Modem le Maudit - Presses des Mines

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Économie de la distribution numérique
des contenus
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© École des mines de Paris, 2006
60, boulevard Saint-Michel - 75272 Paris Cedex 06 - France
email : [email protected]
http://www.ensmp.fr/Presses
Multimedia Networking
IST-Project: FP6-507452
ISBN : 2-911762-??-?
Dépôt légal : ??? 2006
Achevé d’imprimer en 2006 (Paris)
Tous droits de reproduction, d’adaptation et d’exécution réservés pour tous pays.
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OLIVIER BOMSEL, ANNE GAËLLE GEFFROY, GILLES LE BLANC
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Économie de la distribution numérique
des contenus
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REMERCIEMENTS
Ce livre est issu d’un programme de recherche européen baptisé MediaNet.
MediaNet a joué un rôle essentiel dans cet aboutissement tant par son soutien
financier, que par sa fonction de plateforme occasionnant de vifs échanges avec nos
partenaires industriels.
Nous souhaitons remercier tout particulièrement Éric DIEHL (Thomson), Michel
PELT (Alcatel), Jean-Marc BOUCQUEAU (Université catholique de Louvain et Thomson)
et Pascal LECHEVALLIER (TF1-Vidéo) pour leurs nombreuses relectures : leurs
commentaires judicieux nous ont été d’une aide précieuse.
Merci également à Yéhoudit COHEN, chercheur junior au Cerna, pour son
travail de recherche et d’exploitation des données.
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Introduction
POURQUOI CE LIVRE ?
Pendant deux ans, notre groupe de recherche, l’équipe «économie numérique»
du Cerna – le Centre d’économie industrielle de l’École des Mines – a participé
à MediaNet, un vaste programme de recherche conduit par de grands équipementiers
européens et soutenu par l’Union européenne. L’objectif de ce projet était de définir
des interfaces techniques permettant à Internet d’offrir la gamme la plus étendue
possible de services numériques. L’hypothèse initiale était que la distribution
de contenus numériques pouvait devenir l’application la plus prometteuse d’Internet
et qu’il fallait créer les conditions techniques favorables à son développement.
Pendant deux ans, nous avons expliqué aux ingénieurs que les contenus
culturels sont des objets économiques différents des autres flux d’information.
Et qu’en conséquence, les modèles efficaces pour assurer leur distribution numérique ne peuvent se réduire à de simples optimisations de flux sur des réseaux.
En l’absence d’industriels des contenus dans le projet, il nous a fallu expliciter
et justifier à leur place leurs logiques économiques. La confrontation d’une vision
d’équipementiers cherchant à améliorer l’efficacité du transport avec celle d’économistes défendant le rôle central de la Propriété Intellectuelle dans la concurrence
numérique, a été une expérience unique, éminemment stimulante.
Cet essai est le produit de ces débats et des recherches associées. Il propose
un outil de discussion entre deux industries : les industries culturelles et celles des
technologies de l’information. Son objectif est de clarifier, pour les deux parties
en présence, les caractéristiques économiques de la production et de la distribution
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des contenus culturels : propriété intellectuelle, coûts échoués, signalisation, tarification, relations verticales, effets de réseau, déploiement des systèmes de distribution, marchés et concurrence. Il analyse ensuite comment ces caractéristiques,
combinées aux instruments réglementaires, structurent l’organisation industrielle
et la concurrence entre systèmes de distribution des contenus.
Un point crucial de cette discussion tient à ce que les relations entre les deux
industries ne se limitent pas aux seuls flux ni aux fonctions techniques : il s’agit
d’abord d’objectifs économiques explicités par des contrats. D’un point de vue économique, les contrats sont en effet des outils d’analyse, de prévision, de surveillance
et de contrainte légale du comportement d’une entreprise. En outre, la chaîne contractuelle verticale des contenus est soumise à un régime légal spécifique : les droits
de propriété intellectuelle. C’est pour cette raison qu’il est crucial de distinguer l’optimisation technique d’un système de distribution (et son modèle sous-jacent
en couches fonctionnelles) de l’organisation économique qui le soutient et lui permet
d’être profitable. Il est vrai que cette distinction est parfois subtile.
La première difficulté est que, du point de vue de l’ingénieur, les contenus
numériques ressemblent à tous les autres flux d’information : comme eux, ce sont
des fichiers numériques qui peuvent être encodés et transportés via des réseaux.
De plus, alors que les règles de propriété intellectuelle attachées aux brevets font
partie de la culture technique, le concept de copyright et son modèle économique
demeurent plus obscurs aux ingénieurs. Il s’est donc agi pour nous de démontrer
la spécificité économique des biens culturels en regard des autres services informationnels. Pour cela, il nous a fallu décrire, de façon parfois lourdement didactique, le nombre et l’originalité de leurs caractéristiques économiques ainsi que
les mécanismes de leurs règles de propriété.
La dynamique de déploiement des technologies de l’information fait surgir
une seconde difficulté : ces technologies sont sujettes à des « effets de réseau »,
ce qui signifie que leur utilité dépend du nombre de leurs utilisateurs. Les effets
de réseau interviennent à de nombreux stades de la chaîne verticale de distribution
des contenus. Tous les acteurs verticaux se concurrencent afin de s’approprier la rente
des gains d’utilité supplémentaires ainsi offerts. Ces effets de réseau sont en particulier cruciaux pour les choix d’équipement du consommateur en terminaux
et en services d’accès. Il est alors important de savoir qui finance l’investissement
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INTRODUCTION
et comment s’effectue le partage du revenu entre les industries de contenu et d’équipement. La concurrence pour s’octroyer les bénéfices des effets de réseau,
combinée à l’incompréhension des règles de propriété intellectuelle et aux pratiques
massives de contournement, entretient la confusion dans l’analyse économique
de la distribution numérique des contenus.
Cet essai vise à éclairer ces sujets controversés. Il mettra tout d’abord
en lumière les principaux modèles économiques des industries culturelles
et la manière dont ils influencent la distribution des contenus. Cette analyse soustendra la description des différents modèles d’organisation industrielle du secteur
des contenus et de leurs cadres réglementaires, à la fois aux États-Unis et en Europe.
On étudiera ensuite comment ces modèles ont façonné des conditions initiales
singulières dont la prise en compte est indispensable pour appréhender le
déploiement de nouveaux systèmes de distribution de contenus numériques.
PRÉSENTATION DU LIVRE
Les contenus culturels sont des biens protégés par le droit d’auteur
et proposés au consommateur sous différentes versions.
Les relations verticales – entre producteurs et distributeurs – dans les industries
de contenus sont strictement définies par les droits de propriété intellectuelle.
Ne pas les prendre en compte est le défaut majeur d’une vision technicienne
d’Internet focalisée sur sa capacité à acheminer n’importe quel contenu vers n’importe
qui n’importe où. L’économie des médias est en réalité très complexe. Elle requiert
des outils économiques, des concepts, permettant d’analyser non seulement les relations
entre producteurs et distributeurs, mais également, la dynamique qui permet
à des contenus d’atteindre l’ensemble d’un marché, et à la distribution de se déployer
pour servir chaque consommateur. Le tout en intégrant la rationalité des systèmes
réglementaires. Cet objectif impose de présenter de manière quasi-scolaire un grand
nombre de concepts, et de les utiliser, de façon parfois répétitive, dans un certains
nombre de cas de figure.
Ce livre est organisé en trois parties. La première introduit les concepts
économiques fondamentaux expliquant la structure des marchés de contenus.
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La deuxième décrit l’organisation économique de leur distribution numérique. Enfin,
la troisième partie traite de la concurrence entre les différents systèmes de distribution en intégrant dans l’analyse les réseaux dits domestiques. Les relations verticales dans la chaîne d’Internet, ses avantages et ses inconvénients par rapport
aux autres systèmes de distribution seront explorés tout au long de l’ouvrage et
résumés dans la conclusion.
Plus précisément ces trois parties, dont les deux premières peuvent s’utiliser
comme un manuel, s’organisent de la manière suivante :
La première partie introduit les outils fondamentaux de l’analyse économique
des marchés de contenus. Elle relie les caractéristiques économiques spécifiques
des contenus aux différents problèmes d’efficacité qui affectent les industries
culturelles : la protection, la sélection, la tarification et le financement. Elle
propose également une vue d’ensemble des moyens, à la fois privés et publics, qui permettent d’assurer l’efficacité de la production et de la distribution des contenus.
La deuxième partie est consacrée à l’économie de la distribution des
contenus. Elle applique tout d’abord au cas de l’industrie des contenus le problème
de base des relations verticales entre une marque et un détaillant. La position
de l’industrie des contenus est ensuite représentée par une matrice du marché
des versions, matrice devant être maximisée à travers de multiples systèmes de distribution incluant les équipements terminaux. Les questions de compétitivité sont
abordées du point de vue de l’industrie des contenus. Cette partie décrit également
la modélisation économique du déploiement de réseaux en insistant sur l’importance des effets de réseau et des subventions croisées verticales. Elle montre en particulier de quelle manière la tarification des contenus, les incitations dans les relations
verticales et le contournement des droits de propriété intellectuelle peuvent
entraîner des subventions verticales.
