1 Inauguration du Lycée Yves LEBORGNE, 3 mai 2014 Madame la Préfète de Région, Monsieur le Président du Conseil Régional, Monsieur le Recteur d’Académie, Monsieur le Maire de Sainte-Anne, Monsieur le Proviseur du Lycée Yves Leborgne, cher Christian Louis, Mesdames, Messieurs, Chers lycéennes et lycéens, Chers Amis, C’est un honneur et une émotion particulière que de participer à la dénomination de ce lycée qui est celui de ma commune et qui portera dorénavant le nom d’Yves Leborgne qui fut, comme certains ici le savent, mon ami et mon maître. Je voudrais dire pour commencer aux jeunes qui sont là, lycéennes et lycéens, qu’ils ont la chance de nommer ainsi leur lycée, et je suis assuré qu’il sauront le dire avec fierté. Yves Leborgne est né à quelques pas d’ici, à Bois Jolan, le 17 octobre 1927. 1927, c’est aussi l’année de naissance de Gabriel Garcia Marquez, de Gunther Grass, c’est l’année où a lieu à New York le quatrième congrès panafricain. On ne sait pas encore que la guerre et le fascisme viendront, le pétainisme, Sorin. 2 L’enfance, c’est la pauvreté dignement affrontée dans une famille où le père est paysan indépendant comme Leborgne le désigne lui-même. Père dont la mort précoce et tragique l’enleva à son affection. C’est le lent apprentissage du lien qu’il ne perdra jamais avec la terre et qui décida de son amour pour les paysans de son pays, les germinations, les floraisons. Sans cet amour-là, on tourne le dos à l’histoire de ce pays et à cette tradition avec laquelle rompre serait, selon lui, une trahison. Quand il parlait de Virgile, et des Géorgiques, c’était pour dire que Virgile le poète lui avait appris que trahir la terre, que trahir sa terre, c’était trahir ce pays et sa propre histoire qui depuis le marronage avait conduit jusqu’au temps où il vivait. Il disait des paysans qu’ils étaient ainsi les héritiers du courage des marrons. Rappelons-nous, 1927, c’est l’année de la mort d’Achille René-Boisneuf qui fut fils d’un esclave affanchi. L’esclavage n’est donc pas très loin dans les tracées de l’histoire de la Guadeloupe. Leborgne assumait cette nostalgie pour ce qu’il pensait être les beautés de la tradition. Il disait, les yeux encore écarquillés par les souvenirs d’enfance, le plaisir et l’admiration qu’il avait à regarder son grand-père, dressé sur ses étriers, faisant danser son cheval Pierrot. Je n’insiste pas ici pour seulement reprendre une part de sa propre enfance, mais pour marquer ce qui fut probablement une de ses premières et une de ses plus insistantes fidélités, la fidélité à la paysannerie et à la terre. Quiconque l’a aperçu loin des salles de cours et des tréteaux politiques, tenter de tirer quelque sève de la terre de Petit-Havre ou construire avec une infinie patience des murets de pierres sèches, l’aura aussitôt appris. Il faut savoir la rareté de cette époque. La rareté des livres, la difficulté d’accès à la lecture. La rareté et la joie d’avoir accès à un texte, à 3 quelques lignes volées à une revue, et à cette chance au lycée d’avoir, enfin, une bibliothèque, un programme. Son père avait appris des pages entières de Gil Blas de Santillane, et c’est ainsi qu’il rencontra Lesage, le premier auteur dont il aura lu un roman,—un grand roman picaresque. On voit comment nait la gourmandise, et sans doute cette promesse d’élévation et de culture qui décida de ses persévérances et de l’attention qu’il porta toujours aux humanités. Il quittera l’île en 1946, ayant obtenu le Brevet de Capacité Coloniale afin d’entreprendre ses études de Lettres et de Philosophie. Cet après guerre donna forme à un engagement politique dont on apercevait les prémices dans les oppositions lycéennes que le pays vivait tandis que l’idéologie pétainiste tissait ses filets. Alors que je lui demandais si son entrée en politique pouvait être dite ainsi d’enfance et de campagne, il me répondit sur un ton à la fois serein et désabusé : « oui. Je crois que je ne pouvais être d’un autre côté que celui que j’ai choisi. Il y a une cohérence, une logique, j’allais dire presqu’une fatalité de mon adhésion à un certain moment au Parti Communiste. Comme il y a une logique et une nécessité de ma rupture avec ce Parti. » Ainsi commença une participation longue et parfois mouvementée à la vie politique depuis la présidence de l’AGEG, la participation aux Assemblées mondiales de la jeunesse, le Front Antillo-Guyanais, le départ du Parti Communiste. Mais une biographie complète devra dire et expliquer. Une date pourtant mérite d’être gardée, car elle changea le cours de sa vie et participa à la construction de son identité. 