moderne Kunst, 17 juin-24 septembre 2006. Nous proposons ici les expositions aux titres les plus emblématiques. 2 Joëlle Zask, Art et démocratie. Peuples de l’art, Paris, PUF, 2003. Johannes Huizinga Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu [1938], traduit du néerlandais par Cécile Seresia, Paris, Gallimard, 1951. 4 Roger Caillois, Les jeux et les hommes. Le masque et le vertige [1958], Paris, Gallimard, 1967. 3 règles d’une réalité perçue comme irrécusable ainsi que leur force de proposition. L’évidence de la finalité satirique de certains travaux laisse à penser que, s’il y a jeu, ce jeu n’en est pas moins sérieux. Ainsi de Pingpong, œuvre que Belu-Simion Fainaru réalise en 2004 5 . Une carte géographique des territoires israélo-palestiniens tapisse le plateau horizontal d’une table de ping-pong, sur laquelle se distinguent les frontières entre Israël, la Jordanie, l’Egypte, la Syrie et le Liban. La table, lexique de la table ronde des pourparlers, se voit, dans le jeu, agencée sur une dualité fondatrice, énonçant l’impossibilité d’un accord de paix. Le filet insiste sur la notion de frontière, de limite, question cruciale du conflit. Cette lisière apparaît cependant transparente, vulnérable, elle peut être franchie facilement. La table de ping-pong devient un véritable champ de bataille. Une métaphore de la guerre, jeu sérieux s’il en est. Sous la bonhomie d’un match de tennis de table, s’exerce une brutalité calculée : le rebondissement de la balle, son choc sur la table, le retentissement sonore de ses impacts. La question soulevée par le jeu reflète celle, bien réelle, de la domination des territoires. Mais, choisissant le jeu, Fainaru instaure une distance avec la gravité de son sujet, susceptible de faire de l’œuvre le lieu d’émergence de la satire. En dégradant en effet la réalité du conflit, il la simplifie, au point d’en exacerber le ressort fondamental. En modélisant les relations sociopolitiques sous la forme d’un jeu, il les projette dans l’univers de l’inanité, de la gratuité, mais aussi de l’honneur et, ce faisant, instruit leur futilité même. Or, ainsi à même de moquer les antinomies, le jeu peut aussi les suspendre et les rejouer. Car l’œuvre, travaillée par une ambiguïté intrinsèque, suppose à la fois distance et engagement, s’avère également terrain d’expérimentation, tant le jeu autorise potentiellement le dépassement du point de vue partisan. Exposée, Pingpong sollicite la participation du spectateur. Or, jouer le jeu, c’est reconnaître l’œuvre comme le champ possible d’une épreuve. Opportunité est offerte d’expérimenter le conflit, dans le cadre d’une activité délestée de sanctions véritables. Conduite ludique discernée par Caillois dans sa classification des jeux, l’agôn correspond à « l’ambition de triompher grâce au seul mérite dans une compétition réglée » 6 . Il engage l’affrontement entre joueurs ou équipes sur un mode dual et commande de développer une supériorité personnelle. Celle-ci équivaudrait dans l’expérience de l’œuvre à une prise en charge individuelle des possibilités qu’elle induit. Les jeux supposent un certain nombre de comportements dissociés de la vie courante. Ils contraignent l’individu à opérer des choix et à jouer un rôle l’empêchant de se retrancher derrière des attitudes préétablies. Lieu de l’incertitude, la situation de jeu reconstruit les identités et reste susceptible d’amener le joueur à réviser une opinion préconçue. Mobilisant l’agôn mais aussi la latitude autorisée par tout dispositif ludique, l’œuvre de Fainaru proposerait des occasions d’individuation 7 , permettant une appréhension du conflit qui ne soit plus soumise au marquage effectué par le groupe, sa loi et ses représentations. D’expérimentation, le jeu devient terrain d’individuation : il laisse certes entrevoir une pluralité d’usages mais encourage plus encore l’action personnelle. Le participant s’engage et, en s’engageant, change. Et, en effet, lors de l’exposition Spielräume à Duisburg en 2005, deux joueurs, un Juif israélien d’Haifa et un Palestinien de Ramallah ont joué l’un contre l’autre sur la table de Fainaru 8 . Ils ont simplement joué, ne visant aucunement la victoire. Après le jeu, les deux participants se sont liés d’amitié et ont échangé leurs adresses. Jouer, ce n’est plus être palestinien ou israélien, soit représenter un ensemble, mais être un face à un. 5 Belu-Simion Fainaru, Pingpong, 2004. Table de ping-pong, filet, deux raquettes, balle, photographie. Duisburg, Stiftung Wilhelm Lehmbruck Museum, Zentrum Internationaler Skulptur. 