La concurrence entre les différents systèmes de distribution de contenus
est analysée dans la troisième partie. Elle examine les principaux schémas
de déploiement des équipements terminaux (réseau domestique). L’étude du cas
des Digital Video Recorders (DVR) illustre le fait que ces équipements peuvent être
liés ou non à un système de distribution de contenus. Cette partie analyse la concurrence entre les réseaux haut débit et de télédiffusion aux États-Unis et dans l’Union
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INTRODUCTION
européenne en tenant compte de leurs différents cadres réglementaires. Quelques
systèmes de distribution spécifiques aux services non-linéaires comme les DVD
ou la VoD sont également examinés.
La conclusion résume les principaux résultats de cette recherche. Elle décrit
le rôle présent et à venir des réseaux Internet dans la distribution des contenus.
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Sommaire
INTRODUCTION
Pourquoi ce livre ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
Présentation du livre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
LES MARCHÉS DE CONTENUS
Qu’est-ce qu’un contenu ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
Comment les marchés de contenus peuvent-ils être efficaces ? . . . . . . . . . 19
Protéger les contenus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20
Sélectionner les contenus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23
Tarifer les contenus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
Financer les contenus : gestion du risque ou réglementation ? . . . . . . . . . 37
L’ÉCONOMIE DE LA DISTRIBUTION DES CONTENUS
Les relations verticales entre producteurs et distributeurs . . . . . . . . . . . . 45
Vocabulaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47
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Les marchés de versions de contenus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49
Lorsqu’aucun terminal n’est requis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50
Lorsqu’un équipement terminal est nécessaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52
Données chiffrées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
Les marchés de versions de contenus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
Les problèmes de concurrence dans la distribution . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60
L’économie de déploiement des systèmes de distribution . . . . . . . . . . . . . . 62
Effets de réseau et dynamique de déploiement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
Effets de réseau dans les systèmes de diffusion
et de télécoms haut débit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67
Compatibilité des équipements et normalisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70
Les relations verticales et les subventions croisées . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
Le déploiement de systèmes de protection du droit d’auteur . . . . . . . . . . 74
Les lois américaines et européennes sur le copyright numérique . . . . . . . 76
Aspects industriels de la diffusion des MTP . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79
LA CONCURRENCE ENTRE LES SYSTÈMES
DE DISTRIBUTION DE CONTENUS
Innovations numériques dans la consommation des contenus
et des communications . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 86
Effets de réseau dans le réseau domestique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90
Versionnage et effets de réseau dans les systèmes
de distribution de contenus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93
Effets de réseau dans les systèmes de communication (broadband) . . . . . . 97
Électronique grand public ou micro-informatique ? . . . . . . . . . . . . . . . . . 100
Le cas des DVR . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102
« Coopétition » entre broadcast et broadband . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 000
Les paramètres réglementaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
Les systèmes de télédiffusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111
Les systèmes de vidéo à la demande . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121
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SOMMAIRE
UNE CONCLUSION : QUEL RÔLE POUR LES SERVICES
DE DISTRIBUTION SUR INTERNET ?
La musique et la presse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 134
Le cas de la vidéo . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135
Conséquences pour la distribution sur Internet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 136
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139
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Les marchés de contenus
Nous emploierons le terme «contenu» pour désigner les biens culturels traditionnellement associés à des supports physiques : livres, journaux, photographies,
disques, films… mais aussi émissions télévisées, radiophoniques ou encore podcasts
multimédias sur Internet… Ces biens ont longtemps été étudiés dans le cadre de leurs
industries respectives, généralement délimitées par un support physique (disque, livre)
ou un système de distribution technique (télévision, radio) particulier. Mais les technologies numériques dissocient désormais les contenus de leurs supports. L’économie
des biens culturels sous format numérique exige une analyse globale. Il existe un
critère simple d’identification de ces biens : leur protection par le droit d’auteur. Ce chapitre a pour but d’examiner la spécificité des biens culturels protégés par le droit d’auteur.
La description des marchés de contenus en France en 2005 (Tableau 1)
donne un ordre d’idée des questions économiques liées aux contenus dans un grand
pays européen.
Au cours du premier semestre 2005, les contenus les plus vendus en France
ont été les suivants : le PES5 (jeu de Play Station, 33 millions d’euros), Harry Potter,
Tome 6 (livre, 31,01 millions d’euros), Gran Turismo 4 (jeu de Play Station,
25,2 millions d’euros), Star Wars, Épisode III (vidéo, 22,5 millions d’euros), Anges
et Démons (livre, 16,5 millions d’euros).
QU’EST-CE QU’UN CONTENU ?
Les contenus ne sont pas des biens économiques ordinaires. Ils présentent
plusieurs caractéristiques économiques spécifiques qui compliquent le jeu industriel
et justifient une intervention des autorités publiques.
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Tableau 1. les marchés français de contenus en 2005
Contenu
Taille du marché
(M€)
Nombre total
d’unités vendues
(millions)
Nombre de titres
mis sur le marché
Films* (en salle)
1
176
240 nouvelles
sorties autorisées
Vidéo**
1,8
145,9
53 475
Musique**
1,5
117,4
284 127
Livres**
4,1
388,8
447 553
TV payante***
2,9
7 (abonnements)
-
Jeux** (logiciels)
1,1
32,7
16 746
*Source : CNC (estimations) **Source: GFK, Conférence Biens Culturels, 23.02.2006
***Source : pour l’année 2004, CNC
(I) En premier lieu, les contenus, au même titre que les autres biens informationnels tels que les brevets ou les marques, sont des biens publics. Arrow (1962)
a été le premier à attribuer à l’information les deux propriétés principales des biens
publics : la non-rivalité et la non-excluabilité. La consommation d’un bien non-rival
par une personne additionnelle n’en diminue pas la quantité disponible pour
les autres : son coût marginal de production est nul. Comme la Défense Nationale,
les phares ou les routes, l’information est un bien non-rival. La non-gratuité de ce type
de bien est à la source d’un déficit de bien-être pour la société. En effet, les consommateurs dont le consentement à payer est inférieur au prix fixé sont exclus alors
que leur consommation n’aurait rien coûté à personne. Un bien est non-excluable
lorsqu’il est impossible d’empêcher quelqu’un de le consommer même s’il refuse
d’en payer le prix, s’il se comporte en « passager clandestin ». Dans la mesure
où les producteurs anticipent ce manque-à-gagner, la non-excluabilité entraîne
un déficit d’incitations à la création et la sous-production des biens correspondants.
Le bien-être social est par conséquent là aussi inférieur à son niveau optimal.
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LES MARCHÉS DE CONTENUS
(II) En second lieu, les acheteurs ne peuvent déterminer avec précision la valeur
d’un contenu avant de l’avoir consommé. Les contenus appartiennent, comme
les voitures d’occasion ou le vin, à la catégorie économique des « biens d’expérience ». Il est donc nécessaire de les identifier et de les promouvoir avant l’acte
de consommation. Cette dimension expérimentale intrinsèque rend les contenus
différents des autres types de biens informationnels.
(III) La troisième particularité des contenus est leur unicité. Chaque morceau
de musique, chaque film, chaque livre possède ses propres qualités et va attirer
différents consommateurs. Cette différenciation accrue confère un certain pouvoir
de marché aux producteurs de contenus : ils peuvent définir leur propre politique
de prix (cette configuration est souvent désignée sous le terme de « concurrence
monopolistique »).
(IV) La structure de coûts des contenus est également particulière : leur coût
marginal de reproduction est bas tandis que leurs coûts de production sont très élevés. De surcroît, la majorité des coûts fixes sont irrécupérables (« sunk costs ») :
ils sont engagés pour des actifs à ce point spécifiques à une activité qu’il est impossible de les réaffecter ou de les revendre. En effet, les industries culturelles sont
des industries de prototypes. Chaque film, chaque chanson, chaque livre est
différent des autres et doit être produit et promu individuellement. Les coûts
de production engagés dans l’écriture de scénarios, le casting ou le décor sont entièrement irrécupérables. Irrécupérables également sont les budgets promotionnels
et de marketing constamment à la hausse (représentant désormais entre le tiers
et la moitié des coûts totaux d’un film hollywoodien). Une fois engagés, ces coûts
sont définitivement perdus et cela même si le projet court à la catastrophe.
C’est une des explications à la conduite à son terme de la production de « navets »
dans l’industrie du cinéma, alors même que leur échec est connu d’avance.
(V) Enfin, la valorisation par les consommateurs d’un nouveau bien culturel
est hautement imprévisible. Arthur De Vany est l’auteur d’un des travaux statistiques
les plus exhaustifs de mesure et d’explication de cette incertitude. Il s’est concentré sur la dynamique de la demande pour les films en salle. De Vany la modélise
de la façon suivante : au départ du processus, la probabilité qu’un consommateur
choisisse tel ou tel film est uniforme, mais les spectateurs choissent de façon séquentielle et les choix des premiers influencent les suivants. Dans un premier temps,
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la demande suit un processus moutonnier : la probabilité de sélectionner un film donné
dépend du nombre de ses spectateurs passés. Toutefois, la dynamique de succès
d’un film est beaucoup plus complexe : la contagion quantitative de la demande cesse
dès qu’une évaluation qualitative est disponible. À partir de ce moment-là, le profil
de revenu d’un film s’engage soit sur la voie du succès soit sur celle de l’échec. Succès
ou échec dépendent d’une cascade d’informations reflétant les préférences des
critiques et des spectateurs. Ces informations qualitatives ne peuvent pas être
parfaitement contrôlées par les producteurs et les distributeurs.
