CONCLUSION De l`information aux sciences de la communication

Dominique Wolton
Directeur
de la revue « Hermès »
Directeur
de
VInstitut
des
sciences
de la
communication
du
CNRS
CONCLUSION
De
l'information
aux
sciences de la
communication
Les
origines des sciences de la communication, on le voit
dans
ce numéro, sont multiples. Et
encore
celui comporte-t-il des lacunes, une profondeur historique limitée et pas assez de compara-
tisme.
C'est en fait le comparatisme qui permettrait, au mieux, de percevoir la diversité, et la richesse
de ces
sciences,
les
plus
récentes, venant à la suite, au
XXE
siècle,
des sciences de l'ingénieur,
puis
de
celles
du vivant et de l'environnement.
Les
sciences de la communication sont en réalité le symbole du début de ce
siècle
: comment
vivre ensemble, ou plutôt cohabiter
dans
un monde ouvert, fini où
l'autre
est omniprésent, et
pour-
tant si différent et incontournable ? La question de la communication, c'est-à-dire de «
l'autre
»,
avec
l'obligation et la difficulté de la cohabitation est bien au cœur des défis nouveaux. Avec ce
risque de renversement inouï
dans
l'histoire : l'information et la communication qui furent depuis
trois
siècles
des valeurs d'émancipation ne risquent-elles pas, au contraire,
dans
un monde ouvert de
devenir un facteur de guerre, faute de pouvoir supporter cette présence de l'autre, si différent de soi ?
Malgré
la dévalorisation théorique
dont
elle fut
trop
longtemps l'objet, la communication est
une des grandes questions de ce
siècle.
L'impensé d'un monde que l'on a voulu sans cesse
plus
ouvert, sans voir qu'il amplifiait la question qui est déjà au cœur de toute l'histoire humaine, à
savoir
celle
de la cohabitation, toujours
difficile,
entre des hommes et des cultures différentes.
Comment vivre, de manière pacifique, avec ce voisin qui ne me ressemble pas, de
plus
en
plus
mon égal, que je ne peux
plus
éliminer, et avec lequel il va falloir cohabiter ? Comment revalo-
riser
l'identité, condition indispensable de la communication, sans favoriser
pour
autant
tous les
irrédentismes identitaires ?
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189
Dominique Wolton
C'est en
cela,
au-delà de la technique et de l'économie, que la question de la communication est
avant tout une
question
politique. C'est d'ailleurs finalement ce qui émerge de ce début de travail
d'anthropologie de la connaissance, qui appelle
d'autres
travaux, en France,
dans
les pays franco-
phones et tous les autres.
Cet
éclairage sur l'émergence de la problématique de la communication montre l'extrême diver-
sité
de ce qui sera toujours des sciences
interdisciplinaires.
C'est d'ailleurs probablement le caractère
composite,
hétérogène, souvent peu noble et valorisé de ces questions, qui explique en bonne partie
la
faible légitimité
dont
elle fut la victime, jusqu'à une date récente.
Comme
dans
toute l'histoire des sciences,
cela
a commencé par de l'interdisciplinarité c'est-à-
dire fondamentalement de « l'indiscipline ». Seuls des esprits originaux, en marge ou rebelles,
s'occupaient de questions comme l'information et la communication qui n'intéressaient personne
et
ne semblaient guère porteuses d'avenir. En outre, qu'il s'agisse de littérature, théâtre, cinéma,
enseignement, psychologie sociale, médias... ceux qui s'y intéressaient étaient eux-mêmes telle-
ment hétérogènes qu'ils n'avaient pas toujours le même langage
pour
échanger entre eux. Certains
étaient ingénieurs,
d'autres
fonctionnaires, journalistes, universitaires, militaires, militants. C'est
donc « l'incommunication » des pères fondateurs, liée à l'hétérogénéité des sources et des origines
de cette question qui explique, en partie, la faible légitimité qui entoure l'émergence de la
problématique.
