Une économie en quête de solidarité – ALC – 1er juin 2012 1 Une économie en quête de solidarité Journée de réflexion A.L.C Nice 1er Juin 2012 Philippe Langevin Maître de conférences Aix-Marseille Université Une économie en quête de solidarité – ALC – 1er juin 2012 Une économie en quête de solidarité Journée de réflexion A.L.C.- Nice 1° Juin 2012 Philippe Langevin Maître de conférences Aix-Marseille Université La situation économique et sociale actuelle dans les grands pays et notamment en France est marquée par la montée de graves inégalités qui remettent en cause l’idée même de cohésion sociale. Les travailleurs sociaux sont au cœur de cette situation et doivent faire face à des situations individuelles ou collectives de grande détresse sans pouvoir agir sur les désordres du monde qui en sont à l’origine. Les crises successives qui marquent notre temps invitent à savoir changer de modèle. Elles traduisent en effet des mutations lourdes dont personne ne peut prévoir les conséquences économiques et sociales et annoncent un monde au destin incertain. Plus que jamais, une réflexion collective s’impose pour une construction collective et citoyenne d’un ordre nouveau. Cette contribution rappelle les conditions de ces ruptures. Elle souligne les grands mouvements de la société française et l’évolution du travail social qui passe d’une dimension réparatrice à une dimension constructive. Elle trace le cadre des changements à opérer pour construire une économie de la solidarité. 1-La fin des certitudes économiques 1-Du temps de la croissance Keynésienne Les économies occidentales traversent une crise profonde qui remet en cause l’efficacité de leurs politiques économiques et sociales. Au moment des 30 glorieuses, et notamment dans notre pays, dans ce qui fût le « modèle français », la mise en place d’institutions spécifiques (et notamment de la sécurité sociale) a permis de protéger de la maladie, des charges familiales et plus tard du chômage l’ensemble de la population dans une conjoncture de croissance soutenue et d’un modèle unique de développement construit sur l’industrie, la société de consommation et l’engagement collectif sur des valeurs de partage et de solidarité. Au niveau politique, l’économie Keynésienne était celle d’un Etat responsable des grands équilibres macro- économiques et outillé pour conduire des politiques de croissance dont tout un chacun devait bénéficier. Des politiques structurelles (industrielles, agricoles, des revenus, d’aménagement du territoire…) aux mesures conjoncturelles de stabilisation ou de relance, tout un ensemble d’interventions permettaient à la puissance publique de conduire le pays vers une prospérité partagée. Le secteur public était le fer de lance de la modernisation. Le plein emploi était la règle, l’accès à la consommation la référence et les conquêtes sociales conduites par un syndicalisme fort dans une démocratie sociale partagée. La pauvreté était considérée comme résiduelle, affectant provisoirement des ménages bien cernés (personnes âgées, immigrés, familles nombreuses) dont les conditions de vie ne pouvaient que s’améliorer avec un peu plus de croissance, référence collective du progrès, si ce n’est du bonheur. 2 Une économie en quête de solidarité – ALC – 1er juin 2012 2-Du temps des crises 1973 : Premières ruptures, la remis en cause de l’Etat Providence ou la victoire de la liberté sur la solidarité Ces temps, où tout n’était pas merveilleux pour tous, sont derrière nous. Une première crise dans les années 73-75 a brutalement remis en cause ce modèle trop simple pour être définitif. Ses origines sont complexes. Ses conséquences furent redoutables. En quelques mois, la chute de la croissance et la montée du chômage n’ont pu être combattues par des interventions publiques autrefois efficaces. L’économie était devenue internationale et les politiques nationales peu efficaces. Les gains de productivité considérables du secteur industriel et agricole ont limité la création d’emplois alors que la population active augmentait fortement avec l’arrivée sur le marché du travail des nouvelles générations du baby boom et l’accroissement continu de l’activité féminine. Toutes les tentatives pour relancer une économie ralentie n’ont pas pu restaurer la confiance est les « dégâts du progrès » se sont traduits par des mécanismes d’exclusions affectant des ménages que rien ne prédisposait à une précarité croissante. Les inégalités de conditions de vie ont fortement augmenté alors même que la fin des grands engagements collectifs et la société du chacun pour soi remplaçait progressivement le partage de l’intérêt général. De plus, la remise en cause d’une économie normative (1968), la fin du système du système financier international (1971) et la prise en compte du caractère limité des ressources naturelles ( club de Rome de 1972), remettaient en cause les fondements mêmes du système Keynésien. Et, progressivement, nous sommes passés d’un modèle unique à un autre par une économie désormais libérale et la remise en cause des charges induites par un Etat estimé trop interventionniste : le refus de l’impôt et la valorisation des initiatives individuelles ont ainsi remplacé un grand nombre de politiques publiques. Ce fût la victoire de la liberté sur la solidarité. Ni la politique industrielle des années 75-80 de développement de la filière nucléaire, ni les nationalisations des années 81 conduites par la gauche arrivée au pouvoir, ni le démantèlement du contrôle des changes en 1986 ne sont parvenus à relacer l’économie. Les frontières nationales s’estompent. La tournant est dans les années 92-93 avec la ratification de justesse des accords de Maastricht, la remise en cause de l’indépendance de la Banque de France (1993) et le caractère devenu institutionnel de la contrainte extérieure qui limite le déficit budgétaire à 3% du PIB. Et, des années 1980 aux années 2006, dans une conjoncture maussade faible en croissance et pauvre en