Il est par conséquent impossible de s’assurer du succès d’un film ou de se prémunir contre son échec. L’ampleur du budget de publicité, la présence de stars,
les stratégies de sortie massive en salles ne font qu’assurer l’exposition initiale du film
et ses premiers spectateurs sans diminuer le risque d’un échec dès que la cascade
d’information s’enclenche. En réalité, les cascades d’informations interviennent
de façon plus précoce et avec plus d’intensité pour les superproductions :
si les succès sont plus importants, les échecs sont plus amers. Le schéma 1 cidessous compare les probabilités de revenu d’une superproduction à celles d’un film
de budget plus modeste avec une stratégie de sortie sélective. Il est impossible
de prévoir lequel des deux obtiendra finalement les revenus les plus importants.
Schéma 1. Comparaison des probabilités de revenus entre une superproduction
et un film plus modeste
box-office
hit
wide release,
big budget,
stars
flop
hit
tailored
release
flop
time-of-run
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LES MARCHÉS DE CONTENUS
L’efficacité économique des industries de contenus peut être définie comme
une situation où tout projet créatif rentable est mené à bien. Cependant les cinq
caractéristiques économiques ci-dessus ont pour conséquence à réduire le nombre
et la qualité des projets créatifs. Ce constat soulève deux questions discutées
dans le paragraphe suivant, «Pourquoi les marchés du contenu sont-ils inefficaces?».
Quelles sont les solutions, publiques et privées, mises en œuvre pour les rendre
plus efficaces ?
COMMENT LES MARCHÉS DE CONTENUS PEUVENT-ILS
ÊTRE EFFICACES ?
Ce paragraphe examine comment les caractéristiques économiques particulières des contenus remettent en cause l’efficacité économique des industries
culturelles. Il étudie également l’éventail des solutions en mesure de la rétablir.
Ces solutions peuvent être mises en place par les acteurs industriels, individuellement ou de façon coordonnée, mais également par les autorités publiques. Solutions
privées et publiques sont parfois complémentaires, parfois substituables.
Schéma 2. Problèmes économiques soulevés par les contenus
Contents characteristics
Issues
Solutions providers
Public authorities
Information goods
Protection
Experience goods
Selection
Authors
Agents
Vertical
relations
Subject of
monopolistic competition
Pricing
Producers
Highly risked
Risk financing
Distributors
Retailers
Industrial
players
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Protéger les contenus
La non-excluabilité restreint les incitations à la création de contenus. Il s’agit
d’une question tant d’ordre privé, les ayants droit devant protéger leurs revenus, que
d’ordre public car le bien-être social dépend du nombre de biens culturels produits.
Il y a deux manières de rétablir les incitations à la création. Une première possibilité passe par un système publique de rémunération des producteurs de contenu
alimenté par l’impôt ou par des taxes sur les produits ancillaires. La seconde solution
consiste à reconstruire l’excluabilité des contenus. C’est la logique du système des droits
exclusifs que nous connaissons actuellement et qui est composé d’un principe public,
les lois sur le droit d’auteur, et d’un instrument privé, les Moyens Techniques
de Protection (MTP). Les lois sur le droit d’auteur rendent les contenus excluables
en garantissant des droits exclusifs à leurs propriétaires. Les MTP restreignent eux pratiquement l’accès aux contenus et les possibilités de copie. Ces protections publiques
et privées sont complémentaires mais poursuivent des objectifs différents. Le droit
d’auteur vise l’équilibre entre la non-rivalité et la non-excluabilité, c’est-à-dire
entre les bénéfices sociaux de la diffusion et la nécessité de préserver les incitations
à la création.
L’excluabilité légale
Les lois sur le droit d’auteur garantissent aux propriétaires de contenus
des droits exclusifs de reproduction, distribution, représentation, adaptation
et traduction mais ce pour une période limitée. C’est le résultat du compromis destiné à optimiser le bien-être social, d’un arbitrage entre les incitations à la création,
qui exigeraient théoriquement une protection illimitée, et les bénéfices de la diffusion,
qui seraient accrus par une absence totale de protection. Pendant la période
de protection, les paiements des consommateurs fournissent des incitations à la création. L’œuvre tombe ensuite dans le domaine public : son accès devient libre et le bienêtre des consommateurs s’accroît en vertu du principe de non-rivalité.
L’excluabilité technique
Les propriétaires de contenus mettent en place des mesures automatiques
de contrôle de l’accès et des copies afin protéger les revenus attachés à leurs droits
d’auteur exclusifs.
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LES MARCHÉS DE CONTENUS
Les mesures de contrôle d’accès forcent les consommateurs à payer pour
accéder au contenu. L’idée générale de ces dispositifs est simple : le bien informationnel est combiné à un bien privé qui redonne des propriétés d’excluabilité
et de rivalité à l’ensemble (Varian, 1998).
Le contenu peut être associé à un support physique ou à des tickets (respectivement décrits par Watts (2003) comme des « delivery goods and services »).
Un grand nombre d’œuvres protégées par droit d’auteur sont distribuées sur
des supports physiques : les écrits fixés sur des livres, des magazines ou des journaux,
les œuvres musicales sur des partitions, des disques vinyle, des cassettes ou des CD,
et les films sur des cassettes vidéo ou des DVD. Le second mécanisme, celui du ticket
d’accès, est utilisé pour de nombreux biens publics comme les parcs ou les transports
publics. Dans les marchés de contenus, les tickets rendent excluables les spectacles
publics : concerts, projections cinématographiques, ou encore programmes
audiovisuels des télévisions à péage.
Parallèlement, les dispositifs de contrôle des copies définissent les libéralités
d’usage accordées aux consommateurs. Les protections techniques contre la copie
ne sont pas une nouveauté. Shapiro et Varian (1998) nous rappellent qu’au Moyen
Âge, les professeurs avaient pour habitude d’enseigner dans des salles sombres afin
d’empêcher leurs étudiants de prendre des notes. Les livres peuvent être imprimés
dans des couleurs dégradant la qualité des photocopies; certains papiers réfléchissants
rendent même toute photocopie impossible (Novos et Waldman, 1986).
Pour être efficaces, les MTP doivent être adoptées par tous les acteurs verticaux, de l’éditeur à l’équipementier. Par conséquent, des accords verticaux sont
indispensables pour une mise en œuvre effective de MTP compatibles. Nous verrons,
dans la prochaine partie, qu’Internet soulève des problèmes d’adoption verticale comme
en témoigne le difficile déploiement des systèmes de gestion des droits numériques
(DRMs).
Les exceptions à l’exclusivité des droits
Les lois sur le droit d’auteur identifient certains usages particuliers des
contenus qui font exception à l’exclusivité des droits et ne sont conditionnés
ni au paiement, ni à l’autorisation des propriétaires de contenus.
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Dans la plupart des lois européennes sur le droit d’auteur, des exceptions sont
accordées dans les cas suivants : usage personnel, reportage d’actualité, citation,
critique, science, enseignement scolaire ou autres usages éducatifs et archivage.
Aux États-Unis, ces exceptions sont réunies dans la doctrine du « fair use », codifiée
pour la première fois dans le US Copyright Act de 1976 (S 107).
Le « fair use » d’une œuvre protégée par copyright, incluant des usages comme
la reproduction par copie ou par enregistrement audio … à des fins telles
que la critique, le commentaire, le reportage d’actualité, l’enseignement (dont
les copies multiples pour utilisation en classe), la scolarité ou la recherche,
ne constitue pas une infraction au copyright. Pour déterminer si l’usage fait
d’une œuvre dans un cas particulier appartient au non au champ du « fair use »,
les critères suivants doivent être considérés :
(1) l’objet et le caractère de l’usage, y compris s’il est de nature commerciale ou à but
éducatif et non-lucratif ;
(2) la nature de l’œuvre sous copyright ;
(3) l’importance et la substantialité de l’extrait utilisé par rapport à l’ensemble
de l’œuvre, et
(4) l’effet de l’usage sur le marché potentiel ou la valeur de l’œuvre sous copyright».
Quelle est la logique économique de ces exceptions ?
Une première interprétation des exceptions les considère comme des instruments
de réglage précis du champ d’application des lois sur le droit d’auteur. J. Liebowitz
(1985) définit par exemple le « fair use » comme « une méthode par laquelle
les tribunaux pourraient contourner les règles rigides de la loi sur le droit d’auteur dans
les cas où les bénéfices d’un accroissement de la consommation peuvent compenser
le tort lié à une diminution de la production». Les exceptions seraient alors un second
instrument affinant l’arbitrage entre les incitations à la création et la diffusion
culturelle pour la législation sur le droit d’auteur.
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Il existe cependant une autre interprétation pertinente des exceptions à l’exclusivité des droits. Elle est basée sur le concept des coûts de transaction (Wendy
Gordon, 1982) qui sont, dans ce cas précis, les coûts relatifs à la demande d’autorisation des propriétaires de contenus et aux opérations de paiement. Les exceptions
permettent de réduire ces coûts de transaction pour des usages que les propriétaires de contenus auraient de toute façon autorisés. Elles sont efficaces dans les cas
où les coûts de transaction excèdent la valeur de ces usages exceptionnels.
