Toujours trop de médecine ?

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ÉDITORIAL
Toujours trop
de médecine ?
éditorial
Jean-Pierre Vallée
Rédacteur en chef
de Médecine
jeanpierre.vallee38
@sfr.fr
Mots clés : médecine
générale ; relations
médecin-malade
[General Practice;
Physician-Patient
Relations]
Prévention : une « quatrième »
dimension à ne pas oublier...
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 04/06/2017.
Prévention primaire, secondaire et, plus rarement, tertiaire répondent à des concepts bien
connus. Celui de prévention quaternaire développé dans ce même numéro par Marc Jamoulle,
médecin généraliste belge, et ses amis d’Amérique du Sud [1], l’est moins. Il a précédé un mouvement qui s’amplifie depuis les années 2000
dans la littérature anglo-saxonne, le Less is More
du JAMA Internal Medicine américain [3] – moins
(de médecine), c’est mieux (pour nos patients) –
ou le Too much Medicine du BMJ britannique
[4, 5], dont les articles sortent souvent dans la
revue de presse... Cette interrogation éthique
concerne tout particulièrement la relation
médecin-patient 1 : « Nous sommes tous des malades au stade I si le stade I est celui qui définit
l’absence de symptômes pour une affection prédictible. Les médecins décident que tel ou tel patient est diabétique, hypertendu ou hyperlipémique en fonction de seuils statistiques, donc
calculés sur des populations, mais inadéquatement appliqués à une personne unique et dont les
valeurs sont fixées le plus bas possible dans une
atmosphère de corruption institutionnelle » [6].
DOI : 10.1684/med.2014.1047
Une médecine « dangereuse
pour la santé » ?
Voilà qui nous ramène abruptement aux différentes « affaires » : « alors même que les enjeux
aussi bien en termes éthiques que sanitaires sont
colossaux, alors même que cette partie de l’organisation du système de santé en est une des clés,
nous avons laissé les acteurs les p lus
1. Vieille interrogation si l’on veut bien relire ce grand classique qu’est Knock
ou le triomphe de la médecine, 1923, alors que l’époque voyait l’émergence
en Europe de la publicité toute-puissante venue des USA (on devait bien sûr
parler de « réclame »...).
4 MÉDECINE janvier 2014
entreprenants – l’industrie pharmaceutique – mettre la main avec les moyens appropriés sur le
transfert de l’information thérapeutique » [7]. Audelà du médicament et de son marché, c’est toute
notre médecine qui est en question : depuis un
demi-siècle, des situations asymptomatiques
sont devenues des « risques », ceux-ci des maladies à traiter, certains objets de dépistage systématique, la traque du « plus petit cancer » en étant
l’exemple abouti. L’hypertension et l’hypercholestérolémie, le diabète de type 2, voire le simple
excès de poids, sont devenus des motifs de
consultation fréquents, au nom du « prévenir vaut
mieux que guérir », pour le meilleur et pour le
pire... À tel point que sur-diagnostic et sur-traitement devraient être deux obsessions médicales,
perdues entre judiciarisation potentielle et sur utilisation technologique. « La médecine peut être
dangereuse pour la santé et ceci depuis la relation
médecin malade individuelle jusqu’aux campagnes de masse sur des millions d’individus. Entre
la prescription d’une benzodiazépine chez un patient en deuil et l’achat de millions de doses de
vaccins inutiles, ce n’est qu’une question
d’échelle dans la quantité d’erreur. Qualitativement il n’y a pas de différence » [6]. Ce sont ces
risques de sur-médicalisation, pour le patient et
pour la société, que dénoncent de nombreuses
études [7] ; pas seulement celui des faux positifs,
en général (pas toujours), éliminé par les examens
complémentaires, mais surtout les conséquences
néfastes pour la santé et l’équilibre psychique,
comportemental et social d’un étiquetage abusif
de « malade » à la suite de ces interventions.
Vision terriblement pessimiste
de la médecine ?