résultats, les vingt piteuses ont succédé aux trente glorieuses. Le désengagement de l’Etat concerne tout à la fois la planification, la politique industrielle, la libération des prix et des activités financières. Les entreprises publiques ouvrent leur capital au secteur privé. Les monopoles et les services publics sont remis en cause. La France est banalisée dans un monde incontrôlable. La décentralisation initiée en 1982 s’analyse davantage comme une reconnaissance de l’incapacité des politiques nationales à rétablir une société de progrès économique et social que comme une volonté de donner aux collectivités locales davantage de libertés. Pendant ce temps d’incertitudes et d’expérimentations marqué notamment par le passage de l’intégration à l’insertion et du droit à l’emploi au droit à l’activité, la mondialisation de l’économie change complètement les règles du jeu. Un marché mondial des biens et des capitaux enlève aux Etats Nations toute capacité d’intervention significative. 3 Une économie en quête de solidarité – ALC – 1er juin 2012 2007-2008 : deuxième rupture, crise financière et bancaire dans la mondialisation ou les conséquences de la cupidité La place occupée par les pays émergents, en fort développement, annonce le déclin des EtatsUnis et de la « vieille Europe » et, en l’absence de toute autorité de régulation financière internationale, dans un contexte général de libéralisation des mouvements de capitaux, une nouvelle économie financière remplace progressivement la souveraineté des Etats-Nations. Une épargne mondiale considérable en quête de placements avantageux construit une économie de rentiers alors que les différentiels en termes de coûts du travail justifient des délocalisations industrielles redoutables pour les territoires concernés. La rupture démographique traduite par le vieillissement de la population menace l’équilibre de la Sécurité Sociale et, avec lui, du modèle social, complément du modèle économique. Ce modèle a perduré jusqu’au moment où les banques n’ont plus pu faire face à leurs engagements et se sont rendues compte que certains de leurs clients, insolvables, ne les rembourseraient jamais. La technique de la titrisation rend opaque et risquée un marché de la dette en expansion. Les années 2007-2008 sont celles de la deuxième grande crise de l’après –guerre1 annoncée par le crise des subprimes aux Etats- Unis et des faillites retentissantes (Lheman Brothers) qui ont mis à jour des pratiques de traders assimilant la spéculation à de la bonne gestion. De financière et américaine, la crise est rapidement devenue mondiale et économique, puis sociale, avec la fermeture d’entreprises performantes privées de tout crédit bancaire. Une croissance faible installait dans ce même temps les sociétés autrefois riches dans un sous- emploi devenu structurel, les inégalités atteignant un niveau inconnu jusqu’alors. La crise a été provisoirement surmontée par des injections massives de liquidités par les banques centrales et des politiques publiques d’appui aux secteurs les plus affectés (bâtiment, constructions automobiles…), d’ailleurs dans le plus grand désordre. Le passage du G 7 au G 20 marquait dans ce même temps la reconnaissance des pays émergents dans l’équilibre du monde. 2010-2012 : troisième rupture, crise de l’endettement des banques et des Etats ou la sacralisation des agences de notation Mais le répit fût de courte durée. Rapidement la dette souveraine a atteint des niveaux incompatibles non seulement avec les accords internationaux (traité de Maastricht en Europe) mais aussi avec les marges de manœuvre des politiques économiques devenues mondiales. Et les années présentes (2010-2012) sont celles d’une troisième crise dont personne ne peut prévoir l’issue. Les Etats doivent faire face à des taux d’intérêt très élevés pour financer leurs déficits. Les agences de notation deviennent, par leurs appréciations des situations nationales, de nouveaux acteurs de l’économie mondiale. Certains pays, et notamment en Europe la Grèce, l’Irlande, l’Espagne, l’Italie sont dans l’obligation d’instaurer des politiques d’austérité pour pouvoir rembourser leurs dettes, ce qui dégrade leur marché du travail et les conditions de vie de leurs habitants. Les appréciations des agences de notation déterminent les taux d’intérêt qui s’envolent pour de nombreux pays qui doivent emprunter pour couvrir leurs déficits. Les accords de Maastricht volent en éclat. 1 Alternatives économique- La crise- Avril 2010 4 Une économie en quête de solidarité – ALC – 1er juin 2012 Beaucoup d’économistes et de responsables politiques se retrouvent alors pour estimer que cette crise n’en est pas une mais traduit une formidable mutation vers un monde nouveau dont aucun ne peut raisonnablement dessiner les contours. Certains évoquent même un temps comparable à celui de la Renaissance en Europe. 2-Les nouveaux contours la société française Pendant que l’Europe et les Etats- Unis s’enfoncent dans la crise, la société Française évolue. Elle sort des cadres établis du temps des 30 glorieuses et éloigne les perspectives d’une société apaisée. Les inégalités de toute nature s’accroissent, les écarts de conditions de vie s’amplifient entre les protégés et les exposés, ceux qui ont un emploi ou un logement et ceux qui n’en ont pas, les hauts salaires et les bas revenus. Les travailleurs sociaux doivent faire face à de nouveaux défis. 