Telle est la logique qui a prévalu à la création et à l’essor des taxes pour copie
privée en Europe1. Introduites pour la première fois en 1966 en Allemagne, ces taxes
dédommagent les détenteurs de droits du manque à gagner entraîné par les copies
privées non autorisées. Elles sont prélevées sur les supports vierges et les équipements
d’enregistrements (tels que VHS, CDR, DVDR, disques durs, mémoires portables…)
et collectées par des sociétés de gestion collective. Les propriétaires de contenus
perçoivent un paiement sans supporter les coûts de transaction qui seraient prohibitifs s’ils devaient s’appliquer à chaque copie personnelle. Nous verrons plus loin
comment les innovations apportées par les DRM rendent cette logique caduque.
Sélectionner les contenus
En France, au cours de l’année 2004, 560 films sont sortis en salle,
2 765 nouveaux albums de musique ont été lancés et 52 231 livres ont été publiés.
Comment les consommateurs peuvent-ils choisir parmi cette offre massive
ces contenus dont ils ne connaissent pas la valeur réelle avant de les avoir
consommés ? La sélection est un problème crucial : pour les consommateurs bien
sûr mais également tout au long de la chaîne verticale. Comment les producteurs
peuvent-ils choisir parmi la pléthore de talents et de projets créatifs qui cherchent
à être embauchés et financés ?
Le fait que les contenus soient des biens d’expérience est à l’origine
d’une incertitude appelée anti-sélection à la fois dans les relations verticales
et pour la demande finale. Ce concept économique a été avancé par Akerlof en 1970
1.
Sur l’analyse approfondie des taxes pour copie privée en Europe, on peut se référer à Bernt
Hugenholtz et alii, “The Future of Levies in a Digital Environment”, 2003.
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à propos du marché des voitures d’occasion, qu’il a surnommé ironiquement
« marché des citrons ». Les revendeurs automobiles connaissent généralement
les défauts des voitures qu’ils mettent en vente mais les divulguent rarement à leurs
acheteurs potentiels. Le prix des voitures d’occasion est alors un prix moyen, indépendant du niveau de qualité réel. Les acheteurs ont statistiquement une chance égale
de se procurer une voiture de bonne (une « pêche ») ou de mauvaise qualité
(un « citron »). Par exemple, quand les « citrons » valent $4 000 et les « pêches »
$8 000, l’acheteur achètera l’une ou l’autre $6 000 avec des chances égales
d’obtenir soit un « citron », soit une « pêche ». Les vendeurs de produits de bonne
qualité les retirent alors du marché. Le niveau de bien-être de la société est sousoptimal car la qualité moyenne des biens diminue ainsi que la taille du marché.
Deux solutions générales aux inefficacités entraînées par l’anti-sélection
– La répétition dans le temps des relations: des relations acheteurs-vendeur
stables sur le long terme permettent de construire une confiance réciproque dans
la qualité proposée et de résoudre ainsi le problème d’anti-sélection.
– Les signaux de qualité : les vendeurs peuvent eux-mêmes choisir de révéler
l’information sur la qualité de leurs produits en envoyant un signal qui, pour être
crédible, doit être suffisamment coûteux. La théorie du signal a été développée
par Spence (1974) dans le cadre du marché du travail : le diplôme, coûteux en temps
et en argent (coûts d’opportunité des salaires) permet de signaler aux employeurs
potentiels que le candidat est intelligent et travailleur. Les labels de qualité, les certifications, les noms de marque, la réputation et les garanties sont autant de signaux
de qualité.
De la même façon que les clients de voitures d’occasion, les acheteurs
de contenu ne se rendent compte du niveau de qualité réel qu’après l’avoir effectivement consommé. L’anti-sélection intervient non seulement entre vendeurs
et consommateurs mais également tout au long de la chaîne verticale des médias :
entre artistes et producteurs, entre producteurs et distributeurs et entre distributeurs
et vendeurs. Selon Caves (2000), l’industrie du contenu se caractérise par une incertitude encore plus profonde qu’ailleurs, par une ignorance symétrique plus
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que par une information asymétrique. Il attribue ainsi aux industries créatives
la propriété de « nobody knows ». Du fait de la subjectivité de la demande finale
et sa dynamique particulière, ni les producteurs, ni les distributeurs, ni les détaillants
ne sont en mesure de prévoir le succès d’un contenu. Fournisseurs et acheteurs sont
donc également ignorants. Quelles sont les solutions à ce problème d’antisélection aggravé qui menace la qualité globale et la taille des marchés de contenu ?
Un premier mécanisme pour aider les consommateurs à découvrir la qualité
d’un contenu consiste à leur offrir des échantillons. C’est la logique de la diffusion
de bandes-annonces de grande qualité au public captif des salles de cinéma.
Les magasins spécialisés dans la vente de produits culturels fournissent également
à leur clientèle les moyens de pré-écouter le titre d’un album ou la possibilité
de feuilleter un livre. Enfin, la radio est un instrument particulièrement efficace pour
faire connaître et circuler les nouveaux titres musicaux.
En deuxième lieu, les vendeurs peuvent signaler la qualité de leur produit
aux consommateurs potentiels : par leur réputation, mais aussi en affirmant leur
confiance dans la qualité de leurs produits ou de leurs projets à travers les lourds
investissements de promotion qu’ils engagent.
La réputation est un actif crucial pour les écrivains, les acteurs, les réalisateurs,
les producteurs et les distributeurs. La présence de vedettes connues dans l’équipe
d’un film, d’un album ou d’un livre est un signal de qualité pour la demande finale.
Une bonne réputation attire davantage de public (au moins au début) mais aussi
des partenaires de qualité prêts à produire, distribuer ou vendre un contenu. La réputation est un signal de qualité qui se bâtit à travers un processus long et coûteux.
Un seul produit médiocre peut la détruire brutalement. Par exemple, une seule série
TV bâclée mettrait à mal la réputation de grande qualité de HBO. Prix et récompenses sont d’autres signaux de qualité. Ils attirent l’attention du public sur des
nouveaux venus dont la réputation n’est pas encore construite.
On peut convaincre l’audience finale et rendre les détaillants plus confiants
et davantage prêts à vendre et à promouvoir localement un produit en engageant
de lourds investissements promotionnels. Des dépenses élevées en promotion signent
en effet la confiance de ceux qui les financent dans un futur succès commercial
qui sera suffisamment important pour les couvrir. Les industries du contenu sont
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caractérisées par un haut niveau de dépenses publicitaire. Le schéma ci-dessous
montre que la publicité représente environ 30% des coûts des membres de la MPAA2.
Schéma 3. Composition des coûts des membres de la MPAA depuis 1983
SURGXFWLRQFRVWV
FRS\FRVWV
SURPRWLRQFRVWV
Les intermédiaires professionnels qui sélectionnent les talents et les projets
créatifs – les « gatekeepers » – sont le troisième mécanisme de sélection des
industries de contenus. Ils envoient des signaux de qualité crédibles en s’engageant
pour un artiste car leur propre actif est précisément leur jugement averti. Comme
le remarque Caves au sujet des agents littéraires, « l’agent expérimenté cherche
à se créer une réputation par des estimations conformes à la réalité, et non pas en exagérant la qualité des manuscrits ou les capacités collaboratives d’un auteur3 ».
En second lieu, ces intermédiaires permettent d’établir des relations suivies
et de confiance dans des marchés de contenus où l’offre amont est pléthorique.
Les agents littéraires et artistiques sélectionnent les candidats qu’ils vont présenter
aux éditeurs ou aux producteurs parmi une foule d’écrivains ou de musiciens. Mais
2. MPAA : Motion Picture Association of America rassemblant Buena Vista (Walt Disney), Sony,
MGM, Paramount, Twentieth Century Fox, Universal et Warner Bros.
3. Caves, Creative industries, 2000, p.54.
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certains « gatekeepers » sélectionnent également des projets artistiques pour
la demande finale. Ces sont les critiques de spectacles, les critiques littéraires et même
des médias tels que la radio. Nous avons vu que l’influence de la promotion
d’un contenu sur la demande finale cesse dès que critiques et opinions deviennent
disponibles. Les critiques de cinéma peuvent attirer l’attention du public sur des films
à petit budget ou le détourner d’une superproduction. La radio est même
aujourd’hui un passage obligé pour les musiciens : une diffusion à la radio peut
lancer un nouvel artiste, tandis qu’un chanteur déjà connu peut voir son succès
décliner si ses chansons sont refusées par les stations de radio.
Tarifer les contenus
Le taux d’échec élevé que subissent les contenus exige des producteurs
l’invention de stratégies de tarification efficaces afin de limiter leurs pertes en cas
d’échec et de maximiser leurs gains en cas de succès. Le paragraphe suivant analyse trois de ces stratégies de tarification : le versionnage, les marchés à deux
versants et le bundling.