6 Roger Caillois, Les jeux et les hommes, op. cit., p. 102. 7 Nous reprenons ici le terme de Jung suivant l’analyse de Joëlle Zask, op. cit. 8 Cf. cat. Spielräume, Duisburg, Stiftung Wilhelm Lehmbruck Museum – Zentrum Internationaler Skulptur, 5 juin-4 septembre 2005, p. 35. Si le jeu peut manifester des antagonismes refoulés en temps ordinaires, il peut, à l’inverse, tout autant les réprimer. Ses caractéristiques agonales recèlent la possibilité de se retourner contre elles-mêmes. Un autre engagement, celui de la responsabilité proprement individuelle, s’établit de la sorte lors de l’expérience de l’œuvre d’art. Une œuvre n’est œuvre que quand elle inclut toutes ses possibilités, y compris celle d’une nouvelle proposition. Dans Pingpong de Fainaru, la pulsion agressive se dénoue dans le jeu, comme espace structuré par un système de règles et, en même temps, puits de possibilités. Loin d’opposer le jeu au sérieux, l’artiste organise les conditions d’une responsabilité personnelle. Dans ce dispositif, le spectateur peut agir et cette action de potentiellement l’affecter en retour. L’œuvre devient ainsi force de proposition, alternative face à l’ordre social, incluse d’emblée à la fois dans son processus d’élaboration et dans son énonciation. Alors que le plaisir ludique évince l’âpreté du désir de l’emporter, s’établit un rapport plus ouvert au politique, déjà ancré dans la genèse de l’œuvre et déployé dans son mode d’exposition. Le jeu renvoie à un au-delà de lui-même et devient la grille de lecture d’une réalité complexe. Si, agonal, le jeu apparaît éminemment métaphorique, calquant ses ressorts sur la nature conflictuelle des rapports socio-politiques, il peut tout autant développer de nouvelles modalités d’échange. Lorsqu’il s’applique à en déstructurer la forme, par le dédoublement, par exemple, de ses terrains, l’artiste aménage un champ d’interactions dynamiques, susceptibles d’enrayer toute dualité. En 1998, Ping Pond Table de Gabriel Orozco 9 désorganise de différentes manières le jeu auquel elle se réfère. L’artiste substitue au rectangle de la table de ping-pong traditionnelle une structure cruciforme aux bords arrondis. En son centre, au lieu du filet qui départage les terrains du jeu, s’étend une petite mare quadrangulaire, recouverte de nénuphars, en écho au jeu de mots formulé dans le titre de l’œuvre, le terme anglais pond signifiant mare. Quant à la ligne qui scinde habituellement la table dans sa longueur, elle se fragmente ici au point de former un carré qui oblige les quatre joueurs, non plus à se confronter en un face à face, mais à organiser la partie suivant un but commun : éviter, par exemple, que la balle échoue dans la mare. En divisant les plans du plateau de jeu initial, la partie s’effectue suivant un mouvement circulaire, qui trouble la dualité intrinsèque du tennis sur table. L’œuvre ruine les possibilités d’exercice de l’agôn. Ainsi mis en échec, celui-ci ne peut avoir lieu. En altérant la forme du jeu, Orozco en corrompt les règles, oblige le joueur à en réinventer de nouvelles, qui ne soient plus structurées, à l’image des rapports qui régissent la vie courante, sur une opposition fondatrice. A première vue, un tel jeu semble absurde et injouable. Mais Orozco ouvre au contraire l’espace de l’œuvre et propose aux visiteurs de découvrir de nouvelles manières de jouer, en les encourageant à reconnaître que les règles que l’on accepte comme fixées peuvent faire l’objet de négociations, de remises en cause. Lieu possible d’une entente collective, le jeu invite à l’instauration et à l’expérimentation commune de règles nouvelles. Cette force de proposition intervient également dans une œuvre de 1996 d’Uri Tzaig, Universal Square. L’artiste invite deux équipes de football israéliennes, l’une juive, l’autre arabe, à jouer un match de football à Lod, en Israël. Si les joueurs doivent observer les règles traditionnelles de ce sport, Tzaig