Tantum religio potuit suadere malorum
La conclusion prend la forme d'une phrase exclamative lapidaire, solidement encadrée par deux termes
complémentaires : tantum et malorum (tant de maux !) qui en disent l'essentiel.
2. Une évocation pathétique
Le récit qui va suivre a donc une valeur exemplaire que souligne l'expression quo pacto, qui relie l'idée à l'exemple.
Le premier mot du vers 5 fait référence à la fois à un lieu : la baie d'Aulis en Béotie, à des tragédies ( l'Agamemnon
d'Eschyle et Iphigénie à Aulis d'Euripide), et surtout aux mythes héroïques : c'est donc clairement la nécessité
religieuse du sacrifice humain qui sera ici contestée. On sait en effet que, dans la légende, Iphigénie est sacrifiée
par son père Agamemnon afin que les bateaux achéens puissent prendre la mer pour attaquer Troie. Une ruse fait
croire à la jeune fille qu'elle va épouser Achille et elle ne se rend compte qu'au dernier moment du destin qui l'attend.
Le sujet est traité par Lucrèce dans une tonalité pathétique.
Iphigénie, tout d'abord, est présentée comme une double victime, en raison de sa faiblesse et de sa naïveté.
En effet, l'adjectif virgineos du vers 8, attribué par le poète au nom comptus dans une sorte d'hypallage [4], souligne
la jeunesse et l'innocence d'Iphigénie, de même que la référence aux « mains masculines » (virum manibus) suggère
quelque chose qui s'apparente à la souillure.
Par ailleurs, les vers 13 et 16 mettent en valeur son impuissance. Cette impuissance prend deux aspects successifs :
celui de l'effondrement, symbolisé par le participe summissa - qui relève d'une soumission morale et physique - et
celui de la translation, rendue cette fois par le participe sublata. Désormais, Iphigénie est passive, comme en
témoigne la voix du verbe deductast (= deducta est), dont l'importance est renforcée au vers 17 par l'enjambement.
Passive, mais souffrante : ce n'est pas un hasard si l'un des mots les plus longs du passage (tremebunda) qualifie la
jeune victime, ou si l'auteur joue de la paronomase dans l'expression muta metu qui souligne de manière saisissante
la douleur d'Iphigénie.
Iphigénie, ensuite, a été trompée. Lucrèce le relève par deux fois.
La manière, d'abord, dont elle est parée, peut lui laisser croire à des préparatifs de mariage. En effet, il était coutume
chez les Romains [5] que la future mariée partage ses cheveux en deux et en fasse six tresses maintenues par des
bandelettes (vittae). L'ambiguité, c'est que le terme infula utilisé au vers 8, peut se référer à la fois au mariage et au
sacrifice - y compris humain ! La pauvre Iphigénie va vite comprendre la supercherie dont elle est victime. La
répétition de l'adverbe simul aux vers 8 et 10 témoigne de la brutalité de cette prise de conscience, dont le noyau est
le verbe sensit, si important qu'il fait l'objet d'un enjambement et occupe donc la première place du vers 11. Ce
verbe, qui traduit le point de vue de la victime, gouverne une série d'infinitives qui sont adstare parentem, ferrum
celare ministros et lacrimas effundere cives. D'un regard, Iphigénie embrasse la totalité de la scène et comprend
tout...
Ensuite, c'est au tour des vers 16 à 21 de stigmatiser de la manière la plus explicite, en une seule longue phrase
solennelle, la ruse du faux mariage, en opposant deux buts : le faux (« non ut [...] posset claro comitari Hymenaeo »)
et le vrai (« [ut] hostia concideret ». C'est que la religio n'est pas à un paradoxe près : pour l'honneur d'une déesse
vierge (Triviai virginis [6] ), on sacrifie une vierge ; pour se purifier on commet une impureté - c'est tout le sens de
cette étonnante paronomase qui préside au vers 19 : « casta inceste » ; et pour l'immolation ( mactatu) d'une victime
(hostia), on bafoue la cérémonie solennelle (sollemni more) du mariage. La religion détruisant la religion...
Disons enfin un mot sur les Achéens qui président, officient ou assistent à cette mise à mort.
L'ironie est que la toute-puissance des chefs ne leur sert à rien. Ils ont beau être nommés au vers 7, avec un bel
effet de paréchèse [7], ductores Danaum delecti ou encore prima virorum dans la tradition des épithètes homériques,
Agamemnon - qui n'est d'ailleurs jamais directement nommé - a beau être gratifié du titre de roi (regem) à la toute fin
du vers 15, ces titres ne suffisent pas à l'anax andrôn [8] pour sauver sa propre fille : on soulignait tout à l'heure
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