1-Les modes de vie transforment la société Pour le sociologue Jean Viard2, c’est la durée des vies qui a le plus changé notre société, avec une augmentation de 25 ans de l’espérance de vie en un siècle alors que la durée du travail diminuait des 2/3 pendant ce même temps. Le temps libre, hors travail et hors sommeil a ainsi été multiplié par 4. Aujourd’hui, 12% du temps vécu est consacré au travail. De ce fait, le temps libre est devenu, comme le seul travail autrefois au bureau ou à l’usine, producteur de liens sociaux, de richesse, de mobilités et d’organisation du territoire. Le lien social se développe dans la sphère privée et se perd dans celle de la production. Une nouvelle culture de la mobilité se traduit par l’accroissement des déplacements domicile- travail. Les actifs recherchent un emploi en fonction de leur lieu de vie, et non l’inverse. Les retraités choisissent d’habiter en province et transforment leur résidence secondaire en résidence principale. Les régions du sud sont les plus attractives, même si ce ne sont pas les plus dynamiques économiquement. Une économie résidentielle se construit sur les services à la population où la qualité de la vie l’emporte sur l’insertion professionnelle. Mais cette société du bonheur privé ne doit masquer que le quart de la population n’y accède pas. Les personnes âgées à faibles revenus, les ménages composés d’une seule personne, la population immigrée, les demandeurs d’emploi de longue durée, les titulaires d’emplois précaires, les victimes des délocalisations, les familles monoparentales n‘ont pas capacité à choisir leur mode de vie. 2-Les classes sociales sont de retour Sans doute a-t-on pu croire que la disparition des classes sociales était la conséquence logique d’un enrichissement général vers une moyenne élevée, les inégalités de statut et de talents compensées par des mesures actives de redistribution, la classe ouvrière disparaissant peu à peu et la bourgeoisie condamnée par l’histoire. La lutte des classes serait terminée avec l’essor des couches moyennes. Cette hypothèse n’est pas confirmée par les faits 3. La fragmentation du tissu social et le brouillage des frontières affectent toutes les catégories qui regroupent des situations très contrastées. Les ouvriers n’ont pas disparu ; ils sont de moins en moins à l’usine mais nombreux dans le bâtiment, les services, l’artisanat, la maintenance ou la manutention. Les employés, devenus première catégorie socio- professionnelle, occupent un grand nombre d’emplois dans tous les secteurs :agents de bureau, bien sûr, mais aussi agents 2 3 Jean Viard « Nouveau portrait de la France » L’aube- 2012 Sciences Humaines N° 237- Qui sont les Français ? Mai 2012 5 Une économie en quête de solidarité – ALC – 1er juin 2012 hospitaliers, vendeurs, pompiers, personnel de maison, gardiens d’immeubles, coiffeurs, assistantes maternelles, agents de surveillance et militaires non gradés ! La tertiarisation de l’économie a développé ces emplois dont les moins qualifiés sont les plus vulnérables. Ces classes populaires représentent 60% de la population active. Les cadres eux-mêmes, s’ils ne répondent plus à une nomenclature précise, exercent des niveaux de responsabilité très différents. Depuis les années 80, les inégalités de ressources et des conditions de vie au sein même de chaque catégorie redessinent de nouveaux profils en termes de sécurité de l’emploi, de possibilité de progression, de conditions de travail, de niveau de protection sociale. Les classes moyennes regroupent du personnel qualifié mais peu payé et des travailleurs indépendants qui ne partagent plus une conscience de classe. 3-L’insécurité sociale se généralise4 La grande conquête de la sécurité sociale héritage des trente glorieuses, est remise en cause par un système de régulation lié aux reconfigurations des relations de travail. Le développement des emplois à temps partiel, l’apparition des travailleurs pauvres, la dégradation des relations de travail érodent les bases des systèmes de redistribution, alors que les déficits sociaux atteignent des niveaux inégalés. L’insécurité devant le risque de perdre son emploi, son logement, ses relations sociales, son milieu familial devient générale. Les droits sociaux apparaissent comme des obstacles à lever pour maximiser la compétitivité des entreprises et la promotion du libre jeu du marché. La mise en concurrence de tous contre tous fait apparaître la protection sociale comme une charge et les cotisations obligatoires pour le financer comme un prélèvement qui limite la productivité des entreprises tout en favorisant l’entretien des « inutiles au monde ». 4-La montée des inégalités menace la cohésion sociale Un des aspects les plus significatifs de notre moment est la croissance des inégalités de toute nature5 qui s’expriment à tous les niveaux :dans les rémunérations, bien sûr, mais aussi dans les conditions de vie entre les riches et les autres, qui ne sont pas tous pauvres. Ces inégalités de ressources sont imputables à l’envol des très hauts revenus. Elles s’expriment aussi par des différentiations de patrimoine où elles sont encore plus élevées. Le patrimoine moyen des 10% des français les plus aisés, qui possèdent seuls la moitié du patrimoine total, est plus de 2 100 fois supérieur à celui des 10% les plus modestes. Nous rentrons dans une société d’héritiers et de rentiers où les inégalités qui s’expriment traditionnellement à travers de nombreux canaux (habitat, qualification, scolarisation, accès aux services et à l’emploi, comportements culturels…) prennent des proportions invraisemblables. Les écarts se creusent entre les gagnants, qualifiés et insérés et les perdants, victimes de déclassement, de repli sur soi, de frustrations et portés par le ressentiment. 