introduit sur le terrain un second ballon qui vient déstabiliser le cours du jeu. Les joueurs se retrouvent dans l’obligation de développer de nouvelles ressources et d’inventer sur le champ d’autres règles du jeu. Les deux équipes ne doivent plus entrer en compétition l’une contre l’autre mais s’unir dans l’édification de décisions. Et il doit y avoir pluralité dans l’accord. Jouant sur 9 Gabriel Orozco, Ping Pond Table, 1998. Tables de ping-pong modifiées, eau, matériaux divers. Paris, Galerie Marian Goodman. le décalage et le décentrement, l’artiste crée une situation qui désamorce la dualité, oblige des équipes rôdées à appliquer des règles irréfragables à repenser la nature de leur activité. Ce faisant, il transforme le rituel sportif en événement, lors duquel le jeu se joue du joueur. Le simple ajout d’un ballon jette la confusion, perturbe les repères du terrain, dédouble le point de fixation du regard des spectateurs et exige un réajustement de la vision. Tzaig satirise les conventions du jeu comme celles de sa perception. Dans une vidéo éponyme, cette performance a été filmée par une caméra simplement fixée sur l’action dispersée des joueurs et ignorant les nouvelles règles établies, nécessaires à la compréhension du jeu. Le visionnage du match contrevient ainsi aux habitudes de lecture imposées par la transmission télévisée du football. D’autant que Tzaig invite également sur le terrain non seulement deux arbitres mais également deux commentateurs, entrelaçant leurs narrations, comme les deux peuples aux histoires différentes partagent un même terrain dans le jeu, métonymie du territoire plus vaste d’Israël. Le dédoublement disperse l’attention des spectateurs, inhibe toute médiatisation surplombante et univoque du jeu. Au désordre sur le terrain correspond un éclatement de l’image. Le lien entre sport et spectacle – dont les impératifs sont venus parfois transformer les règles des jeux – se défait, les joueurs obéissant, sur le terrain, à des contraintes qu’ils sont désormais seuls à connaître, puisque établies de façon performative, et qu’une caméra neutre ne peut révéler. La multitude des points de vue possibles se réfère aux différents intérêts des partis qui règlent la politique israélienne. Tzaig entend ainsi déstabiliser toute vision univoque. L’arrière-plan satiriste de cette œuvre réside également dans son titre. Le carré universel incarnerait un terrain de jeu idéal, un microcosme, une réplique en miniature du monde, à l’instar de Ping Pond Table d’Orozco, où la mare centrale reflète les eaux primordiales, masse chaotique autour de laquelle s’organisent les régions circulaires du monde, mais en une unité éclatée, à l’image des conflits. Or, terrains ludiques multidirectionnels, ces dispositifs sont susceptibles de devenir le lieu d’interactions dynamiques, où puissent être expérimentées, dans le cadre d’un jeu, des possibilités d’accords, évalués depuis plusieurs points de vue et décidés de concert par les partis en présence. Par un gauchissement symbolique des règles et la neutralisation de la vision, le jeu de Tzaig permet l’individuation, tandis que l’espace ludique devient un champ de négociations, que nulle compétition ne gouverne plus. Les jeux réinventés par les artistes provoquent ainsi des situations expérimentales, imprévisibles, mais potentiellement réactualisables. Surtout, ils se retournent contre des règles préétablies, montrent que jeu et entertainment ne se superposent pas l’un à l’autre. S’il peut amuser ou divertir, le jeu contient une propension à la subversion, à la désintégration des règles entretenues par le divertissement. Il permet d’un même allant de reconsidérer les rapports de la vie courante et de remettre en cause les perceptions convenues. L’artiste emprunte au divertissement des structures, qu’il s’applique à détourner de leurs buts initiaux, à vider de leur contenu et à recharger à des fins satiriques. Ce faisant, il en révèle l’idéologie sous-jacente, alimentée par les médias. Le geste satirique attaque non point l’objet mais le symbole qu’il incarne, les modalités de la compétition ainsi que leur mise en scène. En s’emparant du potentiel métaphorique du jeu et des possibilités qu’il offre à la participation active, il