Ceci
dit, on retrouve toujours quelques points communs chez ces fondateurs. D'abord des esprits
critiques et indépendants qui souhaitent changer la société et les hommes. Un grand intérêt
pour
les
techniques, sans
pour
autant
tomber
dans
l'idéologie technique qui dominera à partir des années
1980.
Une volonté de lier progrès technique et projet
social.
Des militants et des politiques. Avec en
filigrane
une réflexion plutôt favorable sur l'émergence de la société de masse
dans
les années
i960.
Un hommage spécifique devra un jour être
rendu
à
Georges
Friedmann,
philosophe et sociologue fran-
çais,
qui après avoir créé la sociologie industrielle
dans
les années
1946-1960
avec Alain Touraine,
Michel
Crozier et tant
d'autres,
crée également le Centre de recherche sur la communication de masse
en
i960,
avec Edgar Morin, Roland Barthes et Olivier Burgelin. C'est eux qui introduisent au
CNRS,
la
recherche sur les médias de masse, avec cette volonté de faire le lien entre ce qui était perçu comme
une double chance d'émancipation : la société et la communication de masse.
Contraste réel avec l'émergence des NTIC
dans
les années
1980-1990
qui se fera, au contraire,
contre le thème de la société de masse, condamnée
pour
son égalitarisme, au profit de tout ce qui
sera individuel. Et qui verra
dans
Internet le symbole de « l'intelligence » d'un individu libre,
contre le troupeau
passif
et manipulé du grand public de la télévision. Dans les années
i960,
il y a
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Conclusion
: de
Vinformation
aux
sciences
de la
communication
tout de suite le souhait d'utiliser les techniques
pour
un projet politique
social
ou culturel. La
culture est d'ailleurs omniprésente chez ses jeunes fondateurs. Ils ne craignent pas la perte de la
culture d'élite - contrairement aux années 1990
pendant
lesquelles cette crainte sera exagérée. La
plus
grande partie
d'entre
eux, quelle que soit leur discipline d'origine, se pose la question de savoir
comment
aider à faire émerger une culture de masse de qualité. D'ailleurs à l'époque, on parle
souvent de « communication sociale » voire de « communication populaire » ce qui atteste la
volonté de lier la communication à un projet de
société.
Et
ceci
quelles que soient les opinions poli-
tiques de droite ou de gauche de ces auteurs. La société d'alors n'a pas encore été gagnée par l'indi-
vidualisme
d'aujourd'hui,
et les inégalités culturelles sont combattues au nom de la société de
masse,
qui
depuis
la guerre était considérée comme un progrès. En tout cas une chance à saisir, et où
l'on pourrait remarquer l'engagement des intellectuels. On voit comment le contexte a changé...
Rares
sont ceux aujourd'hui qui pensent
d'abord
par
rapport
à une responsabilité sociétale et
collec-
tive.
Les lourdeurs de la société de masse, les possibilités de l'individualisme, le progrès technique
et
l'enrichissement partiel, ont « démonétisé » la question d'un projet
pour
la société de masse qui
était
animée de valeurs égalitaires et d'émancipation
dans
les années
i960.
Et
aujourd'hui,
justement
? C'est presque le contraire. La technique domine avec ses réalisations
inouïes,
la vitesse des changements, les coûts en diminution, un usage de
plus
en
plus
vaste et
plus
populaire. La banalisation et la marchandisation réussie semblent être la réponse à toutes les questions
politiques
d'hier.
Les usages populaires comme moyen d'éliminer ou de dépasser une problématique
politique. C'est d'ailleurs le lien
technique-économie
qui domine. Le progrès va tellement vite, et les
marchés sont tellement au rendez-vous, que l'adaptation des usages aux techniques devient synonyme
de projet politique
!
Pourquoi se poser des questions si les individus s'enthousiasment librement
pour
toutes les techniques de communication et leurs interconnexions ? Le marché comme substitut de la
politique, ou plutôt comme déplacement de la question politique. Et comme tous les milieux sociaux
et
toutes les classes d'âges se convertissent progressivement aux
NTIC,
tout semble aller
dans
le bon
sens.
D'où la prédominance de l'idéologie technique et l'absence de projet politique en dehors
d'une
petite frange
d'auteurs
critiques.