1961, expulsion de la Guadeloupe de fonctionnaires au motif que leur présence était susceptible de trouble l’ordre public. Ordonnance née du 4 cerveau de Michel Debré, l’année précedente à propos des affaires algériennes. Ainsi soudain, en Guadeloupe comme en Martinique, il fallait partir, au loin, sans délai et sans recours. Ce qui fut un exil n’aura pas entamé l’homme et aura construit davantage sa fierté et son sens de l’honneur. Son engagement se renforça par la conscience de l’injustice et par la certitude que seule l’opposition lui permettrait d’obtenir ce qu’il souhaitait : le retour au pays natal. Il écrivait à Max Lancrerot, un de nos condisciples, depuis la Corse où il avait trouvé pourtant un chaleureux et amical accueil, ceci que je vous lis : « l’exil m’aura appris ces chemins hautains par où avancent l’orgueil d’un peuple, sa force, son triomphe ». Sur nos cahiers d’écolier nous avions inscrit cette phrase. Après avoir quitté la Corse, en 1967, pour Cannes, il comprit que pour retrouver les petits matins de son île, il faudrait autre chose qu’une protestation, que des interventions, que des pétitions. Il faudrait quelque chose qui dise la gravité de l’acte d’expulsion dont il avait été victime, quelque chose qui le mettrait, lui, aux limites de ce qui est possible, là où il est question de la mort et de sa nudité flagrante et décisive. Il n’y avait rien d’autre à opposer que cela, dans l’extrême gravité de l’acte. Le 22 novembre 1971, à Cannes où il enseignait, il commença dans sa classe de philosophie une grève de la faim qui dura 11 jours. Alors et seulement alors, il put revenir ici, à la Guadeloupe, reprendre sa tâche interrompue. J’ai devant les yeux son allure et ses mains, sa moustache lissée lentement du doigt et l’ironie de son sourire. Il parle. Ce qui a lieu chaque fois c’est cette exigence de présenter une pensée qui s’élabore et se risque devant ses élèves, à la fois dans la liberté et la rigueur. On reconnait dans cette façon de tenir le langage, non une 5 habileté mais une conquête chaque fois indispensable. Ainsi Yves Leborgne, professeur de philosophie, soumettait à sa propre raison et à celle de ses jeunes élèves l’expérience qu’il faisait devant eux de sa pensée. Et il transmettait ainsi non simplement des contenus mais ce qui était plus essentiel et qui décide du reste: il transmettait une attitude. Celle qui permet d’affronter des problèmes ou des situations qui nous sont inédites. Eduquer, c’est donc inscrire l’homme en l’enfant, le citoyen libre dans l’homme, et ce n’est possible que si l’on accepte de penser que la liberté implique que nous soumettions le jugement, tous les jugements, y compris les nôtres, à l’examen et au consentement de la raison. L’enfant, l’adolescent doit donc apprendre la liberté, et Leborgne pensait qu’il y avait là une tâche difficile et noble qui tourne le dos à l’obéissance servile, craintive, automatique, qui applique sans rien examiner. Le devoir de l’élève est d’apprendre. C’est, pour ainsi dire, son métier. Le devoir de Leborgne c’était la sévérité et l’attention affectueuse, la vigilance sourcilleuse et l’ironie qui éveille et retient, l’impossibilité finalement de s’enfuir devant la sommation d’étudier. Dans une conférence pour la Mutuelle Générale de l’Education nationale, Leborgne appelant qu’une vaillance nouvelle porte aux études citait Césaire et son Roi Christophe : « Plus de travail, plus d’enthousiasme, écrit Césaire, un pas, un autre pas et tenir gagné chaque pas. C’est d’une retombée jamais vue que je parle, Messieurs, et malheur à celui dont le pied flanche. » C’est cette remontée qui le guida donc ensuite et encore, à l’Ecole Normale de Cayenne en 1982, et enfin de de 1986 à 1993, à la direction du CRDP à Fort-de-France. 6 Dans ce lycée qui porte maintenant son nom, je voudrais enfin dire ces deux leçons que Leborgne enseignait. Non par cette parole maîtrisée qui était la sienne mais par l’exercice quotidien et, pour ainsi dire, presque silencieux : l’amitié et l’hospitalité. Ce sont deux vertus, plus rares qu’on ne le dit car elles nous demandent davantage qu’on ne le croit. Dans notre pays tel qu’il est, Leborgne nous invitait à y réfléchir. L’amitié est bien cette disposition de l’âme qui conduit sans calcul dans la proximité incessante de l’autre. A Petit-Havre, il écoutait inlassablement avec cette patience jamais ennuyée, cette fidélité de l’affection jamais démentie. Ensuite, il débrouillait le propos, formulait un diagnostic, souriait d’une prophétie qu’il avançait lui-même. Jamais je ne l’ai surpris jetant un œil craintif sur sa montre. Tout se passait comme si l’amitié disposait du temps, comme si les heures devaient alors se mesurer à une autre aune. Nous arrivions n’importe quand, à n’importe quelle heure et nous étions attendus. « Voilà, je t’attendais, viens le punch est servi ! ». Et c’était vrai, parce que l’amitié c’est en effet cela, cette disponibilité qui nous installe pour ainsi dire en retrait de l’autre, en son attente. L’ami, celui qui attend. Et dans cette attente, il y a la certitude que ce qui se passe d’essentiel est alors là parmi nous, dans ce dialogue où le secret peu à peu s’appauvrit pour laisser place à la richesse lentement venue de la confiance et de l’estime. La seconde leçon de Leborgne est bien le devoir d’hospitalité. Et le rappeler est heureux quand tant de signes nous répètent, la terrible difficulté à accueillir l’Etranger. Vertu plus rare encore que l’amitié et sans doute plus haute. L’amitié est offerte en effet à ceux qu’on aime 7 par une sorte d’inclination et d’attirance qui nous dispense du premier effort. L’Hospitalité commence, elle, quand nous ne sommes pas contraints, quand aucune connivence ne précède, quand recevoir est ainsi absolument gratuit. Aristote, dont l’école s’appelait le Lycée, nous enseignait que l’hospitalité est un complément de la générosité et qu’elle est grandeur de la vertu. Voilà ce par quoi je voulais vous quitter. Il n’y avait pas meilleur lieu qu’un Lycée pour parler de ces choses, et de cet homme, Yves Leborgne, l’hospitalier. Daniel Maragnès 3 mai 2014 8