Le versionnage
On a vu que, du fait de l’unicité de leur produit, les détenteurs de contenus
se trouvent en situation de concurrence monopolistique et peuvent peser directement
sur les prix. Pour cela, ils utilisent une stratégie particulière de discrimination
par les prix appelée tarification selon la qualité ou versionnage. En proposant différentes qualités du contenu à des prix différents, ils obtiennent que les consommateurs
choisissent d’eux-mêmes entre ces versions en fonction de leurs différents consentements à payer. Les consommateurs qui ont un consentement à payer élevé sélectionneront les versions de haute qualité tandis que les autres choisiront des versions
meilleur marché et de qualité moindre. Les ayant droits peuvent ainsi tirer parti
des différents segments de la demande et maximiser leur profit global.
Les deux dimensions classiques de qualité orientant le versionnage sont
la densité informationnelle et les modalités d’accès. La densité – le format de la pellicule, le nombre de bits de codage – influe sur la qualité audiovisuelle. Les modalités d’accès recouvrent deux axes majeurs : la nouveauté et la commodité d’usage
(droits de transfert, de copie, de visions multiples, à différents endroits…).
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Le facteur temporel est utilisé pour sélectionner et répartir les consommateurs selon
une « chronologie des médias » : la version de haute qualité sera disponible avant
celle de moindre qualité. Par exemple, un livre est souvent publié sous deux versions
successives, la seconde version, moins chère, souffre non seulement de son retard
mais également d’un support de moindre qualité. Les lecteurs impatients
ou soucieux de la qualité de l’édition, achèteront la version reliée, plus chère,
tandis que les autres attendront la sortie du livre de poche. Les films sont également
exploités suivant de multiples versions qui apparaissent sur le marché par ordre
décroissant de qualité et de prix : la version 35 mm puis la version pay-per-view,
le DVD, la télévision payante et enfin la télévision en clair.
Schéma 4. Consentement à payer pour deux versions différentes d’un bien
ZLOOLQJQHVVWRSD\
%
&
$
TXDOLW\
Le schéma 4 représente deux courbes de consentement à payer correspondant
à deux groupes de la population, le premier groupe ayant une évaluation haute
du bien culturel et le second une évaluation basse. Il est impossible d’identifier
a priori les individus de ces groupes.
Le versionnage correspond à la stratégie de tarification suivante :
le producteur fixe un prix p1 = A pour la version de basse qualité x1 et un prix
p2 = A+C pour la version de meilleure qualité x2. Il ne peut tarifer la version
de haute qualité x2 aux prix p3 = A+C+B car cela créerait des opportunités
d’arbitrage (égales à l’aire B) pour les consommateurs dont le consentement
à payer est élevé.
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Le schéma 5 illustre la stratégie de versionnage utilisée pour les films.
Les salles fixent un prix de ticket égal à A+B+C+D, la vidéo un prix de vente
égal à A+B+C etc. Les prix baissent avec les délais de sortie de la version et son
confort d’accès.
Schéma 5. La stratégie de versionnage des films
Tarifer une plateforme d’accès : « marchés à deux versants » et publicité
Les chaînes de télévision en clair, la radio et les journaux gratuits ont-ils
un prix ? Les revenus de médias proviennent en grande partie de la publicité. Leur
stratégie de tarification s’adresse donc autant aux annonceurs qu’aux consommateurs
finaux. Ils agissent comme une plateforme dans un schéma économique dit de
« marché à deux versants ».
Un marché à deux versants peut être défini (Tirole et Rochet, 2004) comme
un marché « sur lequel une ou plusieurs plateformes rendent possibles des interactions entre utilisateurs finaux et essaient d’attirer les deux versants « à bord »
en faisant payer à chacun d’entre eux le prix approprié ».
La nature de l’information, et des biens informationnels, permet la construction de telles plateformes rassemblant des informations de valeurs hétérogènes pour
l’utilisateur final. Deux marchés sont alors visés et simultanément ciblés : le public
(spectateurs, lecteurs ou auditeurs) et les annonceurs.
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Alors que la plupart des consommateurs considèrent la publicité comme
une nuisance – une externalité négative –, les annonceurs gagnent eux en utilité
– à travers des externalités positives – en accédant au public rassemblé autour
du contenu proposé. Ces externalités sont internalisées par la plateforme média :
elle coordonne les deux versants, fournissant contenus et publicité au public
et collectant les paiements de la part des annonceurs.
Certaines plateformes media comme les magazines, les journaux
ou les chaînes de télévision à péage exigent des paiements de la part des deux
versants du marché. Les consommateurs paient pour accéder aux contenus
et les annonceurs paient pour leur diffuser leur publicité. Cependant, le prix tarifé
au consommateur est généralement subventionné par la publicité. D’autres plateformes media telles que les chaînes de télévision en clair, les journaux gratuits
ou la radio n’ont, quant à elles, que la publicité comme source de revenus (en dehors
des redevances des chaînes de télévision publiques). Ces plateformes représentent
un cas extrême des modèles de marchés à deux versants où la consommation
de contenus est gratuite, entièrement subventionnée par la publicité. C’est cette
logique que traduit la définition provocante que Patrick Le Lay, PDG de TF1, fait
de son métier : « Vendre à Coca-Cola des minutes de cerveau disponible4 ».
Le phénomène de concentration des médias peut être en partie expliqué
par les effets de réseau entraînés par les externalités positives d’audience dont bénéficient les annonceurs. Gabszewicz et alii (2002 et 2004) décrivent cette dynamique
par une «spirale de circulation» dans le cas des magazines et journaux pour lesquels
les consommateurs valorisent la publicité. Dans cette configuration, plus un magazine attirera de lecteurs, plus les annonceurs seront désireux d’y apparaître
et les nouvelles publicités attireront de nouveaux lecteurs. Mais les effets de réseau
peuvent également apparaître dans les cas où les consommateurs perçoivent la publicité comme une nuisance. C’est en réalité le cas de nombreux médias où la publicité interrompt le programme comme à la télévision, à la radio ou sur les sites
Internet. L’utilité des consommateurs décroît alors quand le volume de publicité
augmente. Cependant, l’effet de réseau peut provenir non de la publicité mais
du contenu lui-même. En effet, les budgets des plateformes media pour acquérir
4. Patrick Le Lay, Les dirigeants face au changement, Éditions du huitième jour, juillet 2004.
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des contenus très demandés seront d’autant plus lourds que le consentement à payer
des annonceurs sera fort. Or, ce consentement à payer dépend de l’audience.
Plus l’audience sera large, plus les annonceurs souhaiteront être présents et plus
les plateformes média pourront acquérir de contenus de qualité qui attireront encore
plus d’audience. De surcroît, les externalités négatives de la publicité pour le consommateur n’augmentent pas forcément avec les recettes publicitaires. L’utilité
diminue certes avec la quantité de publicité mais pas avec son prix. Cette explication de la concentration des médias est cependant partielle : elle ne prend pas
en compte l’impact des stratégies de ciblage de certaines plates-formes média vers
des groupes de consommateurs précis, hautement valorisées par les annonceurs
qui ciblent eux-mêmes ces groupes particuliers.
Avec la numérisation, la diffusion en clair est à la croisée des chemins. D’un
côté, le versionnage en clair est menacé par les logiciels d’élimination de la publicité des nouveaux équipements (certains DVR et les ordinateurs proposent cette
fonction). De l’autre, la télévision payante, mais aussi Internet ouvrent de nouveaux
espaces publicitaires et des techniques innovantes de publicité ciblée.
Le bundling : télévision à péage et abonnements
Un troisième mode de tarification appelé bundling, ou offre groupée,
s’applique fréquemment aux contenus. Il consiste à vendre plusieurs produits
différents, selon une combinaison donnée, avec un prix d’ensemble unique.
Le bundling peut être considéré comme une sous-catégorie des ventes liées (« tiein » sales) qui subordonnent la vente d’un produit à l’achat d’un autre. Sous
des formes variées, cette pratique est extrêmement répandue : voyages « clés
en main » regroupant vol, hôtel et location de voiture, formules menus des
restaurants, offres d’ordinateurs combinant unité centrale, écran, logiciels
et imprimante et, bien entendu, Microsoft Office et ses multiples logiciels.
On décrira d’abord la logique économique du bundling et les motivations
concurrentielles des firmes pour mettre en œuvre ce genre de tarification. On analysera ensuite son application au domaine des contenus en distinguant deux
logiques principales : le bundling horizontal et le bundling vertical. Enfin,
on examinera ce que les technologies numériques changent aux pratiques de
bundling de contenus.
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• Le bundling, une stratégie concurrentielle
De nombreuses théories économiques, alternatives ou complémentaires,
détaillent les motivations des firmes à mettre en œuvre des stratégies de bundling.
On peut distinguer cinq objectifs principaux :
– étendre une position dominante à de nouveaux marchés ;
– discriminer plus efficacement par les prix ;
– réduire certains coûts de production et de transactions ;
– empêcher l’entrée de nouveaux concurrents sur le marché ;
– exploiter les complémentarités entre différents biens.
La théorie de l’extension du pouvoir de marché (« leveraging market power
theory ») analyse comment un monopole combine son produit à un autre pour
étendre sa position dominante à un second marché. Dans les marchés oligopolistiques avec économies d’échelle, le bundling est une stratégie courante dans la mesure
où il permet d’exclure des rivaux par le contrôle (foreclosure) du marché lié
(Whinston, 1990). Nous ne nous attarderons pas sur cette théorie qui s’applique
occasionnellement aux relations verticales entre industries de contenus et de réseaux :
l’éviction de TPS par Canal+ après préemption des droits du football en 2005
en est un bon exemple. En revanche, nous décrirons les trois mécanismes
de bundling les plus utilisés dans la distribution des contenus : discrimination par
les prix, réduction des coûts et construction de barrières à l’entrée.