Si
les budgets de communication sont les budgets les
plus
en expansion chez les ménages
depuis
vingt ans, n'est-ce pas la preuve de l'adéquation entre technique, économie et société ? L'adaptation
comme
seul projet politique. Quant à la culture, c'est là encore
celle
des usages qui domine. La culture
des NTIC a tout envahi, symbole de la modernité et de l'ouverture. Très peu de culture critique,
d'autant
qu'il y a toujours le souvenir que, parmi les premiers fondateurs d'Internet, il y avait beau-
coup de libertaires qui souhaitaient, par les réseaux, subvertir le marché capitaliste et la démocratie
formelle.
Un peu d'ailleurs comme ce qu'il s'est passé au début de la radio et de la télévision
dont
on
supposait qu'elles allaient changer la
société.
Flotte encore autour des TIC un parfum de subversion,
de critique et d'émancipation qui semble, en tout
cas,
dévaluer encore
plus
les médias de masse et valo-
riser
les services interactifs individualisés. Par le sacre de la demande et de l'individu, n'y a-t-il pas la
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Dominique Wolton
preuve
d'une
émancipation par les TIC ? Et la manière
dont
les altermondialistes se sont saisi de ces
techniques depuis une dizaine d'années, confirme le sentiment
d'une
adéquation entre les nouvelles
techniques de l'information et l'émancipation politique,
sociale
et culturelle.
Rarement,
dans
l'histoire des techniques, aura-t-on constaté un lien aussi direct entre usage, tech-
nique, économie, politique, projet et critique. Rarement des techniques
n'auront
été
autant
investies
positivement, avec aussi peu
d'esprit
critique. La preuve ? Toute critique est considérée comme de la
«
technophobie ». Et comme beaucoup
d'individus,
notamment jeunes, éprouvent une légitime fierté
à
se servir de cet outil
pour
s'émanciper et à exprimer leurs opinions
dans
les blogs et forums, on en
arrive à un quasi-consensus. Des
plus
sceptiques à l'égard de la société de consommation, aux vendeurs
les
plus
acharnés, tout le monde voit
dans
l'emprise croissante des techniques de communication et
du multi-branchement une des manifestations les
plus
visibles de l'émancipation de l'homme.
Un exemple ? La quasi-absence de critiques contre l'idéologie sécuritaire qui envahit progressi-
vement nos sociétés et qui trouve
dans
les systèmes d'information toutes les traçabilités nécessaires à
la
surveillance des individus. Et même si
cela
menace une bonne partie des libertés politiques, privées
ou publiques, qui ne furent reconnues qu'après tant de
siècles
de luttes...
Dans aucun autre domaine d'activité la technique n'a été investie
d'une
telle capacité à changer
l'homme et la
société.
Bien
r les problèmes et les contradictions sont devant nous, mais
pour
le
moment, c'est l'euphorie.
Avec
le sentiment que là au moins il y a « un progrès ». Pourquoi pas
?
C'est
évidemment la redécouverte de l'incommunication qui progressivement obligera à un retour critique.
Pour l'instant c'est donc l'euphorie. Un symbole ? Le mot « communication » a
perdu
son sens
normal. On ne parle que d'information ou de « systèmes d'information ». Nous sommes fascinés par
la
capacité à
produire
et distribuer un nombre sans
cesse
croissant d'informations, et persuadés que la
communication est au bout des tuyaux et des systèmes.
Hier information et communication étaient synonymes. Aujourd'hui avec le progrès technique,
l'élévation du niveau de vie et d'éducation, l'information l'emporte sur la communication. Pourtant
entre les deux, émerge le
récepteur
de
plus
en
plus
critique et
dont
on a sous-estimé depuis un demi-
siècle,
la complexité. En réalité, cette complexité de la communication évacuée au fur et à mesure du
changement technique ressurgit par le biais de la résistance
trop
oubliée de ce récepteur. Celui-ci
négocie,
refuse, se débranche... en tous cas, n'est
plus
en ligne. Entre la révolution de l'information
et
la résurgence de la complexité de la communication surgit donc la figure inattendue du récepteur.