C’est ce qui fait que la relation médecin-patient
est si particulière : une rencontre – pour ce qui
nous concerne, nous généralistes, caractérisée
par la répétition dans le temps et l’empathie – où
l’indispensable relation de confiance est marquée
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pour le patient comme pour le médecin du sceau
de l’ambiguïté, entre la connaissance et la certitude d’une part, ses exacts contraires de l’autre :
il est difficile au patient d’envisager le doute chez
son médecin, difficile au médecin d’admettre, encore plus de dire, qu’il travaille dans l’incertain :
« chacun joue souvent à cacher à l’autre son incertitude et son angoisse » [6]. Vision pessimiste
de la pratique et de la complexité des rapports
entre les deux protagonistes ? Elle montre en
tout cas qu’il est impératif pour le médecin, théoriquement mieux formé à cet usage, de discriminer la valeur de l’information médicale qu’il utilise
et gérer au mieux l’approche statistique, celle de
la médecine factuelle, pour prendre une décision
pour laquelle le malade aura toujours le dernier
mot... « De la médecine factuelle à nos pratiques » implique cette incertitude et la valeur très
relative de toute « preuve » dans ce domaine.
« Il n'y a pas de preuves
suggérant que... »
Selon R. Scott Braithwaite, médecin de santé
publique new-yorkais, c’est probablement l’expression la plus dangereuse de la médecine factuelle, tant elle peut mener à des conclusions
fausses pour la décision : « il n’existe pas de preuves suggérant que regarder des deux côtés avant
de traverser une rue réduit le nombre de décès de
piétons par rapport à ne pas le faire » [8]. Techniquement imparable, mais pratiquement imbécile !
Un obstétricien et un médecin de santé publique
britanniques avaient ainsi parodié les excès d’une
EBM réduite à sa valeur statistique à propos du
risque mortel d’un saut en parachute... sans parachute. L’efficacité du parachute n’ayant pas fait
l’objet d’une évaluation rigoureuse au moyen d’essais randomisés, ils proposaient que les partisans
de l’EBM opposés à l’adoption de traitements évalués « seulement » par l’observation « organisent
et participent à un essai randomisé, contrôlé et en
double aveugle contre placebo, du parachute »
[9]... Ne pas intervenir si « aucune preuve ne suggère que » est logique si cela implique un risque
ou engage des coûts importants ; mais intervenir a
du sens dans le cas inverse, si l’expérience suggère son intérêt... Braithwaite propose donc d’oublier ce (mauvais) avatar de l’EBM, sans intérêt au
quotidien, et de le remplacer par des propositions
plus claires pour la prise de décision, pouvant aider
au partage avec le patient :
– il a été démontré qu’il n’y avait aucun avantage
à... : option à écarter ;
– les preuves scientifiques ne sont pas concluantes et nous ne savons pas ce qui est le mieux :
option à éviter, sauf si les risques dépassent les
avantages chez certains patients mais pas les autres : cas particulier à peser soigneusement ;
– les preuves scientifiques ne sont pas concluantes, mais mon expérience (ou d’autres...) suggère que c’est utile : option à envisager...
Ce n’est pas nécessairement « confortable » au
jour le jour, mais le respect mutuel entre le patient et son médecin que cela implique est le fil
rouge de notre réflexion dans Médecine.
Dixième année pour Médecine, tout un symbole !
Merci aux abonnés fidèles de la première heure,
merci à ceux qui les rejoignent, merci à Gilles
Cahn, notre éditeur, et à ses collaborateurs, pour
leur soutien fidèle. Que 2014 vous apporte au
mieux ce que vous en souhaitez !
Références :
1. Jamoulle M, Bernstein J, Pizzanelli Báez M, Da Silva A, Wagner H. Un test improbable : la connaissance de quelques uns contre le doute de la plupart... Internationalisation du
concept de prévention quaternaire. Médecine. 2014;10:24-7.
2. Moynihan R, Heneghan C, Godlee F. Too Much Medicine: from evidence to action. BMJ. 2013;347:f7141.
3. Moynihan R, Glasziou P, Woloshin S, Schwartz L, Santa J, Godlee F. Winding back the harms of too much medicine. BMJ. 2013;346:f1271.
4. Redberg R, Katz M, Grady D. Diagnostic Tests: Another Frontier for Less Is More Or Why Talking to Your Patient Is a Safe and Effective Method of Reassurance. Arch Intern Med.
2011;171:619.
5. Boissel JP. Médiator® ou les deux défaites de la pensée. Médecine. 2011;7:199-201.
6. Jamoulle M. Prévention quaternaire et limites en médecine. Pratiques. 2012;octobre.
7. Gallois P. Sur-diagnostic : une sur-médicalisation à risque pour le patient et la société. Médecine. 2013;9:340-2.
8. Braithwaite RS. EBM’s Six Dangerous Words. JAMA. 2013;310:2149-50.
9. Smith GCS, Pell JP. Parachute use to prevent death and major trauma related to gravitational challenge: systematic review of randomised controlled trials. BMJ. 327:1459-61.
MÉDECINE janvier 2014 5
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