instruit également le procès d’une médiatisation à outrance. Le jeu met en exergue le fonctionnement de la société, se fait miroir grossissant autant que déformant, avant de devenir le lieu d’une conversion. L’artiste se saisit de dispositifs familiers, non pour s’en réclamer mais pour s’en moquer, révélant par ce biais des réalités à dévoyer. La référence au sport en particulier agit comme un détonateur émotionnel. Avec Stadium 10 en 1991, Maurizio Cattelan aborde de front le problème de l’immigration par le biais d’une obsession nationale et populaire en Italie : le football. Sport qui, par excellence, dans les processus d’identification qu’il opère, manifeste les appartenances nationales. Cattelan s’attache à en exacerber la dimension agonale mais la déplace en usant d’une métaphore explicite de ce sport : le baby-foot. Précisément parce qu’il est jeu et non un sport dit de masse comme son modèle, celui-ci permet d’exprimer plus clairement les conflits comme d’expérimenter d’autres possibilités, indépendamment des enjeux qui affectent son double élargi. Cattelan joue de la trivialité de ce succédané, généralement pratiqué dans un cadre de détente et de convivialité. Or, il en gauchit les proportions en l’étirant en longueur afin d’établir un rapport de contiguïté entre le jeu sur le terrain et sa version sur table. Cet allongement – 700 x 70 x 120 cm – du jeu traditionnel permet en effet à deux équipes de onze joueurs de s’opposer, comme dans un véritable match de football. Cattelan use de l’hyperbole qui caractérise traditionnellement la communication des matchs et la transpose ainsi dans la forme. Or, en 1991, dans la galerie d’Art moderne de Bologne, la Cesena, équipe du championnat régional italien, et l’AC Fornitore Sud – fournisseurs du sud – se sont affrontées sur ce baby-foot géant. Par principe, les jeux agonistiques font appel aux aptitudes individuelles sur la base d’une égalité formelle et utopique de tous devant les règles. Egalitaire quant à son fondement, le jeu apparaît révélateur d’inégalités et, ce faisant, du dérèglement social 11 . Car l’AC Fornitore Sud est une équipe d’immigrants sénégalais en situation irrégulière, composée par Cattelan lui-même. Une équipe totalement fictive qui relance la question du racisme en Italie, particulièrement exacerbé dans les stades. Il ne semble pas anodin que l’artiste organise cette rencontre à Bologne, en Italie du Nord, qui a toujours fait preuve d’ostracisme envers l’Italie du Sud, pauvre et pourvoyeuse main d’œuvre bon marché, d’où le nom dont Cattelan baptise son équipe, par référence explicité à l’exploitation des minorités ethniques. En constituant une équipe composée uniquement de Sénégalais, Cattelan pousse à son paroxysme l’attitude ségrégationniste des Italiens, révélée en particulier dans le sport de compétition, pourtant réputé reposer sur le mérite et le fair play. L’artiste subvertit en effet un règle nullement remise en cause dans la péninsule, qui veut que le sport le plus populaire du pays ne comporte dans ses équipes que des Italiens d’origine. Contre toute évidence, les dirigeants du football italien, fermant les yeux sur les récupérations politiques dont ce sport fait l’objet, se refusent à l’intégration dans ses rangs des immigrants. Ainsi les joueurs de Cattelan portent des maillots barrés du slogan néo-nazi « Races ». Perturbatrice, une telle œuvre détient une puissance de dévoilement. Elle épingle de façon satirique le problème crucial de l’immigration et anticipe sur l’inconscient collectif d’un pays, arguant, lors de la Coupe du Monde de 1998 par exemple, qu’il n’avait non point perdu contre la France, mais contre l’Afrique, c’est-à-dire non pas contre un pays mais contre un continent, vu le nombre de joueurs issus de l’immigration dans la sélection française. Ce faisant, l’équipe de Cattelan, composée de Sénégalais, ne peut que jouer sur un ersatz du football. Mais, en bon manager, l’artiste transforme ce dernier afin que toute l’équipe puisse jouer. Il détourne un jeu populaire, miniature du jeu véritable et tout à la fois son miroir grossissant. Aussi, une mise en abyme s’opère dans la mesure où il s’agit d’un modèle réduit surdimensionné. Par ce gauchissement des proportions, Cattelan propose une mise en perspective sociale de l’agôn ludique, tout comme il carnavalise le réel. Jouant contradictoirement sur la miniaturisation et l’agrandissement, l’œuvre s’interprète sur le mode de la satire, comme une mise en exergue fulgurante. L’agôn appuyé par le jeu des métaphores reproduit en l’exacerbant un conflit réel. Néanmoins, en choisissant le modèle réduit, il invite les joueurs et, par la suite, les spectateurs, à 10 Maurizio Cattelan, Stadium, 1991. Bois, métal et verre. Milan, collection Cellula et Galleria Massimo de Carlo. 