
le problème par excellence de la philosophie. Si bien que ce problème va engager la partie la plus
intime de sa pensée et il va en constituer le milieu: une sorte de noyau toujours décentrée duquel,
tour à tour, les problèmes affrontés et le concepts créés par Deleuze jaillissent de manière
concentrique ou stratigraphique, au cours d’une expérience très variée comme la sienne, qui, on le
sait, s’étend de l’histoire de la philosophie à la politique, de la critique littéraire à la psychiatrie, de
la peinture au cinéma.
À la différence de ce qu’on dit habituellement au sujet de sa pensée (et de ce qu’il peut peut-être
paraître en lisant ses textes) Deleuze affirme que la philosophie est essentiellement système
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. Si on
devait se demander ce que Deleuze entend pour «système» on pourrait dire, de manière générale,
qu’il s’agit d’une conception de la pensée philosophique comme quelque chose qui, loin de
s’enfermer ou de se compléter dans un système donné, ne cesse de se structurer de manière
systématique: c’est le devenir du système plutôt que le système lui même. On dirait alors que
Deleuze se réfère essentiellement à la systématicité de la pensée philosophique. Sous ce jour, le
système n’est rien que la structure théorique qui anime la pensée d’un philosophe
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.
Il faut penser notamment à ce que Deleuze a appelé structure. Qu’est-ce que la structure? Ou bien
ne vaudrait-il mieux de se demander, comme le fait Deleuze, «à quoi reconnaît-on» une structure?
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Une structure est fondée sur trois règles essentielles:
- La structure est composée de deux séries d’éléments hétérogènes.
- Chaque élément d’une série peut se reconduire à un élément correspondant de l’autre série.
- Un élément de la deuxième série doit toujours pouvoir être distingué d’un élément de l’autre série.
Or, le principe fondamental de la structure est qu’il ne peut y avoir qu’un seul élément qui soit en
même temps hétérogène par rapport à la première série ainsi qu’à la seconde. Faute de cet élément
très particulier - qui est pensable à l’instar d’un sorte de chromosome anomale et que Deleuze lui
même définit comme «instance paradoxale» - il n’y a pas de système du tout, pas de structure du
tout. Faute de cet élément, en effet, il ne pourrait y avoir ni correspondance ni discernibilité entre
les éléments des deux séries, ni même la possibilité de rapporter un élément d’une série à un
élément de l’autre
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.
Le caractère centrale de l’image de la pensée dans la philosophie de Deleuze doit être démontré, et
ce serait ma thèse, en établissant un rapport avec l’idée fondamentale pour laquelle un concept
n’existe pas indépendamment du problème auquel il répond. C’est cette idée qui permet d’envisager
la philosophie de Deleuze en tant que système et - plus précisément - en tant que pensée, qui a une
structure théorétique justement en ce qu’il a en soi l’élément qui fonctionne en tant que «instance
paradoxale», comme un principe premier de la structure. Dans la philosophie de Deleuze, l’image
de la pensée joue donc ce rôle décisif.
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“Je crois à la philosophie comme système. C’est la notion de système qui me déplâit quand on la rapporte aux
coordonnées de l’Identique, du Semblable et de l’Analogue. C’est Leibniz, je crois, qui le premier idéntifie système et
philosophie. Au sens où il le fait, j’y adhère. Aussi les questions «dépasser la philosophie», «mort de la philosophie» ne
m’ont jamais touché. Je me sens un philosophe trés classique. Pour moi le système ne doit pas seulement être en
perpétuelle hétérogénéité, il doit être une hétérogenèse, ce qui, il me semble, n’a jamais été tenté” G. DELEUZE, Deux
régimes de fous, cit., p. 338.
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À propos de Kant, par exemple, Deleuze parle d’un certain «fonctionnement» de son système, comme de ses
engrenages ou «rouages», cf. G. DELEUZE, Pourparlers, Minuit, Paris 1990, pp.14-15.
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cf. G. DELEUZE, L’île déserte, Minuit, Paris 2002, p. 238 et sq.
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Si on définit cette instance «paradoxale», comme on peut le comprendre, c’est avant tout parce qu’elle ne semble pas
recouper ce qu’est, d’après Aristote, le «principe le plus sûr» (Metaph. IV, 1005b 19-20), c’est-à-dire le principe de non
contradiction, en vertu duquel un même élément ne pourrait pas, «en même temps et sous le même respect», appartenir
et ne pas appartenir à une série ou à l’autre. En réalité, le rapport entre la dite «instance paradoxale» et le principe de
non contradiction est beaucoup plus complexe de ce qu’il peut paraître aux premiers abords. C’est pourquoi il mériterait
d’être approfondi de manière plus détaillée. Ici, il faut uniquement mettre en clair que Deleuze ne veut pas nier la
validité du principe aristotélicienne, mais qu’il tente plutôt de s’installer sur un plan de discours dans lequel les effets
nécessaires du principe sont, pour ainsi dire, «temporairement» suspendus. Cf. le texte deleuzienne complémentaire, sur
ces thèmes, à Différence et répétition, a savoir Logique du sens, Minuit, Paris 1969, p. 46 et sq.