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Le médecin, mon ami?
RIEDER, Philip Alexander
Abstract
Cet article retrace l'histoire de la relation thérapeutique au cours de l'Ancien Régime en
mettant en évidence l'importance de l'amitié entre le médecin et son malade. Une explication
est proposée à la transition, au 19e siècle, vers une relation thérapeutique professionnelle.
RIEDER, Philip Alexander. Le médecin, mon ami? In: L'amitié dans les écrits du for privé
et les correspondances, de la fin du Moyen Age à 1914. Pau : Presses de l'Université de
Pau et des Pays de l'Adour, 2014. p. 79-95
Available at:
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Le médecin, mon ami ? Jalons pour une histoire
de la relation thérapeutique à l’époque moderne
Philip Rieder1
« Le trompeur révélera les secrets ; mais celui qui a la délité dans le cœur, garde avec
soin ce qui lui a été coné dit l’Écriture : or qui plus qu’un médecin doit porter le nom
d’ami ? »
M. Verdier, La jurisprudence de la médecine en France, Alençon, 1763, p. 711.
Du point de vue du patient que je suis, ce qui qualierait au mieux ma
relation avec mon médecin est son caractère professionnel. Mon choix initial fut
d’abord un choix de commodité : le médecin ne devait pas exercer trop loin (ni
trop près) de mon domicile et ne pas souffrir d’une mauvaise réputation. Par la
suite, du moment où nous nous sommes compris lors de notre premier entretien
et que le diplôme approprié se trouvait suspendu dans sa salle d’attente, j’étais
disposé à lui faire conance. Implicite dans ma marche est la volonté de
choisir un soignant qui ne fait ni partie de mon cercle d’amis ni de ma famille,
un principe soutenu par le corps médical lui-même2 et bien intégré par sa
clientèle3. Certains patients se renseigneront davantage, interrogeant amis et
collègues, mais l’essentiel demeure qu’en consultant un médecin aujourd’hui,
nous déclarons de fait notre conance en la science moderne plus qu’en un
decin et nous attendons un service sinon anonyme, du moins extérieur à
notre réseau de sociabilité habituel. Il y a là une rupture importante avec le
monde médical d’Ancien Régime. En effet, avant la médecine scientique du
XIXe siècle, le malade prêtait sa conance avant tout à un médecin plutôt qu’à
la médecine4. Le corps médical ne bénéciait pas d’une autorité scientique
incontestable5 et ses membres étaient rarement d’accord entre eux6. Les
médecins, dépourvus d’un code de comportement professionnel, respectaient
les règles de sociabilité, adoptant en Angleterre, par exemple, les prescriptions
propres aux « gentlemen7 ». Le malade, quant à lui, gérait au mieux son corps
et sa santé, prenant lui-même les décisions y référant8.
Le passage de cette conguration souple au monde professionnalisé
et normé d’aujourd’hui constitue un des changements les plus radicaux
dans l’histoire de la gure du médecin. Le lien que le malade entretient
avec son ou ses médecins s’en trouve transformé à jamais. Dans cette
communication, l’objectif est de montrer comment le monde médical
d’Ancien Régime affectait la relation thérapeutique. Il s’agira de rappeler
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dans un premier temps les origines antiques de l’idée qu’un lien affectif
entre médecin et patient était nécessaire, le modèle du medicus amicus.
La réappropriation de ce modèle au cours de l’époque moderne et son
adaptation aux réalités du monde médical de la Renaissance sera abordée
dans une deuxième articulation. Une attention particulière sera prêtée,
nalement, au XVIIIe siècle an de saisir la nature des liens entre médecins
et malades avant la transformation scientique qui accompagne la genèse
de la posture du médecin d’aujourd’hui. Le tableau s’appuie sur des
discours sur la relation thérapeutique telle qu’elle se donne à voir dans des
publications sur la médecine, mais aussi sur des cas concrets d’échanges
entre malades et médecins issus d’écrits personnels. Au terme de ce
parcours, il s’agira de reconsidérer la nature des relations entre médecins
et malades à la n de l’Ancien Régime an d’isoler les variables qui incitent
alors les deux acteurs à redessiner les contours de leurs liens pour en faire
une relation individuelle, normée et secrète entre « citoyens » égaux.