Le bundling peut d’abord être analysé comme un instrument de discrimination
par les prix. Dans la mesure où les consommateurs se sélectionnent d’eux-mêmes,
il évite d’avoir à connaître les consentements à payer détaillés de chaque consommateur pour chaque bien avant d’en fixer le prix. La seule information nécessaire
à l’application du bundling est la distribution d’ensemble du prix de réservation
– le consentement à payer pour le bouquet – dans la population. Cette approche
permet en outre de s’affranchir des réglementations interdisant la discrimination
explicite par les prix. Les conditions d’efficacité du bundling ont été établies
pour la première fois par Adams et Yellen (1976), lesquels ont ouvert la voie
à de nombreux travaux. Premièrement, la relation entre les distributions de préférences des consommateurs pour les différents biens liés est cruciale : une corrélation négative – rapprochement de préférences opposées pour les différents
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biens – est la plus favorable. Ensuite, les coûts marginaux doivent être suffisamment
bas pour que l’inefficacité allocative résultant de l’excédent ou du déficit de l’offre
pour certains consommateurs du bundle soit limitée. Des travaux récents
(Schmalensee, 1984 ; McAfee, McMillan et Whinston, 1989 ; Salinger, 1995) ont
étendu le domaine de rentabilité des ventes liées et démontré qu’il s’étendait à des
cas où les demandes étaient non-corrélées, voire même positivement corrélées.
En second lieu, une vente liée peut permettre une réduction des coûts de production et de transaction. Le terme de coût de transaction désigne les différents coûts (directs
ou d’opportunité) encourus par le vendeur et le consommateur pour entrer en contact :
recherche du meilleur fournisseur, comparaison des prix et quantités disponibles, négociations du contrat, surveillance de son application… Grouper des biens ou des services
réduit automatiquement ces coûts en diminuant le nombre d’interactions de marché nécessaires. La réduction de coûts de production concerne un nombre de cas plus limité
et dépend des économies de gamme potentielles. Si elles existent, les entreprises seront
incitées à distribuer leurs biens et services au moyen de ventes liées.
Nalebuff (1999) distingue un troisième rôle du bundling : empêcher l’entrée
sur le marché d’une firme mono-produit rivale. Il montre également que les gains
du bundling liés aux barrières à l’entrée – que le concurrent entre ou non sur
le marché – excèdent largement ceux de la discrimination par les prix. De plus,
contrairement à la discrimination par les prix, les effets des barrières à l’entrée sont
plus importants quand les demandes pour les biens liés sont positivement corrélées.
Dans ce cas, le bundling protège la firme sur le marché où elle n’est pas en monopole, en empêchant l’entrée ou en diminuant la rentabilité des firmes mono-produit
rivales existantes ou candidates à l’entrée. Cet effet est particulièrement intéressant ici car les équipements et les contenus étant complémentaires, les préférences
des consommateurs pour ces biens sont positivement corrélées. L’impact économique du bundling – autrement dit, d’un couplage équipement-contenu – est alors
plus fort que l’effet traditionnel de discrimination par les prix.
Pour illustrer ces règles encore très générales, nous allons examiner quelques
exemples en distinguant les deux grandes modalités du bundling :
– Le bundling horizontal visant à combiner différents services similaires dans
une offre;
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– Le bundling vertical qui agrège plusieurs services autour d’un service
principal.
• Le bundling horizontal : cartes cinéma illimitées et bouquets
de chaînes de télévision
Ce type de bundling consiste à vendre un ensemble de biens ou services similaires (c’est-à-dire partiellement substituables). Son premier but est d’affiner la discrimination par les prix. Il s’avère très efficace pour les industries des contenus. En effet,
la forte incertitude sur la demande – dispersion des préférences individuelles, rareté
des succès, nombreux échecs – et le rôle essentiel de la marque pour révéler la qualité, incitent à la vente groupée des produits autour d’un label fort. Il est donc logique
que les producteurs et les distributeurs utilisent la discrimination par ventes liées pour
pondérer leurs risques et relever leurs profits. Cependant, la mise en œuvre du bundling est longtemps restée complexe et coûteuse. Les technologies de l’information
ont permis de lever ces difficultés en offrant des solutions simples et efficaces
d’offres groupées. Le lancement des cartes d’accès illimité au cinéma en France en 2000
(par UGC puis par Gaumont Pathé) en est une illustration. Pour un prix mensuel forfaitaire, les consommateurs reçoivent une carte à puce individuelle leur permettant de voir
autant de films qu’ils le souhaitent. Grâce à cette carte et au système d’information
qui réaffecte les recettes aux ayant droits, les blockbusters sont vendus avec des films
plus ciblés, ce qui lisse les recettes mensuelles et réduit la très forte volatilité
du nombre d’entrées des films.
Dans le cas du bundling horizontal, les effets de discrimination par les prix
et de réduction des coûts peuvent se combiner. La télévision, qu’il s’agisse
du hertzien, du câble ou du satellite engendre de fortes économies de gamme. Depuis
leur origine aux États-Unis, les abonnements à la télévision sont fondés sur des
bouquets de chaînes. Mais contrairement au cas précédent, l’enjeu principal n’est
pas ici une discrimination performante (les différentes chaînes du bouquet ne sont
que partiellement substituables et visent des publics largement différents) mais bien
davantage d’exploiter les économies de gamme accessibles dans la distribution.
Les consommateurs qui souhaitent recevoir une chaîne précise d’un câbloopérateur doivent souscrire à un forfait en incluant de nombreuses autres (30, 40,
50). Si les demandes s’adressent à chaque chaîne de façon dispersée et que le coût
marginal d’une chaîne additionnelle est faible, il ne coûte rien de vendre
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un programme existant à des consom-mateurs additionnels. Il est alors plus
efficace (en termes de coûts et de revenus) d’offrir le bouquet entier à tous.
Les opérateurs télécoms utilisent aussi cette combinaison de discrimination
par les prix et de réduction des coûts, mêlant qu’on peut appeler l’effet demande
et l’effet offre du bundling. Leurs services dits «double, triple ou quadruple play» associent accès Internet, télévision, téléphonies fixe et mobile. Les objectifs sont les mêmes :
réduire l’incertitude de la demande pour chaque service individuel, internaliser
une partie de la concurrence entre des services partiellement substituables, et tirer parti
des économies de gamme du système commun d’accès et de l’infrastructure associée.
• Le bundling vertical
Le bundling vertical combine plusieurs biens ou services qui ne sont pas substituables mais liés verticalement. Bien qu’il se présente sous des formes très variées,
son principe est toujours d’ajouter à un produit central de nouveaux éléments (et
de nouveaux marchés) en utilisant sa position commerciale, sa marque et sa réputation. Cette stratégie est courante pour les consommables : les pièces mécaniques
et fluides pour automobiles, les encres pour imprimantes, les pellicules pour
appareils photo, les piles, etc. Les contenus étant des biens d’expérience, généralement achetés une fois, ils offrent peu d’opportunités de bundling vertical.
Une exception notable est le système iTunes d’Apple fondé sur le bundling
vertical de logiciels (lecteur et MTP) et de contenus musicaux autour de l’équipement
bénéficiant d’un fort effet de marque : l’iPod.
Cela dit, aucune des approches du bundling évoquées jusqu’ici n’intègre
la notion de réseau. Or, et c’est un des arguments principaux de ce livre, la montée
en puissance des effets de réseau, aussi bien dans les systèmes techniques que dans
la consommation des contenus, constitue l’innovation majeure et le plus grand
défi des technologies numériques. Ces mécanismes, analysés en détail au chapitre
suivant, suscitent de nouvelles formes de bundling.
• Le bundling de marchés de contenus numériques
Dans l’environnement numérique, ni les ventes liées, ni une intégration verticale plus forte, ni un verrouillage technologique par des systèmes propriétaires,
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ne peuvent, à eux seuls, garantir aux producteurs ou aux distributeurs un modèle
économique viable. Pour échapper à la concurrence des nouvelles offres numériques,
une solution consiste alors à sortir de leur spécialisation historique – sur une version,
un type de contenu, un canal de distribution – afin d’élargir leurs débouchés.
Sieber et Valor (2002) ont forgé le concept de bundling de marché afin
de prendre en compte ces stratégies déployées à l’échelle de marchés différents
(mais interconnectés). Les entreprises de production, d’édition et de distribution
de contenus tentent d’appliquer ce principe sur les marchés de gros et de détail.
Le cas des portails en ligne offre un bon exemple de ces choix stratégiques.
Aujourd’hui, ces sociétés doivent affronter à la fois des imitateurs réactifs et des coûts
de sortie faibles. Leur première réponse a été de mettre en œuvre des dynamiques
de croissance rapide afin de bénéficier d’économies d’échelle, de plus larges
audiences pour leurs annonceurs et d’une meilleure image de marque. Un second
volet vise à susciter chez les consommateurs une addiction au site afin de les garder
le plus longtemps possible et de les inciter à y revenir souvent (verrouillage
de la clientèle). Différents moyens sont expérimentés dans ce but : proposer
des contenus exclusifs, créer des communautés résidentes qui produisent leur
propre contenu (chats, forums, groupes de discussion), construire des offres liées
de produits. Des biens informationnels de faible valeur individuelle qui, vendus
isolément, ne serait pas rentables, peuvent devenir profitables en tant qu’éléments
d’un bundle plus vaste. L’objectif poursuivi est d’extraire une rente plus élevée
des consommateurs en profitant du fait que la variance des consentements à payer
pour un groupe de biens sera moins élevée en comparaison de la forte dispersion
des évaluations pour les biens isolés. C’est l’approche standard du bundling de
contenus que nous avons décrite plus haut.
Mais, curieusement, l’association des informations de base avec d’autres
services (comme l’e-mail, l’hébergement de pages personnelles et la messagerie
instantanée), menée de façon uniforme par tous les portails, n’a pas permis
de structurer un modèle d’affaires viable à long terme. La raison principale en est que
la gratuité initiale des services additionnels fournis aux utilisateurs des portails rend
très difficile le passage ultérieur à des services payants, seule source possible
de recettes et de profits nouveaux. C’est pour cette raison que certains portails, parmi
lesquels on trouve ceux qui ont réussi à augmenter leurs revenus et à améliorer leurs
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performances financières, se sont engagés dans les métiers de l’accès et du contenu
exclusif (Yahoo-SBC, AOL-Time Warner, Microsoft). La stratégie de bundling
est ici construite entre différents marchés sans qu’on retrouve les motivations traditionnelles de discrimination de la demande ou de recherche d’un pouvoir
de marché accru par l’intégration verticale. Les objectifs restent les mêmes que dans
le bundling traditionnel : accroître l’addiction au site, empêcher l’entrée, discriminer
la demande. Mais la méthode suivie est originale : elle consiste à combiner les
différents maillons du système numérique de valeur (portail, fournisseur d’accès,
navigateur, fournisseur d’applications, création de contenus) pour créer des
synergies entre eux et peser à la fois sur les formes de concurrence et la structure
de marché de chacun d’entre eux. La stratégie des portails annonce peut-être
les nouvelles formes de bundling de marchés qui seront mises en œuvre par
les acteurs clé des industries de contenus et de réseaux pour adapter leurs modèles
à l’environnement concurrentiel numérique.
Financer les contenus : gestion du risque ou réglementation ?
Les industries culturelles sont parfois qualifiées d’« économie de casino ».
À l’origine de ce risque structurel, on trouve deux propriétés économiques des
contenus : un très fort degré d’incertitude concernant la demande et le poids des coûts
échoués. C’est la cause d’inefficacités multiples dans le financement des contenus :
des succès potentiels peuvent être non financés, tandis que des logiques
moutonnières réduisent la diversité.
La solution classique de gestion de ces risques est de les diversifier dans
des portefeuilles assurant un revenu moyen plus stable. Dans les industries culturelles, les investisseurs peuvent construire des portefeuilles rassemblant différents
projets, différentes versions d’un contenu et différents territoires d’exploitation.
La concentration horizontale favorise ce type de diversification. De plus, l’intégration verticale permet aux acteurs fragmentés de la chaîne verticale de bénéficier
de la surface financière des secteurs concentrés. Ainsi, malgré des effets redoutés
sur la concurrence et la diversité culturelle, la concentration horizontale et l’intégration verticale peuvent améliorer l’efficacité du financement des industries
culturelles. La taille des firmes, qui dépend de la taille des marchés nationaux
mais également des politiques locales de la concurrence, est un déterminant de
l’efficacité des systèmes privés de financement des contenus.
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Les paragraphes suivants comparent l’organisation industrielle et l’efficacité
du système de financement aux États-Unis et en Europe. Au-delà du morcellement
naturel du marché européen en raison des barrières linguistiques, la structure
des industries culturelles y est très différente. Aux États-Unis, les studios sont à la fois
concentrés horizontalement et intégrés verticalement et ont organisé un système
de financement privé des contenus très efficace. Les entreprises des contenus des pays
européens sont plus fragmentées et des réglementations publiques sont nécessaires
pour encourager l’investissement.
La stratégie de portefeuille des distributeurs américains
De la seconde guerre mondiale jusqu’aux années quatre-vingt l’intégration
verticale des industries culturelles a été fortement limitée aux États-Unis par des
lois concurrentielles. En 1948, des décrets (« decent decrees ») ont mis fin à l’intégration verticale très poussée des industries du film en interdisant aux studios
de détenir des salles de cinéma. De la même façon, les règles de syndication de 1971
ont limité les possibilités de production directe des réseaux de télévision. Mais cette
tendance s’est inversée à partir de 1986 lorsque Columbia a pu racheter la chaîne
de cinémas Loewe’s sans que les autorités anti-trust ne s’y opposent. Ont alors suivi
des acquisitions de salles par Paramount, Universal et Warner. De plus, l’intégration en aval des studios s’est progressivement étendue aux réseaux de télévision :
Time et Warner en 1990, Paramount et Viacom en 1994, ABC et Disney en 1995,
CBS et Viacom en 1998… Avec l’arrivée d’Internet, les fournisseurs d’accès ont
commencé à s’intégrer aux studios comme lors de la célèbre fusion entre AOL
et Time Warner en 2000. En parallèle, Sony a acquis Colombia, associant ainsi
un studio et un équipementier électronique. Les Majors d’Hollywood ont globalement réussi à préserver leur domination sur l’industrie audiovisuelle américaine.
Le tableau 2 montre à quel point leurs parts de marché restent impressionnantes.
Les Majors, à la fois concentrés horizontalement et intégrés verticalement,
forment un marché oligopolistique dominé par les ayant droits. Ils peuvent efficacement
diversifier le risque dans de larges portefeuilles de projets et de versions et financer
des projets ambitieux qui assurent le succès et la domination mondiale des contenus
américains. Le pouvoir de marché des titulaires de droits est au cœur de l’efficacité
de ce marché américain déréglementé : son rôle est déterminant à la fois en termes
de ressources financières et d’organisation de la concurrence entre versions.
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Tableau 2. Parts de marché des majors (Paramount, Fox, NBC Universal,
Time Warner, Columbia, Disney)
Category
US Film Distribution
Prime Time Television
Non-Prime Time Television
Pay TV
Market Share
96% of To tal US Rentals
98% of US Ad Revenues
75% of Local Ad Revenues
80% of Subscribers
Le pouvoir de marché des diffuseurs européens
Les industries audiovisuelles européennes sont beaucoup plus fragmentées.
Et dans le secteur le plus concentré – la télévision -, le pouvoir appartient plus
aux acheteurs de droits qu’aux producteurs. De ce fait, les propriétaires de droits
européens ont une moindre puissance financière que leurs homologues américains
et la production a besoin d’être encouragée par des mesures publiques.
Le secteur télévisuel européen est fortement concentré (tableau 3) en dépit
de nombreuses lois anti-concentration ayant pour but de préserver la pluralité
et l’indépendance des médias. Ces lois limitent la concentration en termes de participations au capital des chaînes de télévision ou de pourcentage maximal d’audience.
Tableau 3. Indicateur de concentration (C35) des marchés télévisuels européens
5. L’indicateur de concentration C3 représente la somme des trois plus grandes parts de marché.
La concentration est dite basse quand C3 est inférieur à 35, modérée entre 36 et 55, et haute
au-dessus de 56.
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Si les diffuseurs européens sont horizontalement aussi concentrés qu’aux
États-Unis, l’encadrement légal de l’intégration verticale y est beaucoup plus strict.
Il a pour but de protéger la production indépendante et de favoriser la diversité
culturelle. La directive européenne « Télévision Sans Frontières » (adoptée en 1989
et révisée en 1997) impose par exemple aux chaînes de télévision de consacrer
10 % de leur temps d’antenne à des œuvres européennes créées par des producteurs
indépendants.
L’intégration verticale s’observe donc en Europe mais à un degré beaucoup moins
prononcé qu’aux États-Unis. En France, par exemple, trois groupes, Gaumont, UGC
et Pathé, sont présents à la fois dans la production, la distribution et la projection.
Cependant seul Pathé possède des chaînes de télévision qui ont de plus une audience
limitée. Canal Plus, qui a créé Studio Canal en 1990, est la seule chaîne de télévision
réellement intégrée dans la production de films. Cette faible intégration verticale alliée
à la forte concentration horizontale des diffuseurs forme un marché dit d’oligopsone
où des producteurs non-intégrés font face à des acheteurs de droits concentrés.
Cette structure de marché peut affaiblir le secteur de la production; elle requiert donc
une réglementation spécifique de nature à encourager cette dernière.
On peut distinguer trois types de mécanismes publics de soutien à la production. Tout d’abord, en Europe, la chronologie des différentes versions est réglementée, ce qui évite les phénomènes de cannibalisation entre les différents
marchés de versions. Le problème ne se pose pas aux États-Unis : les studios étant
verticalement intégrés dans la distribution, ils peuvent organiser contractuellement
eux-mêmes la chronologie des marchés de versions en fonction du succès de chaque
film. Deuxièmement, les autorités nationales ont mis en place des transferts
verticaux entre les industries. Enfin, les autorités publiques peuvent aider
directement l’industrie cinématographique par des subventions.