5-Les défis de la démographie L’allongement de l’espérance de vie entraîne un vieillissement de la population et pose des problèmes nouveaux dans une société où quatre générations peuvent cohabiter. La question du financement des retraites en est une. La place et le rôle des personnes âgées dans la société en est une autre. Et les écarts se creusent aussi entre le 3°âge, où le marché des retraités est très actif, et le 4° âge où le risque de la dépendance s’accroît. La jeunesse doit faire face aux difficultés pour trouver un premier emploi, accéder à un revenu et vivre son autonomie alors 4 5 Robert Castel « L’insécurité sociale »- Le Seuile- 203 Alternatives économiques- « Les inégalités en France »- N° 56- 2012 6 Une économie en quête de solidarité – ALC – 1er juin 2012 que l’accroissement du temps des études ne signifie pas une insertion professionnelle garantie. La précarité des jeunes augmente et pour beaucoup l’horizon apparaît bouché. Il est inquiétant de constater que les jeunes soient tenus à l’écart des leviers du changement social dans un pays vieillissant. Les femmes continuent à avoir des emplois moins rémunérés tout en assumant 80% des tâches ménagères. La famille elle-même, entre décomposition et recomposition, se décline maintenant au pluriel avec la réduction du nombre de mariages, l’augmentation des unions libres et des divorces, la réduction des familles nombreuses et les naissances hors mariage. Le débat sur les familles homosexuelles est loin d’être achevé. L’immigration enfin est devenue un véritable épouvantail et concentre, contre toute réalité, les idées reçues sur l’insécurité, les travailleurs sans papier, la délinquance et l’épuisement des comptes sociaux. 6-Les nouveaux visages de la pauvreté Après avoir beaucoup baissée au cours des années 70-80 et s’être stabilisée entre les années 1980 et 2008, la pauvreté semble croître de nouveau dans la conjoncture d’aujourd’hui. Il ne s’agit plus comme autrefois du fait d’individus inadaptés mais de personnes qui ne trouvent pas un emploi, un logement ou une autonomie financière qui les sortiraient de leur exclusion. La pauvreté a de nombreux visages et peut concerner tout à la fois les sans domicile fixe, les chômeurs en fin de droit, les retraités qui ont peu cotisé, les mères célibataires au SMIC et à temps partiel, les couples pris dans la spirale du surendettement, les étudiants sans ressources. Quel que soit l’indicateur retenu (bénéficiaires des minima sociaux, taux d’endettement, niveau de revenu, allocataires du RSA, demandeurs de logements sociaux…), du quartmonde aux milieux sociaux modestes, la pauvreté de plus de 15% de la population en termes du seuil retenu (954 € par unité de consommation en 2010) cache une pluralité de situations. Des populations proches de ce seuil risquent à tout moment une dégradation de leur situation à l’occasion du moindre changement : deuil, divorce, perte d’emploi ou maladie. Les bas salaires et les temps partiel ne donnent plus à l’emploi une force suffisante pour quitter la pauvreté. La mobilisation du secteur associatif traduit l’échec des politiques publiques pour vaincre la misère. 3-Les évolutions du travail social Dans ces grands mouvements, le travail social qui a pour vocation d’aider à résoudre les problèmes matériels et relationnels de ceux qui subissent les difficultés économiques et sociales de ces temps de crise, est en évolution permanente. Il ne s’agit plus uniquement de construire des réponses individuelles à la délinquance ou à la précarité dans un cadre défini par l’Etat mais de positionner la personne dans sa globalité en l’aidant à rétablir « l’estime de soi » par des accompagnements soutenus. Les activités du service social ont été déclinées en 6 grandes activités (annexe I de l’arrêté du 29 juin 2004) dont certaines traditionnelles (accueil, orientation, accompagnement social) et d’autres plus contemporaines (médiation, veille sociale, expertise, conduite de projets, travail en réseau). Les travailleurs sociaux sont en première ligne pour accompagner un nombre croissant de personnes qui n’arrivent plus à faire face aux difficultés de la vie : l’accès à l’emploi, au logement, à la sociabilité. Certes, leur action demeure indispensable vis-à-vis de celles qui se mettent volontairement en dehors du cadre légal : délinquants, auteurs de mauvais traitements vis-à-vis de tiers, atteintes à la propriété ou à la personne dans un objectif de ré- insertion citoyenne. Mais elle s’élargit considérablement avec la montée de la précarité et des 7 Une économie en quête de solidarité – ALC – 1er juin 2012 exclusions qu’elle engendre. Elle répond aussi au vieillissement de la population, à la demande de services à la personne, à la complexité d’une société normative où la connaissance de ses droits et l’accès aux prestations légales ne vont pas de soi. Le travailleur social est un terme qui englobe de nombreuses professions de l’aide ou de l’accompagnement. Trois d’entre elles dominaient traditionnellement le champ du travail social : l’assistant social, l’éducateur spécialisé et l’animateur socio- culturel. L’aide sociale correspond à la vision traditionnelle du secteur social. Il s’exerce en institution pour des publics spécifiques : jeunes enfants, jeunes délinquants, personnes en situation de handicap au sein du secteur médico- social. Mais avec la décentralisation, l’aide sociale traditionnelle tend à être complétée, si ce n’est remplacée, par l’accompagnement social qui s’exerce plutôt en milieu ouvert, dans des collectivités publiques (conseils généraux, communes, CAF, hôpital…) ou dans l’environnement de l’usager. 1-Les travailleurs sociaux des années passées Jusqu’aux année 70 environ, les professions sociales étaient bien délimitées : assistantes sociales, éducateurs spécialisés, animateurs socio- culturels, conseillères en économie sociale et familiale, de niveau III et s’adressaient à des publics bien précis assimilés à des inadaptés sociaux. Le secteur social historique était celui du service social polyvalent et celui de la protection de l’enfance. Ce personnel qualifié bénéficiait d’une grande autonomie. Les administrateurs et les dirigeants définissaient des missions et des conditions de travail. Les travailleurs sociaux arrêtaient eux-mêmes les dispositifs à mettre en œuvre qu’ils estimaient les mieux adaptés Quatre caractéristique globales, relevées par R.Bertaux6 pouvaient définir le travail social : - Un marché fermé où les postes de travail ne sont attribués qu’à des diplômés du travail social - Une logique statutaire de la qualification fondée sur des conventions collectives et des grilles de la fonction publique - La référence majeure aux pairs pour déterminer les pratiques légitimes ou non légitimes d’intervention - Une trajectoire professionnelle majoritairement endogène et linéaire Avec la dégradation de la situation sociale évoquée plus haut, les travailleurs sociaux classiques ont fait l’objet de nombreuses critiques : idéologues, peu efficaces, archaïques, fatigués. On parle aujourd’hui d’intervenants sociaux pour bien marquer la différence. Dans les années 70 les travailleurs sociaux ont été assimilés à des complices de l’ordre établi, trop indépendants pour collaborer avec qui que ce soit, enfermés dans leurs certitudes et leur autonomie. 