Medicus aMicus : le modèle antique
Le modèle de relation thérapeutique qui s’impose à la Renaissance est
emprunté au monde antique. Ses fondements ont été explicités par l’historien
Pedro Laín Entralgo9. Les écrits de Sénèque et de Celse, deux auteurs actifs
au premier siècle de l’ère chrétienne, les résument efcacement. Sénèque
décrit dans Des bienfaits le pendant social de la relation thérapeutique. Il
considère ensemble médecins et précepteurs, opérant une distinction entre
ceux de ces professions qui traitent leur client mécaniquement et ceux qui
s’investissent davantage :
Pourquoi au médecin comme au précepteur suis-je redevable d’un surplus, au
lieu d’être quitte envers eux pour un simple salaire? Parce que de médecin ou
de précepteur ils se transforment en amis, et que nous devenons leurs obligés,
non pour les ressources de leur art, qu’ils nous vendent, mais pour la bonté et le
caractère affectueux des sentiments qu’ils nous témoignent10.
La dette contractée par le malade est indirectement tributaire de la nature
du travail du médecin. C’est l’investissement du praticien dans son activité, et
donc dans la vie du malade, qui lui vaut une reconnaissance particulière et le
statut d’ami. L’amitié est ici une conséquence possible de l’activité du médecin,
mais elle n’est pas automatique. Pour Celse, un médecin romain, l’amitié entre
le médecin et son malade serait nécessaire et tiendrait à des considérations
dicales. Il développe dans De la médecine, l’idée que les maladies affecteraient
les malades en fonction de variables particulières et que le médecin avait le
choix d’adapter ses soins à chaque malade ou de se contenter de « caractères
communs ». L’exemple qui lui permet d’introduire son idée est celui de la faim,
supportée différemment suivant l’âge du malade, ses intolérances, la saison de
l’année, la température régnante, le nombre de repas pris quotidiennement, etc.
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C’est lorsqu’on ignore les caractères propres qu’on doit se borner à observer les
caractères communs ; mais lorsqu’on peut connaître les caractères propres, il ne
faut pas négliger les autres mais on doit s’attacher également à ceux-ci. Pour cette
raison, à science égale, le médecin est plus efcace s’il est un ami que s’il est un
étranger11.
Le développement de Celse a pour objectif de combattre la secte médicale
des médecins méthodiques, mais aussi, comme le montre Philippe Mudry,
une forme de pratique médicale adoptée à Rome à la suite de l’arrivée de
decins grecs : le « médecin-ami » s’oppose au « médecin étranger12 ». Le
modèle de l’ami médecin, le medicus amicus, est romain.
lamitié et la relation thérapeutique (xvie-xviie siècle)
L’amitié est un lien social idéal à l’époque moderne. C’est une « affection
mutuelle, réciproque entre deux personnes à peu près d’égale condition »
selon la première édition du Dictionnaire de l’Académie (1694). La dénition
est proche de l’amitié parfaite d’Aristote qui fonde cette relation sur le temps
partagé et les « habitudes communes13 ». L’inuence ici évidente de la tradition
antique ne garantit pas l’adoption du modèle medicus amicus dans la pratique
dicale à la Renaissance, par contre, elle laisse entendre que ce modèle était
alors connu. Un fait conrmé par nombre d’auteurs de cette époque. À la n du
XVIe siècle, Laurent Joubert, un médecin, insiste sur la désidérabilité d’un lien
affectif entre médecin et malade, « ou s’ils n’ont eu auparavant connaissance
l’un de l’autre, soit de nom ou de fait : pour lors se doit contracter une étroite
amitié dedans leurs cœurs : autrement le malade n’aura à gré le secours du
decin, qui aussi de son côté ne s’y affectionnera pas14 ». La relation est ici
partie prenante de la thérapie. Un contemporain de Joubert, le savant Étienne
Pasquier, est plus explicite encore. Il avance la diversité des constitutions, des
habitudes et des environnements, reprenant sans le citer les arguments de
Celse, pour justier la nécessité pour le médecin de bien connaître le malade :
« il faudrait avoir mangé (comme on disait anciennement d’un amy) un muys
de sel avec lui15 ». Si le médecin doit être un ami, l’ami doit agir comme un
praticien. Pour Louis-Silverstre Sacy, l’auteur du Traité de l’amitié (1703), la
pratique du médecin s’impose comme une métaphore de l’amitié idéale :
Comme il cherche bien moins à plaire qu’à servir, il dit ce que souvent on ne
voudrait pas entendre. Il ne verse point de baume sur une plaie il faut mettre
le feu. Il proportionne ses remèdes aux maux qu’il veut guérir, et non aux vaines
répugnances du malade qu’il traite. Faut-il consoler un afigé, il est tendre et doux.
