76
«Nos divertissements sont finis. Ces acteurs j’eus soin de vous le
dire, étaient tous des esprits : Ils se sont dissipés dans l’air, dans l’air
léger. Et de cette vision le support sans racine, les tours couronnées
de nuages, les palais somptueux, les temples solennels et le vaste
globe lui- même avec tous ceux qui l’habitent, va se dissoudre un
jour et comme ce spectacle immatériel s’est effacé, il ne laissera
pas une traînée de brume, car nous sommes de cette étoffe dont les
rêves sont faits.»
Prospéro dans La Tempête de Shakespeare
La clé sous la
porte.
Henri-René Lenormand a été considéré comme un auteur
représentatif du théâtre d’avant-garde de son époque, et novateur
par les thèmes qu’il a abordés. Il a lu Freud, mais aussi Strindberg
qu’il admire. Henri-René Lenormand très reconnu à son époque, n’a
laissé aucune trace aujourd’hui, son œuvre a totalement disparu.
Lorsqu’en 1934 il écrit le
Crépuscule du théâtre
il nous fait vivre en
direct, l’agonie d’un théâtre contraint de fermer pour laisser place à
une activité plus rentable, le cinéma. Alors, nous entrons par la porte
de derrière, celle du personnel, l’entrée des artistes. Couloirs sombres
qui conduisent à des loges aménagées, dégagements encombrés
de vieux décors. On a le sentiment qu’ils habitent tous là, derrière.
Toute une faune - tout un bestiaire- vit, dort et répète, les derniers
instants d’un monde qui est en train de sombrer. L’auteur, dans
la pièce se bat pour faire vivre son texte. Il s’oppose aux acteurs,
est trahi par une vedette, massacré par un metteur en scène et
finalement méconnu du public. Henri-René Lenormand se lance dans
une grande entreprise de dérision. Pas étonnant que le directeur
rêve de monter
la Tempête
de Shakespeare dans la pénombre d’un
plateau sans décor. Cette vision de fin du monde est assez noire. Les
personnages en fin de course s’agitent pour survivre tant bien que
mal. Il y a sous les dialogues qu’on entend, des sous-entendus qui
frôlent la folie. Cette cruelle lucidité de Lenormand, qui n’exclut pas
du tout l’humour, résonne pour nous. Le
Crépuscule du Théâtre
se
termine par un monologue, où un acteur, assez brechtien, s’adresse
frontalement au public et le conjure de réagir à cette fatalité qui
ferait du théâtre un art en voie de disparition.
C’est une certitude pour tout le monde, qu’aujourd’hui aussi, nous
sommes à la fin d’une histoire. La disparition des repères ne se limite
pas au seul domaine économique. Elle est protéiforme et semble
se propager rapidement à l’ensemble de notre société et atteint
par là même le théâtre, qui touché de plein fouet subit à chaque
instant cette onde de choc. Alors que nous sommes encore sidérés
des dernières pages de l’histoire récente, nous devons, plus que
jamais, rêver les utopies et écrire la première page de celle qui va
commencer.
Nous avons travaillé avec Alison Cosson sur cette pièce de
Lenormand. Elle nous attirait souvent par les atmosphères oniriques
et cinématographiques qu’elle proposait, mais aussi nous agaçait
par son lyrisme ampoulé et sa poésie surannée. L’enjeu était de
comprendre ce que nous pouvions tirer de cette langue, si nous la
rendions plus minimaliste, plus lapidaire. En la coupant de manière
chirurgicale, nous voulions conserver néanmoins son style daté et
plein de charme qui rappelle le phrasé du cinéma français de l’entre-
deux-guerres. Puis j’ai demandé à Alison si elle pouvait imaginer
écrire de nouveaux textes qui trouveraient des entrées dans la pièce
en offrant un changement temporaire de sujet dans le cours du récit
ou pour évoquer des situations parallèles. Je crois beaucoup à la
confrontation de ces deux écritures.
Patrice Bigel
Avril 2016
3