2-Les intervenants sociaux aujourd’hui Si des professions anciennes se sont développées (aides médico- psychologiques, assistantes maternelles…), de nouvelles professions sont apparues dans l’aide à domicile pour les personnes âgées ou en situation d’handicap, dans la médiation de quartier, dans les secteurs de l’insertion, souvent sans formation sociale, à statut précaire et peu rémunérées, de niveau IV et V. Sans référence aux travailleurs sociaux historiques, de nouveaux professionnels dans l’ingénierie sociale exercent des missions de conception, de montage de projet et élargissent 6 Problèmes et enjeux dans l’évolution des métiers du travail social. R.Bertaux- 2002 8 Une économie en quête de solidarité – ALC – 1er juin 2012 la fonction de direction. Ces évolutions sont liées à la complexification du champ social, résultat de la montée et de la diversification des processus d’exclusion et des évolutions législatives et réglementaires La décentralisation a redistribué les pouvoirs décisionnels aux conseils généraux et aux intercommunalités. Elle a rapproché l’action sociale du terrain. Les élus locaux veulent des résultats tangibles et mesurables. Ils interpellent les travailleurs sociaux sur leurs pratiques. Les directions d’institutions sociales se sont beaucoup transformées en devenant davantage professionnelles, et les modèles du management des entreprises marchandes se sont diffusés dans le champ social. Désormais les administrateurs et les dirigeants fixent les objectifs opérationnels, définissent les dispositifs d’intervention et les modalités de prise en charge, élaborent des normes et des indicateurs de résultat. De ce fait, le degré d’autonomie professionnelle des travailleurs sociaux s’est affaibli. Les modes d’approche du travail social évoluent. Elles sont maintenant davantage marquées pour des approches territoriale et globales que par des approches individuelles sur des personnes. L’intervenant social n’est plus recruté sur son diplôme mais sur son niveau global de formation, ses compétences en management et en développement local, en science sociale ou en économie. Les quatre caractéristiques du travail social deviennent dés lors : - un marché ouvert où les métiers et les profils sont multiples et l’accès à l’emploi n’est plus conditionné à un diplôme spécifique du social - une logique gestionnaire de compétence - une forte dépendance vis-à-vis des élus locaux - une trajectoire professionnelle non linéaire. Le travailleur social est de passage entre d’autres métiers. Il convient de souligner que les centres de formation se sont adaptés en se transformant : décloisonnement des formations professionnelles, nouvelles approches théoriques et méthodologiques, approches en termes de projet territorial, sensibilisation aux problèmes sociaux d’aujourd’hui, adoption du principe de l’alternance. Une part croissante des formations concerne les niveaux I et II. Elles accordent une grande place au management. Les organismes de formation s’élargissent vers l’université et les écoles privées, quelques fois reliées à de grands groupes du secteur marchand. 3-Quel avenir pour le champ du social ? Les évolutions récentes permettent de repérer quatre facteurs principaux qui vont conditionner l’avenir du travail social7. Les modes de financement : logique de service ou logique marchande ? Le mode classique de financement du champ social par le système du prix de journée ou celui de la dotation globale tend à être remplacé par de nouvelles procédures qui lient les financements aux résultats obtenus. La procédure des appels d’offre remplace celle des contrats pluriannuels et prive les institutions de financements pérennes. Ces incertitudes sur leurs dépenses de fonctionnement les conduit à faire largement appel à des emplois aidés d’actifs peu qualifiés. Les pratiques d’évaluation sont de plus en plus quantitatives et prennent peu en compte les aspects qualitatifs, peu mesurables, du travail social. Les critères 7 Article cité de Roger Bertaux 9 Une économie en quête de solidarité – ALC – 1er juin 2012 d’agrément d’un projet se fondent principalement, si ce n’est exclusivement, sur le coût de la prestation. Prévaut alors une logique marchande et non plus une logique de service auprès de l’usager. Les rapports entre le secteur social historique et le secteur social nouveau : guerre ou paix ? Au-delà des déclarations, la guerre entre les anciens et les modernes n’aura par lieu. Les nouveaux intervenants sociaux sont maintenant dans le champ du social depuis plus de 10 ans. Ils travaillent avec les « historiques », les sollicitent et souhaiteraient ne plus travailler dans la discontinuité et les CDD. Ils revendiquent une logique de qualification et des clarifications dans leurs missions. Les travailleurs sociaux historiques pour leur part intègrent dans leur activité non plus seulement des personnes ou des familles en difficulté mais aussi des groupes et des territoires dans le cadre d’approches sur le mode projet. Ce sont aussi des managers. Les rapports entre professionnels, institutionnels et politiques : le choc des cultures L’exigence de personnel formé et compétent sur les questions sociales est largement partagée. La décentralisation a modifié l’implication des travailleurs sociaux peu habitués à rendre des comptes en dehors de leur milieu professionnel. Les élus locaux ont découvert un champ qu’ils ne connaissaient pas et le choc des cultures fût souvent rude. Bien que quelque fois apaisés, ces rapports restent difficiles. Les uns attendent des résultats immédiats. Les autres placent leurs interventions sur le temps long. Il faut aussi souligner la part croissante des travailleurs sociaux de niveau IV et V qui représentent maintenant 65% des professions du travail social (moniteurs- éducateurs, travailleuses familiales, aides médicopsychologiques…) pour 30% des professions de niveau III des « historiques » du travail social. Et noter que les normes uniformisées de bonnes pratiques se heurtent à la capacité d’adaptation aux situations locales, individuelles, collectives ou territoriales. Les modes d’accès à la qualification : centralisation ou décentralisation ? Des transformations sont en cours marquées par des mouvements récents. L’adoption d’un schéma national des formations sociales, le transfert aux Conseils Régionaux des formations du champ social, l’arrivée des dispositifs d’apprentissage dans le champ social, la mise en œuvre de la validation des acquis de l’expérience, le développement des formations en alternance renforcent les organismes de formation. 4-A la recherche d’un nouveau mode de développement 1-Replacer l’individu face à la société Parmi les évolutions de notre temps, l’individualisme des comportements est fréquemment évoqué comme premier responsable du déclin du lien social. Il ne fait pas de doute, la crise aidant, que l’intérêt général s’efface souvent devant la défense des intérêts individuels. On le voit dans les grands débats sur le logement social, l’accueil de personnes en détresse, la localisation des installations dangereuses…Tout le monde est d’accord à condition que ce soit 10 Une économie en quête de solidarité – ALC – 1er juin 2012 loin de chez lui. Pourtant, cette analyse est fortement remise en cause par des sociologues 8 qui soulignent qu’on ne peut opposer l’individu à la société parce que justement la société est composée d’individus. Une bonne société est une société bonne pour ses individus souligne F.Dubet. Il y a dans l’individualisme des composantes émancipatrices dans l’élargissement des marges d’autonomie ou la constitution de liens sociaux plus respectueux des individualités. De plus, les parcours de formation, le contenu du travail, l’insertion sociétale ne peuvent se concevoir sans faire appel à des choix collectifs. Cette analyse ne conteste pas le déclin du syndicalisme, des engagements politiques ou de la vie associative militante où la quête difficile d’administrateurs impliqués et de bénévoles volontaires. Mais elle ne doit pas masquer de nouvelles formes d’engagement dans des actions radicalisées (le mouvement des « sans », les opposants aux grands travaux, les anti- nucléaires, les salariés en colère…) qui ne suivent plus le canal politique ou syndical classique et se réapproprient l’espace public. Elle place les travailleurs sociaux entre l’accompagnement personnalisé et le projet collectif. Ces deux approches sont aujourd’hui inséparables. 2-Répondre aux défis d’une société qui doute Ils sont nombreux. Le système économique dominant a démontré son incapacité à pouvoir les relever dans des délais raisonnables. Pendant que les économies s’épuisent sous le poids de la finance et des dettes, d’autres mouvements bousculent l’ordre du monde. Le changement climatique va impacter durablement l’agriculture, l’énergie, l’environnement, le transport, le tourisme et nous invitent à savoir économiser nos ressources plutôt que de considérer leur gaspillage comme un signe de développement. Internet permet un accès illimité à des informations incontrôlables mais est surtout un instrument de distraction. Les réseaux sociaux permettent l’accès à la parole autonome pour des échanges le plus souvent d’une grande platitude. Le téléphone portable et ses dérivés, le mail, le power point et autres médias de communication sont conçus sur l’immédiateté et le spontané. Le temps de la réflexion s’éloigne. Le vieillissement de la population pose la question redoutable de la place effective de la personne âgée dans la société. Les initiatives locales des collectivités renouvellent l’action publique tout en engendrant de fortes inégalités. La péri- urbanisation, qui répond à une forte demande d’habitat individuel, symbole de la réussite sociale, envahit la périphérie des villes et des villages, engendrant des coûts d’aménagement et de déplacement considérables. La réduction historique du temps de travail pose la question de l’occupation du temps libéré. Et déjà, sur toute une vie, nous passons plus de temps à regarder la télévision qu’à travailler. La référence au développement durable est le passage obligé de toute déclaration publique sans qu’on sache vraiment de quoi il s’agit. Ces quelques tendances interpellent les travailleurs sociaux et modifient de fond en comble la nature même du social. Le social n’est plus dés lors l’accompagnement personnel ou collectif de personnes, de groupes ou de territoires en difficultés par rapport au modèle dominant. Le social est ce qui fait société. 