11 « La recherche de l’égalité des chances au départ, souligne Caillois, est si manifestement le principe essentiel de la rivalité qu’on la rétablit par un handicap entre des joueurs de classe différente, c’est-à-dire qu’à l’intérieur de l’égalité des chances d’abord établie, on ménage une inégalité seconde, proportionnelle à la force relative supposée des participants. » In Les jeux et les hommes, op. cit., p. 51. reconsidérer, par le jeu, un sujet qui ne s’est jamais posé comme problématique. La diminution de l’échelle aussi bien que l’extension du jeu et la simplification des règles permettent en effet d’appréhender une réalité complexe dans sa totalité, qui apparaît ainsi dans toute son évidence. L’œuvre permet de dominer une situation dans le cadre d’une activité soumise à des règles mais libérée des contraintes politiques, commerciales et médiatiques du football. Le jeu devient alors le lieu de nouvelles ouvertures. Altérant de façon très simple des jeux populaires, l’ensemble de ces œuvres proposent une pluralité de points de vue, s’attachent à définir de nouvelles éthiques ludiques et offrent aux joueurs des possibilités d’échanges sur des terrains communs. Ainsi jouées, nulle sanction par perte ou gain ne vient en régler l’achèvement. Dans ses modalités et les qualités qu’il exige des joueurs, le jeu soumet une représentation condensée des rapports sociaux et inter-individuels, invite à reconsidérer des fonctionnements tenus pour irréfragables et naturels et, in fine, à les rejouer. Les artistes proposent des défis qui dépassent les déterminations sociales et politiques. Délaissant la dimension compétitive, les confrontations deviennent coopérations. Le jugement, par là même, se voit sans cesse reconduit. Ni moraliste, ni indulgent, l’artiste n’agit pas sur le mode de l’injonction, mais invite simplement à participer à un jeu qui déstabilise les logiques convenues. Défiant la supposée gratuité de son instrument, il développe une perception critique du monde et dément la thèse d’un art désengagé depuis les avant-gardes. Cependant, en créant des œuvres d’usage, pour ainsi dire, et donc nécessairement ouvertes à l’indétermination, il substitue le doute à l’évidence. L’œuvre suscite une initiative dont les effets, imprévisibles, concourent à sa pleine réalisation. Cette dimension du risque bouleverse les conventions et les codes et place l’œuvre dans le champ dynamique des relations sociales, ce territoire de l’entredeux où le doute demeure omniprésent. Un coefficient d’incertitude détermine l’engagement, forme particulière de participation ludique. En choisissant le jeu, l’artiste crée des possibles, exprimés sous la forme de nouvelles propositions symboliques. Contenues dans les œuvres, celles-ci font l’objet de contrats ludiques sans cesse renégociés. Codifiant la dualité, en même temps qu’il commente et met à distance, le jeu incarne un modèle formel, conceptuel et opératoire. Les artistes détournent les jeux existants de leur fonction de divertissement et, partant, déconstruisent les mécanismes d’aliénation en déployant des procédés de distanciation ironique. Or, celle-ci concerne en retour, et nécessairement, l’artiste lui-même. En travaillant une matière sociale, l’artiste redéfinit son rôle. Il s’apparente à un bricoleur qui réajuste des liens, il devient un interprète, un négociateur, un entremetteur et un conciliateur. Il est un entertainer mais à des fins qui n’ont plus rien à voir avec le divertissement. En réalité, d’entertainer, il se fait traîner. Dans l’œuvre Stadium de Cattelan, par exemple, l’important réside moins dans l’opération de modification exercée sur un jeu préexistant que dans la création d’une