Le
récepteur, comme retour
d'une
complexité
dont
on aurait rêvé, qu'elle soit réduite ou diminuée par
le
progrès technique. Le retour de l'homme, là où la technique devait en simplifier la complexité.
Un
demi-siècle :
quatre
tournants
théoriques
Depuis les années
i960,
l'histoire de la communication a été marquée par une emprise croissante
de la technique, de l'économie et de la problématique des usages. Au point que les questions des
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Conclusion
: de
l'information
aux
sciences
de la
communication
années
1950-1960
- les techniques, et la communication, au service de quel projet politique, social
ou culturel - sont devenues progressivement des questions centrées sur l'adaptation. Non pas
comment adapter les techniques à un projet, mais quel projet
social,
culturel, élaborer à partir de ces
techniques. La modernisation comme horizon. Au point que,
depuis
une génération, il est préférable
de ne pas mettre en cause le bien-fondé de ces techniques,
surtout
depuis
qu'elles sont individualisées.
Celui
qui interroge, ou critique, doit se justifier de n'être pas conservateur ou technophobe.
L'usage
est
devenu
le
projet. L'adaptabilité la valeur. D'ailleurs, en France, jusque vers
2005
le discours
dominant était « comment rattraper le retard ? ». Toute l'histoire technique, liée hier à une problé-
matique du service public, est devenue
celle
d'un horizon commercial, avec la condamnation d'un
peuple « frileux » à l'égard des nouvelles technologies. Le Français était supposé incapable de
s'adapter
à l'ordinateur et à Internet, même si le succès du minitel montrait le contraire. Aujourd'hui,
où la France est
dans
le peloton de tête des équipements et des usages, on a oublié cette obsession à
vouloir rattraper un
prétendu
« retard », brandi comme la preuve de l'anti-modernité française. En
réalité,
comme toutes les vieilles cultures, il y avait un temps de latence. Aujourd'hui,
plus
que jamais
la
question n'est
plus
l'équipement et l'usage, mais
celle
du projet. Tout
cela
pour
quel projet de
société
?
En
dehors des chercheurs liés aux NTIC et aux sciences sociales, les autres disciplines ont
continué des débats liés à la linguistique et aux sciences cognitives. L'entrée à partir des années 1970
des sciences de l'information et de la communication
dans
l'université, avec la création de la
71e
section, a accentué une sorte de séparation entre ceux qui s'intéressaient à la problématique des
médias et des nouvelles technologies, et ceux qui poursuivaient des problématiques
plus
tradition-
nelles.
Les deux mondes ne se sont guère rapprochés jusqu'au début des années
2000.
Dans une approche
plus
classique, du langage, de la
sémiologie,
de la littérature, de la philosophie,
puis
des sciences cognitives, on
peut
distinguer, en simplifiant,
quatre
étapes
qui finalement seront un
atout théorique
pour
les sciences de la communication de demain. Car là est sans
doute
l'apport
de ces
sciences
naissantes
:
rapprocher et féconder des regards différents sur l'information et la communication.
Au fond, l'émergence des sciences de la communication, auxquelles
Kermès
contribue, ainsi que
l'Université et toutes les politiques du CNRS
depuis
trente ans, jusqu'à la création de l'Institut des
sciences
de la communication du
CNRS,
illustre ce mouvement de rapprochement et de coopération
entre des approches différentes, finalement complémentaires, de la question de l'information et de la
communication.
On constate ainsi la légitimité croissante
d'une
problématique autour du mot « communication »,
entendu comme le lien entre relation, incommunication et cohabitation, même si,
pendant
un demi-
siècle,
ce mot fut largement sous-évalué,
pour
ne pas dire dévalorisé. Le mot « information » avait une
certaine valeur, de la presse aux
NTIC,
alors que le mot « communication » était symbole de toutes
les
dérives marchandes et manipulatrices.
C'est la découverte qu'il ne suffit pas qu'il y ait beaucoup d'informations
pour
créer davantage de
communication qui a facilité la prise de conscience de la complexité théorique de la communication.
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