3-Faire face à la pauvreté et aux inégalités La pauvreté n’est plus le fait d’individus inadaptés, partenaires historiques des travailleurs sociaux9. Elle concerne maintenant prés de 5 millions de personnes dont 1,5 ont un emploi et autant sont des enfants et des adolescents. La crise a dégradé leurs conditions de vie déjà précaires et toutes les actions conduites pour y faire face dans le cadre législatif n’ont pas 8 9 Alternatives Economiques- N° 89 « La société française » 211 Sciences Humaines- Pauvreté, comment faire face ? N° 202- 2009 11 Une économie en quête de solidarité – ALC – 1er juin 2012 considérablement modifié la donne. Elles garantissent des minimums de survie par la mobilisation notoire des travailleurs sociaux pour remplir les dossiers et faire connaître les dispositifs de l’aide sociale. Elles n’éradiquent pas pour autant la précarité. La mobilisation du secteur associatif joue le même rôle. Tant que le marché du travail ne pourra répondre à la demande de tous les actifs, tant que le parc de logements, notamment sociaux, restera trop faible pour garantir le droit au logement, tant que 100 000 jeunes sortiront sans qualification du système éducatif, les exclus du développement s’organiseront de petits boulots en allocataires du RSA, de clients des restaurants du cœur en patients de médecins du monde, Privés de la capacité à se construire des projets de vie, ils ne luttent pas seulement contre les difficultés matérielles ; ils combattent pour préserver leur propre dignité ; grâce au travail social notamment. Leur grande diversité (SDF, chômeurs en fin de droit, immigrés sans papier, Rom sans territoire, étudiants sans moyen, familles sans logement, travailleurs au SMIC à temps partiel…) n’en font pas un groupe homogène et facilement identifiable. Les plus concernées sont les moins de 30 ans, les femmes plutôt que les hommes, les non diplômés, les inactifs et les chômeurs. L’action des travailleurs sociaux est première dans l’ouverture au droit et aux prestations et la repérage des non recours. Les inégalités de niveau de vie ne cessent de croître avec l’accroissement des revenus des plus riches et la stagnation des revenus les plus pauvres, Entre 1999 et 2009, bien que posant des questions délicates de mesure, ces écarts le niveau de vie des 10% les plus pauvres a augmenté de 610 € et celui des 10% les plus riches de 8 190 €10. Les plus modestes touchent 6,7 fois moins que les plus aisés. L’observatoire des inégalités suit régulièrement ces écarts. Les inégalités de salaire et plus encore de patrimoine se sont amplifiés avec la crise. Les revenus des grands patrons, du sport et du show-biz se mesurent en centaine d’années de SMIC. La progression des dividendes, le développement de la finance et une politique fiscale favorable ont permis aux plus riches de creuser l’écart. C’est tout un système économique qui est interpellé quand les riches sont toujours plus riches, l’école avantage les plus favorisés, le chômage touche principalement les plus pauvres, et, pour ceux qui en ont un, les emplois les plus précaires et les condition de travail les plus difficiles, le mal logement les familles sans ressources…D’autres inégalités méritent d’être signalées, entre les groupes sociaux et les territoires notamment. Au-delà de réformes thématiques, qui demanderaient de profondes réformes du système éducatif, du système de santé, de la politique du logement, c’est par la fiscalité que ces écarts pourraient être réduits. 5-Construire une autre économie La solidarité n’est pas la vertu première de notre temps. Pour rétablir une société à visage humain, où les travailleurs sociaux prendront toute leur part, nous devons construire une autre économie et nous engager, comme nous y invite Edgar Morin11, vers un changement de cap civilisationnel. 1-Changer d’économie en valorisant les initiatives locales de l’économie sociale et solidaire « Les initiatives locales portent un projet économique au service de l’utilité sociale, avec une mise en œuvre éthique, une gouvernance démocratique et une dynamique de développement 10 11 Alternatives économiques- Les inégalités en France- 2012 Alternatives Economiques- « Pour une autre économie »- 2010 12 Une économie en quête de solidarité – ALC – 1er juin 2012 fondée sur l’ancrage territorial et la mobilisation citoyenne ». Ces initiatives peuvent se décliner de différentes manières. Elles ont pour nom « consommation responsable et commerce équitable, agriculture paysanne et produits biologiques, services aux personnes âgées et petite enfance, insertion par l’activité économique, valorisation du patrimoine, accès à la santé, logement social et solidaire, recycleries et ressourceries, co- voiturage et écomobilité, internet coopératif et logiciels libres, coopératives d’activités et d’emploi, associations et lieux culturels… Elles se rassemblent sous le terme d’économie sociale et solidaire »12 La grande diversité de ces initiatives, sectorielles ou statutaires, se traduit par l’idée d’une économie plurielle au service de l’intérêt général. Elles se retrouvent autour de fondamentaux communs que sont l’utilité sociale, la gestion éthique, l’ancrage territorial, les principes démocratiques dans la gestion et la participation active de tous les citoyens à l’économie. Cette « autre économie » resitue la place des travailleurs sociaux et déplace leurs interventions d’une dimension réparatrice à une ambition constructive. Elle les incite à placer leurs interventions dans le cadre de projets de développement (d’une personne, d’un groupe, d’un territoire) qui investissent l’intérêt général pour créer des activités utiles et des emplois de qualité. Une telle ambition ne va pas de soi, compte tenu des formidables défis qu’elle porte : renouveler l’action publique, sortir de la démesure des inégalités, promouvoir un développement durable qu intègre les enjeux sociaux, construire une démocratie économique, faire du territoire le cœur d’une économie réelle. Elle ouvre néanmoins des chemins prometteurs. 