équipe de football, par laquelle l’artiste transforme son statut en celui d’entraîneur 12 . Le jeu satirique 12 Comme Maurizio Cattelan et Uri Tzaig, Gustavo Artigas incarne également cette figure singulière de l’artiste. Pour réaliser son œuvre présentée lors de l’édition InSite 2000, dans la zone frontière de Tijuana et San Diego, il sponsorise deux équipes de football mexicaines et deux équipes de basket américaines, afin qu’elles jouent simultanément sur un même terrain. Intitulé The Rules of the Game, les règles du jeu, cet événement confronte deux sports représentatifs de chacune des nations sollicitées – et donc de leurs identités – dans le cadre symbolique d’une unique terrain. Ce faisant, Artigas fait se juxtaposer, jusqu’à les confondre, les règles de chaque sport. Il cherche de la sorte à expérimenter, sur le mode ludique, les possibilités non seulement de tolérance entre les joueurs mais aussi d’assimilation, dans le jeu lui-même, des règles de l’autre partie afin que toutes les équipes puissent jouer. Opérant par brouillage, il gauchit moins les règles du jeu qu’il ne les confronte, amenant les participants à accepter l’autre sur un terrain partagé, chacune des équipes étant sommée de cohabiter, le temps du jeu, avec l’autre. Or, cette action s’est précisément déroulée dans le quartier de la se poursuit de nouveau, et toujours sur un mode paradoxal, suivant les conventions du sérieux. Cattelan organise les possibilités de nouvelles règles sociales. C’est par les dispositifs, fussent-ils ludiques, qu’il met en place que l’artiste satirique révèle les fonctionnements profonds de la société. S’il joue aisément la carte de la provocation, Cattelan considère la réalité plus provocante encore que son art 13 . Sous la légèreté apparente, sont mis à nu les dichotomies, les clivages sociaux. Si l’artiste feint d’en reproduire les lois par le biais de l’agôn, c’est toutefois pour mieux remettre en cause une validité reconnue comme naturelle. Moment de suspension, de parenthèse, le jeu représente aussi un temps de réflexion active, tant il procède par contraste. Le jugement, par là même, se voit sans cesse reconduit, et c’est là que la satire agit le plus fermement. Ces œuvres mobilisent l’allégorie, leur sens donné a priori perpétuant le questionnement sur les modalités de présentation de ce sens. Elles incarnent des allégories de la création elle-même. Elles jouent du ressort de l’ambiguïté, fomentent des situations fondées sur une appropriation symbolique. Dans Stadium, la satire englobe tout à la fois un fait social, le vaste phénomène de médiatisation et le statut de l’artiste, un temps devenu entraîneur. Le processus mis en œuvre équivaut en quelque sorte à une satire en acte, qui repose sur l’insoumission. Cattelan s’octroie un rôle afin de mieux dénoncer un système et élaborer la satire du statut de l’artiste. L’on a souvent qualifié la démarche de Cattelan de délibérément immature, immaturité que l’artiste nomme, lui, stupidité 14 . Pour l’artiste, l’idiotie est une obligation 15 . La prostration dans une bêtise supposée lui permet d’invalider les antagonismes entre jeu et gravité, de résorber les écarts entre une réalité et sa représentation. Ses « comportements terroristes » 16 ne prétendent rien de plus que refléter une réalité aux prises avec l’insécurité et la violence. Sous couvert de jeu, il manipule des sujets sensibles comme le racisme dans Stadium ou le terrorisme dans Lullaby en 1994, exposition des décombres d’un attentat qui a eu lieu à Milan contre le Pavillon d’Art Contemporain et coûté la vie à cinq personnes. Soucieux des contextes sociaux et culturels des lieux dans lesquels il expose, il s’approprie des signes et symboles, qu’il décadre, met en exergue et, ce faisant, redéfinit. Et, étant luimême partie prenante du système, Cattelan ne s’épargne pas dans cette entreprise de réflexion satirique. Feignant la naïveté, il rejoint les artistes qui affichent avec ostentation la déchéance de leur statut, qui font de leur œuvre une défaite avouée, répétée ou revendiquée, mais qui leur permet, dans le même temps, toutes les critiques. Affecter l’ingénuité permet de montrer, par l’absurde, que les Libertad, zone de transit vers les Etats-Unis pour les