Faut-il retenir un emporté, il est ferme et sévère16.
Le médecin est ainsi dépeint comme celui qui ajuste son attitude aux besoins
du malade-ami, ayant à cœur les intérêts de ce dernier. Cette plasticité se
retrouve dans le contexte sentimental de la n du XVIIIe siècle où Marc-Antoine
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Petit insiste sur l’implication affective du médecin dans sa relation avec son
patient. Les soins donnés et le rôle joué par le médecin garantiraient son
attachement au malade. L’argument renvoie ainsi aux fondements de l’amitié
parfaite dont une des caractéristiques est la volonté de faire du bien à l’ami17.
Petit regrette que la réciproque soit si peu vraie. « Rien ne ressemble plus à
l’ingratitude des enfants, que celle des quelques malades guéris envers leur
bienfaiteur18 » écrit-il amèrement en leur reprochant la facilité avec laquelle ils
changent de médecin19. L’argument avancé pour inciter le patient à davantage
de délité est utilitaire. En cas de crise sanitaire, celui-ci sera très sollicité :
Appelé dans vingt endroits à la fois, sa première pensée doit être pour le plus
malheureux, ou pour le plus aimé : car, après le cri que jette l’humanité désolée, ce
que le cœur entend le mieux est la voix d’un ami20.
Les liens amicaux entre malades et médecins sont bien placés sous la
bannière de l’utilité. Le malade aurait intérêt à entretenir l’amitié du médecin an
de s’assurer les meilleurs services médicaux possibles, alors que l’intérêt
du médecin demeure économique21. Cette vision utilitariste de l’amitié dans
la relation thérapeutique se heurte au comportement idéal d’un ami en cas
de maladie : l’ami devait soutenir et aider nancièrement le malade22. Or, le
médecin, s’il peut se permettre d’être l’ami de ses malades, ne peut s’aventurer
jusqu’à les soutenir nancièrement….
C’est là une des tensions propres à la pratique de la médecine à cette
époque. Le médecin se trouve à cheval entre deux postures, celui de l’ami
dévoué faisant œuvre de charité et du boutiquier qui réclame le règlement
d’une facture. Soigner gratuitement était un cas de gure possible. Certains
diaristes, nous apprend Jean-François Viaud dans son étude sur l’Aquitaine
des XVIIe et XVIIIe siècles, laissent entendre que « le médecin est, sinon un
familier, tout au moins un professionnel qui, par amitié ou par respect, est prêt
à soigner gratuitement23 ». Tous ne sont pas assez aisés pour agir ainsi et le
hiatus entre l’attitude idéale de l’ami et ses intérêts économiques affecte la
perception de la gure du médecin. Jean Bernier critique en 1689 les médecins
enclins à la fausse amitié et à la atterie pour gagner une clientèle aisée :
Ils ont mis en œuvre […] tout ce qu’ils ont cru de les approcher des maîtres, jusques
à faire la cour aux portiers, aux cuisiniers, aux laquais. Toutes les habitudes et toutes
les amitiés leur sont bonnes, ils appellent être populaires, ce que les honnêtes gens
appellent faire le faquin avec les faquins24.
Il énonce ainsi une suspicion qui pèse sur le médecin depuis l’Antiquité,
celui d’être motivé par l’appât du gain25. Bernier est lui-même médecin un
médecin désargenté selon ses biographes - et il est symptomatique de la
nature fragmentée de la gure du médecin à cette époque qu’il critique ainsi
ouvertement ses collègues26. Rares sont ceux qui, comme Erasme, cherchent
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