2-Mettre la société au service du bien commun13 Au-delà même de l’attention accordée à des initiatives territoriales de l’économie sociale et solidaire, d’autres dimensions restent à explorer pour mettre l’économie au service de tous. Robert Castel invite à inventer de nouvelles protections pour répondre à l’insécurité sociale par une sécurité sociale professionnelle et à la montée de diverses formes de stigmatisation dont sont victimes les jeunes et les populations immigrées. Thomas Piketty14 se prononce pour une révolution fiscale en intégrant notamment la CSG à l’impôt sur le revenu. Marc Fleurbaey estime que la démocratisation des entreprises passe par une participation accrue des salariés à la gouvernance des entreprises. La notion de responsabilité sociale et environnementale des entreprises avance. L’idée de finances solidaires se concrétise par de nouveaux produits bancaires. La mondialisation n’est pas un mouvement incontrôlable qui s’imposerait à tous. La réforme du système bancaire et des institutions financières, indispensable, implique de nouvelles formes de régulation internationale au service de l’intérêt général et la lutte contre toutes les formes de spéculation par la taxation des transactions financières et la limitation de la mobilité internationale du capital. Jean-Michel Severino parle de « socialiser la mondialisation » en régulant la finance, préserver les ressources naturelles, mettre en place des politiques mondiales de lutte contre la pauvreté par une nouvelle organisation de l’aide au développement. Les forums sociaux mondiaux font des propositions précises à cet égard. La conversion écologique des économies n’est pas compatible avec un modèle de croissance qui épuise les ressources naturelles non renouvelables. Tim Jackson développe un modèle de 12 Même référence P. 9 Alternatives économiques- « Et si on changeait tout ? » N° 49- 2011 14 Thomas Pikettty « l’Economie des inégalités- La découverte- 2008 13 13 Une économie en quête de solidarité – ALC – 1er juin 2012 prospérité sans croissance pour une économie soutenable. Si la décroissance apparaît pour beaucoup inévitable à moyen terme, la mise en place d’une croissance verte fait l’objet d’un large consensus. La lutte contre le changement climatique, la maîtrise de la péri- urbanisation, les économies d’énergie, une consommation responsable L’économie de la connaissance et de l’innovation doit contribuer à ces changements indispensables. En définitive, le changement de société implique de réconcilier urgence écologique et changement social. Pour renouer le lien social- activité première des travailleurs sociauxl’organisation de l’accès de tous aux droits et aux biens fondamentaux est pour Dominique Meda la condition première condition : un emploi et un logement décent, un système éducatif et de santé de qualité mais aussi, au niveau symbolique la mise en place d’un revenu maximal, sont des facteurs de cohésion. L’emploi et le logement pour tous sont les premières priorités qui invitent à repenser l’Etat Providence. Au-delà Patrick Viveret prône une « sobriété heureuse » pour sortir de la démesure, Jean- Baptiste de Foucault parle « d’abondance frugale ». Un revenu social de base pour tous, une politique des temps de vie, la reconnaissance des temps sociaux, la requalification des activités qui se placent dans une logique contributive au bien être pourraient annoncer un bien vivre pour tous. 3-Revoir nos instruments de mesure Pour avancer vers ces nouvelles voies, c’est tout le système de la comptabilité nationale qui est interrogé15. Les modalités de calcul du P.I.B. qui assimilent au niveau global la richesse16 à la production de biens et de services et au niveau individuel à l’abondance de revenus et de biens matériels écartent la dimension patrimoniale et éthique et valorise des activités nuisibles dans une conception monétaire de la mesure. Dés lors, la croissance du produit est considérée comme un progrès et toute valeur n’est prise en compte que si elle est monétaire. Un indicateur chiffré donne l’illusion de la scientificité. Les limites du PIB sont reconnues depuis longtemps. Chacun sait que, par exemple, les destructions de l’environnement, les catastrophes écologiques, les conflits militaires ou l’augmentation des ventes d’armes sont bonnes pour le PIB alors que le bénévolat ou le travail domestique ne sont pas comptabilisés et que l’apport des services publics (santé, éducation, sécurité…) au bien être est assimilé aux dépenses publiques engagées pour y faire face. Le PIB est indifférent à la répartition des richesses, aux inégalités, à la pauvreté et à la sécurité économique. Pourtant, le progrès ne consiste pas à produire toujours plus. De nombreuses initiatives proposent de nouveaux indicateurs de richesse (rapport Stiglitz de 2009, indicateurs du développement humain et indicateurs de pauvreté humaine des Nations Unies, baromètre des inégalités et de la pauvreté du BIP 40, taux de sécurité des revenus, indicateurs de développement durable, agendas locaux 21…) qui ne font encore l’objet d’approches systématiques. En conclusion, cette contribution est un appel au changement. Tout porte à croire en effet que ces crises n’en sont pas et traduisent des mutations profondes non seulement de nos systèmes économiques et sociaux mais aussi de nos références, de nos instruments de mesure, de nos systèmes de valeur et de nos convictions les plus assisses qui ne s’appliquent plus dans le monde tel qu’il est. De nombreux travaux démontrent qu’il ne s’agit plus de raccommoder à la marge une économie mondialisée mais d’engager les voies d’un changement profond qui replacerait l’homme au centre de la société. Mieux encore, des expériences réussies, des 15 16 Patrick Viveret « Reconsidérer la richesse » L’aube- 2010 Dominique Meda « Qu’est ce que la richesse »- Aubier- 1999 14 Une économie en quête de solidarité – ALC – 1er juin 2012 réalisations exemplaires, des initiatives étonnantes se multiplient et prouvent le changement possible. L’attention à l’autre, l’empathie, la générosité, le care, la sollicitude sont devenus des préoccupations majeures de notre temps17. Sans remettre en cause les évolutions sociétales présentées, il ne fait pas de doutes que les engagements humanitaires, les solidarités de proximité, le bénévolat ne sont pas absents de notre société. Les travailleurs sociaux, qui sont au cœur du combat contre les inégalités, sont particulièrement concernés par le nouveau monde à construire. Leur expérience, leur connaissance au plus prés de la misère du monde, leur professionnalisme les placent au premier rang parmi les acteurs du changement pour mettre l’économie au service de tous. 17 « Le retour des solidarités » Sciences Humaines N° 223- 2011 15