immigrants mexicains illégaux. Artigas profite de l’impact émotionnel généralement provoqué par ces sports collectifs, largement médiatisés, éminemment populaires, afin de mobiliser l’opinion : le spectateur d’un tel jeu ne peut aisément en suivre les règles, il ne parvient qu’avec difficulté à distinguer les équipes auxquelles il est susceptible de s’identifier. Métaphore des rapports sociaux, économiques et politiques entre le Mexique et les Etats-Unis, l’œuvre entend interpeller et démontrer les voies d’entente possibles à la frontière des deux pays. En un raccourci éclairant, susceptible de mettre au jour aussi bien des dysfonctionnements que des possibilités, le jeu agonal modélise ainsi le respect d’autrui et la réinvention potentielle de nouvelles règles. A la compétition entre les nations, se substitue la coopération. Il s’agit de reconnaître à l’autre sa participation active, comme étranger obéissant à d’autres règles, à l’édification d’un terrain d’entente collective. 13 Maurizio Cattelan, interview par Nancy Spector, in Maurizio Cattelan, Londres, éd. Phaidon, 2000, p. 9. 14 Jean-Yves Jouannais, L’Idiotie. Art, vie, politique – méthode, Paris, Beaux-Arts magazine, 2003, p. 254. Maurizio Cattelan, « les “Witz” de Maurizio Cattelan », interview par Jean-Yves Jouannais et Christophe Kihm, art press, n° 265, février 2001, p. 23. 16 Catherine Grenier, La Revanche des Emotions. Essai sur l’art contemporain, Paris, Seuil, 2008, p. 135. 15 conceptions communes de l’art s’avèrent pure convention. Dans un même mouvement, il affirme que l’art est le métier où il peut s’autoriser une sorte de maintien délibéré dans l’absurde 17 . La sphère artistique lui assure un cadre permissif, un espace de cristallisation où il lui apparaît loisible de développer des stratégies qui parviennent à outrepasser plus encore cette permissivité même et, partant, à destituer l’institution d’art de son aura. En ce sens, Cattelan joue le jeu, se plie aux règles tout en imposant les siennes propres. Ce faisant, il pénètre ironiquement le discours d’autrui et montre que les règles auxquelles celui-ci obéit sont stupides ou perverses. Il attaque avec ruse là où le bât blesse. Si la vie est un grand cirque, où chacun joue un rôle, le milieu de l’art, et tous ses agents, en deviennent le miroir exacerbé, le système artistique formant le terrain de jeu de l’artiste. Cattelan tourne tout le monde en ridicule, et à commencer par son galeriste parisien, Emmanuel Perrotin, affublé d’un déguisement de lapin en forme de phallus. Devancé par sa réputation de Don Juan, ainsi devenu un caractère, le galeriste consent à participer à la farce fomentée par l’artiste, maître d’un jeu de rôles dont il connaît parfaitement les règles ainsi que les marges de liberté qui lui sont octroyées. Il distille le plaisir en organisant une levée d’inhibitions, le lieu artistique devenant, comme le jeu, un espace où se permettre des comportements jugés au-delà de ce cadre, et socialement, inacceptables. A l’inverse, il déplie pour lui-même des stratégies d’évitement. En 1992, lors d’une exposition collective au château de Rivara dans le Piémont, il ne laisse que la trace de sa fuite : des draps noués s’échappent d’une fenêtre. Sans pour autant déroger au contrat qui le lie à l’institution, il contourne les problèmes. Dans le même temps, en mythifiant l’absence, il attire l’attention sur lui. Il triche sans tricher, joue sans jouer, sort son Joker. Dans cette attitude, s’exerce la dimension parasitaire de la satire. Selon un art du contre-mouvement, Cattelan critique insidieusement le système qui détermine les conditions d’existence de l’artiste. Ce faisant, son œuvre entretient toujours une ambiguïté, en jouant sur deux interprétations : la critique d’un système, quel qu’il soit, et, corrélativement, une autocritique. Car le jeu dans et avec l’institution artistique engage un jeu avec soi-même. Procédé ironique, le jeu affirme sa double nature, prenant ses distances avec son objet et, dans le même temps, affectant d’autant la figure de l’artiste elle-même. L’auto-satire apparaît nettement dans le travail de Cattelan. Dans certains projets artistiques, l’artiste use du masque comme métaphore de l’artiste, imaginée à travers le