La directive européenne « Télévision Sans Frontières » de 1989 a imposé
un délai minimum d’un an entre la sortie en salle et la diffusion télévisuelle avant
que la révision de 1997 ne laisse les titulaires de droits et les chaînes de télévision
libres de s’entendre. Dans certains pays européens comme l’Italie, le RoyaumeUni ou les pays du Benelux, la chronologie des médias n’était pas réglementée avant
la directive européenne. Mais dans de nombreux pays européens, des réglementations beaucoup plus complètes préexistaient à la directive.
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Tableau 4. Réglementation de la chronologie Europe
France
Spain
UnitedKingdom
Belgium
Italy
Germany
Denmark
Netherlands
Release windows (months)
Agreement, usage, or law
Video: 6, pay -per-view: 9, pay TV: 12, Agreements led by CNC excep
Free-to-Air (FTA): 36, 24 if coproduction video: interprofessional agreem
approved by leg al rules
Video: 4 to 6 , pay -per-view: 12, Pay TV:
Usage
14 to 16, FTA: 24
Video: 3 to 6, pay -per-view: 8, Pay -TV:
Agreement
12, FTA: 24
Video: 6, pay -per-view: 12, pay -TV:18,
Usage
FTA:24
Video : 3 to 6, pay TV: 12, FTA: 24
Agreement and Usage
Video: 6, pay -per-view: 12, pay TV: 18,
FTA:24
Video: 4, 5 -6, pay-per-view: 12, pay -TV:
15, FTA:27
-
Legal rules/Agreement
Usage/Agreement
Usage
Source : Bilans et perspectives, SEV, 2005/2006
La réglementation de la chronologie des médias donne aux autorités
publiques un moyen de contraindre les diffuseurs à contribuer au financement
de la production. La solution la plus répandue consiste en une taxe prélevée sur
les revenus des diffuseurs : sur les entrées des salles (Allemagne, Italie, France)
ou sur les revenus des vidéos (Allemagne, Espagne, France). De plus, la licence
d’exploitation d’une chaîne de télévision peut inclure une obligation d’investissement dans la production via des préachats ou des quotas de co-production.
La production cinématographique reçoit enfin un soutien public direct.
Le tableau 5 fournit quelques exemples de systèmes publics de soutien.
Tableau 5. Quatre systèmes publics européens de soutien à la production de films
Public support
Spain
– General Budget
– Regions
Germany
– Federal and Länder subsidies
United-Kingdom
– Government and Region subsidies
– National Lottery
Italy
– State Budget
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Une analyse détaillée du cas français illustre bien le fonctionnement d’un système
de financement audiovisuel réglementé.
– Un système de taxation organise d’abord une redistribution des revenus entre
les industries du cinéma. La première taxe, créée en 1948, est adossée sur
les tickets d’entrée des salles de cinéma ; elle s’élève aujourd’hui à 11 % du prix
du ticket. Avec le développement de la télévision, les chaînes ont ensuite été
intégrées dans le périmètre ; elles sont aujourd’hui taxées à hauteur de 5,5 %
de leur chiffre d’affaires. Les vidéos sont taxées jusqu’à 2 % du prix de vente.
La dernière contribution en date est celle des fournisseurs d’accès à Internet
calculée sur les revenus de la VoD. Ces sommes sont transférées sur un compte
spécial avant d’être redistribuées à la distribution, l’édition vidéo, aux salles
et surtout à la production.
– Par ailleurs, les autorités publiques françaises contraignent les chaînes de télévision à investir directement dans la production de films. Un pourcentage de leur
chiffre d’affaires doit être consacré au préachat de droits de télédiffusion
ou à la co-production. Les quotas des chaînes de télévision payante sont
plus élevés que ceux des chaînes de télévision en clair car elles bénéficient
de fenêtres de diffusion anticipées. Ces deux mécanismes d’investissement
des chaînes de télévision représentent le tiers des financements totaux des films
français. Les chaînes de télévision sont ainsi devenues le deuxième contributeur
du cinéma (290 millions d’euros en 2005) après les fonds propres des producteurs
français (305 millions d’euros).
– Enfin, les autorités françaises ont mis en place des mécanismes d’aide publique,
comprenant notamment des subventions (nationales et locales), un système
de dégrèvement fiscal et des avances sur recette.
La numérisation bouleverse les systèmes européens réglementés avec la multiplication de nouvelles versions et de nouveaux acteurs. Une première interrogation
porte sur le positionnement des nouvelles versions dans la chronologie des médias.
Quelle est la bonne fenêtre de sortie pour la VoD, celle qui évitera la cannibalisation
et permettra au contraire une croissance du marché global ? La seconde question
est celle de la participation des nouveaux diffuseurs numériques (comme les FAI)
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au financement de la production et au système existant de transferts. En décembre
2005, la Commission européenne a adopté une proposition visant à moderniser
la directive « Télévision Sans Frontières » en prenant en compte les services audiovisuels non-linéaires tels que la VoD. La réglementation évolue également dans
les pays européens. En France, en décembre 2005, un accord a été conclu entre
les FAI et les professionnels du cinéma pour intégrer la version VoD dans la chronologie des médias 33 semaines (huit mois et demi) après la sortie en salle du film6. En
contrepartie, les FAI contribuent au financement cinématographique à hauteur de 5%
des recettes de VoD si celles-ci sont comprises entre 1,5 et 3 millions d’euros
et de 8 % au-delà de 3 millions d’euros.
6. Les abonnements au VOD seront toutefois limités aux seuls films de catalogue, c’est-à-dire les
films sortis depuis plus de 36 mois.
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L’économie de la distribution
des contenus
Le chapitre précédent a mis en lumière l’importance de la distribution dans
l’économie des industries culturelles. La distribution est un maillon essentiel
de la chaîne verticale de la valorisation des contenus. Elle conditionne leur
sélection, leur tarification et leur financement par les marchés finaux. Elle est donc
stratégique pour la viabilité, la croissance et la compétitivité des industries culturelles. Or, les contenus étant des biens informationnels, leur distribution est très
affectée par la numérisation. Ce chapitre présente les fondamentaux de l’économie
de la distribution des contenus et explore l’impact des technologies numériques
sur son organisation.
LES RELATIONS VERTICALES ENTRE PRODUCTEURS
ET DISTRIBUTEURS
Les relations verticales entre producteurs et distributeurs forment un champ
important de l’économie industrielle. Ces relations, c’est là leur aspect clé,
confrontent deux logiques industrielles distinctes : celle des producteurs visant
à établir une marque attractive, celle des distributeurs, basée sur la logistique
de diffusion de ces marques vers le consommateur. Les premiers détiennent un monopole sur leur marque, tandis que les seconds peuvent détenir un monopole (naturel
ou non) sur l’accès au marché.
Les économistes considèrent que « les distributeurs sont le dernier maillon
de la chaîne verticale des transactions et qu’ils y jouent un rôle clé. Ce sont
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les distributeurs qui garnissent les rayons. Ce sont eux qui diminuent l’attente
aux caisses, entretiennent des locaux agréables, conseillent, offrent des services
de crédit et de livraison (parfois gratuite). Ces services peuvent rendre les achats
des consommateurs plus agréables (et plus efficaces). C’est pourquoi les distributeurs
jouent un rôle important dans la promotion de l’offre d’un producteur7. »
Une question clé des relations entre producteurs et distributeurs est de déterminer le partage des investissements et des coûts d’exploitation susceptible de maximiser leur profit joint. Or, l’information entre les deux parties est asymétrique
et les situations d’anti-sélection et d’aléa moral sont nombreuses. En situation d’antisélection, les mauvais producteurs sont les plus incités à proposer une rémunération
élevée aux distributeurs. En situation d’aléa moral, les distributeurs peuvent utiliser
les bons produits pour vendre les mauvais.
L’anti-sélection désigne la situation d’asymétrie d’information qui a lieu
avant la signature du contrat. À ce stade, les parties peuvent être imparfaitement
informées du niveau de qualité des services ou des produits offerts par leur futur
partenaire. Du fait de cette information imparfaite, toutes les offres seront valorisées
(ou tarifées) à la moyenne. En conséquence, la qualité moyenne des offres et la taille
du marché diminuent conjointe-ment : le bien-être social se réduit. Le marché
de l’assurance illustre classiquement le phénomène d’anti-sélection. Lorsque
les assureurs ne peuvent pas identifier a priori le profil de risque de leurs clients
(par exemple si ce sont des conducteurs prudents ou non), la prime d’assurance
est fixée par la moyenne. Ce prix repousse les demandeurs d’assurance à bas risque
et les profils de risque élevé sont plus nombreux parmi les assurés.
Le second type d’asymétrie d’information intervient après la conclusion
du contrat. Bien souvent, l’une des parties (le principal) ne peut pas parfaitement
observer si son partenaire (l’agent) déploie réellement les efforts prévus par le contrat.
Un exemple d’aléa moral souvent cité (et vécu) est la situation du client qui ne peut
pas vérifier le travail réellement effectué par le garagiste sur sa voiture. La partie non
informée, le principal, est réputée être dans une situation d’aléa moral. Les situations
d’aléa moral sont sources d’inefficacité car la partie informée peut poursuivre
ses propres intérêts aux dépens de l’autre. Par exemple, les automobilistes peuvent
7. Pepall, Richards, Norman, p. 469-470.
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