regard d’autrui. Cette adhésion à une image, forme ambiguë de la dépersonnalisation, renvoie aux montages de caractères et de traits qui caractérisent l’esprit de la satire. Une impulsion préside à ce jeu de simulacre : la mimicry, terme désignant en anglais le mimétisme des insectes, qui repose, d’après Caillois, sur trois fonctions principales : le camouflage, le travestissement et l’intimidation 18 . Dans l’ordre du jeu, la mimicry consiste à « devenir soi-même un personnage illusoire et à se conduire en conséquence » 19 . Prompt aux métamorphoses et insubordonné, Cattelan organise les possibilités de renversements symboliques. En 2001, un mannequin à son effigie, mais rapetissé, surgit d’une ouverture grossièrement creusée dans le sol au milieu d’une salle dédiée au grands maîtres hollandais du musée Boijmans van Beuningen de Rotterdam. S’il apparaît écrasé par le poids des maîtres anciens, ce petit personnage bonhomme ne vient pas moins littéralement dégrader le socle du musée. Il se creuse un trou, se cache sous terre, comme pour se dissimuler à autrui, et tente à la fois de faire son trou dans l’histoire de l’art. Art du détour, de la dernière carte, la démarche de Cattelan n’est pas sans évoquer l’ingénuité rusée du trickster, à la fois usurpateur et décepteur. Les Anglais désignent ainsi le fourbe, le trompeur, 17 « C’est une profession dans laquelle je peux être un petit peu stupide, et les gens diront, “Oh, vous êtes si stupide ; merci, merci d’être si stupide.” » Maurizio Cattelan, interview par Nancy Spector, op. cit., p. 9. 18 Roger Caillois, Les jeux et les hommes, op. cit. 19 Roger Caillois, id., p. 61. le personnage ficelle, le dépositaire de tous les tours. A bien des égards, le champ d’action, les investigations, intentions et pratiques de Cattelan croisent en effet le réseau sémantique véhiculé par ce puissant archétype : parodie, diversion, insolence, gratuité, folie, simplicité d’esprit, démesure et simulacre. En vue d’infiltrer, de concerter et de jouer ses plaisanteries pratiques, le trickster des mythologies amérindiennes déconstruit le système, impose sa logique, institue un espace dominé par l’imprévu, l’excentricité, le rire, le dérisoire. Ce joueur de tours et fauteur de troubles partage avec l’antique mètis la polymorphie, la duplicité et l’équivoque 20 . De la même manière, l’artiste-trickster joue jusqu’à l’extrême limite le jeu de la transgression, celui qui déjoue, précisément, les règles, les codes sans plus seulement les dénoncer ou les intégrer dans son système. Ainsi, un va-et-vient entre détournement et retournement pourrait bien caractériser l’esprit de la satire dans l’art actuel. Puissance de ruse et de tromperie, la mètis des Grecs concernerait tout un ordre de la pratique artistique. La duplicité préside en effet aux œuvres présentées ici : sous l’apparence du jeu, se dévoile une stratégie qui organise les possibilités d’une autre vérité. Il ne s’agit pas seulement de mettre en exergue une morale, de dénoncer, mais plutôt de mobiliser la satire pour son ouverture, sa force de proposition. D’un même allant, de tels procédés concourent à transformer les règles qui gouvernent l’art lui-même. De la même manière que la satire agit comme une rectification, un ajustement ciblé, les artistes s’emparent des artefacts des jeux en en modifiant sensiblement la structure. Ils font du jeu un miroir oblique des fonctionnements de la société. L’ellipse joue alors à plein dans ces gauchissements de structures modélisées. Partant, les artistes mettent en exergue une faille, un défaut d’ajustement de la mécanique politique et sociale. Dans un esprit satirique, ils en démontrent les règles en les retournant contre ce système même. Ils créent du jeu où il y a déjà du jeu. Dans le même temps, en invitant à jouer et à inventer des règles nouvelles, ils proposent de renégocier notre vision du monde et notre rapport à autrui. Ce faisant, ils jouent eux-mêmes leur partie dans le jeu du système. 20 Marcel Détienne, Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs [1974], Paris, Champ Flammarion, 1978. Mètis signifie Prudence ou Perfidie. Elle est également le nom d’une divinité, fille de l’Océan et de Téthys, première femme de Zeus et mère d’Athéna.