Pierre-Noël Giraud, La Mondialisation. Emergences et Fragmentations, Editions Sciences Humaines, Petite
bibliothèque de Sciences Humaines, 2008
Economie politique de la mondialisation
A l'heure des bilans, la mondialisation semble bien moins unificatrice qu'on ne la présente généralement.
« Tout changement important de politique économique est toujours précédé d'une victoire dans le champ
intellectuel » (p. 17) : cette remarque, faites à propos de l'histoire de la mondialisation, résume bien l'ambition
et la portée du livre très particulier que Pierre-Noël Giraud consacre à la mondialisation. A un moment la
crise économique pose des questions économiques plus pressantes que jamais, cet ouvrage court se présente à la
fois comme un bilan et comme un ensemble de propositions politiques. Pédagogique, vulgarisateur dans le
meilleur sens du terme, ce petit livre relève clairement de l'économie politique dans ce qu'elle a de plus
intéressant : une pensée scientifique de qualité mise au service de la décision politique.
A quel type d'ouvrage a-t-on affaire ? Ce n'est ni vraiment le résultat d'une recherche économique particulière,
ni vraiment un manuel présentant les différentes approches de la mondialisation. S'il fallait absolument le
classer, sans doute faudrait-il le mettre dans la catégorie des « anti-manuels » : Pierre-Noël Giraud présente de
façon très claire différentes théories, recherches et débats portant sur la mondialisation. L'élève de terminale ES
ou l'étudiant en économie en apprendra plus dans ces quelques 160 pages que dans bien des manuels beaucoup
plus épais. Mais pour autant, l'objectif n'est pas ici l'exhaustivité : s'il s'agit bien d'un résumé de différentes
approches, en particuliers des travaux précédents de l'auteur (En particulier L'inégalité du monde, Folio actuel,
1996, et Le commerce des promesses, Seuil, 2001 (édition revue et augmentée prévue en 2009)), c'est un
résumé raisonné, au service d'un propos précis, d'une véritable thèse. L'élève ou l'étudiant y trouvera donc
également un exemple frappant de ce que peut être une bonne réflexion économique.
Cette thèse est assez simple à formuler, bien que légèrement contre-intuitive : alors que libéraux et
altermondialistes voient généralement la mondialisation comme un mouvement d'unification du monde (entre
les économies, les peuples, les individus, les cultures, etc.) pour le meilleur ou pour le pire, Pierre-Noël Giraud
soutient qu'elle produit des fragmentations (entre les économies, les peuples, les individus, etc.). Pour autant, il
n'y a pas de raison de réclamer une sortie de la mondialisation ou simplement une transformation radicale du
sens de celle-ci ce qui constitue les deux attitudes de l'altermondialisme. Il est simplement nécessaire que le
politique prenne acte de ces transformations et les intègrent dans ses décisions. Pour cela, il faut d'abord une
transformation dans le champ intellectuel : c'est ce à quoi s'emploie l'ouvrage en dressant le bilan de la
mondialisation.
Un bilan de la mondialisation et de ses débats
L'ouvrage s'ouvre sur un bilan général de l'état de la mondialisation, c'est-à-dire de l'avancée de celle-ci en tant
que processus (chap. 1 et 2). Il faut reconnaître que c'est la partie « faible » de l'ouvrage, non qu'elle soit
inintéressante, loin de là, pour celui qui découvre ces questions, mais simplement qu'elle s'en tient à des
considérations assez générales. En témoigne le premier chapitre Pierre-Noël Giraud résume les deux récits
possibles de la mondialisation, un récit d'inspiration libérale qui met l'accent sur l'efficacité économique de
l'ouverture économique, l'autre qui souligne la déstabilisation de la « croissance sociale démocrate auto-
centrée » (p. 24-27) à partir des années 80. On s'en tient malheureusement à une juxtaposition des deux, sans
volonté de trancher ni même de dépasser ces deux présentations. Pierre-Noël Giraud nous promet bien que
« nous en écrirons certainement un troisième » (p. 29) lorsque le processus sera parvenu à son terme, mais cela
nous est de peu de secours pour la situation présente.
De même, « l'état actuel du processus de mondialisation » (chap. 2) n'apporte rien de bien nouveau : détaillant
en quelques pages l'ouverture commerciale, les globalisations numériques et financières et la compétition
internationale entre entreprises, cette partie dresse un bilan certes synthétique mais sans surprise, concluant que
le processus n'est pas réversible. Le rôle de l'Etat est toutefois souligné avec une grande justesse : une économie
véritablement mondiale exigerait une libre-circulation des hommes un point trop souvent passé sous silence
par certains apologues de la mondialisation et ce sont les prérogatives des Etats en la matière qui sont ici
l'obstacle principal, ce qui met l'accent d'une façon plus générale sur la construction politique de la
mondialisation. Le thème de l'immigration reviendra d'ailleurs plusieurs fois dans l'ouvrage, Pierre-Noël Giraud
soulignant la nécessité d'accepter tout immigré trouvant un emploi, sans créer de sous-travailleurs par le refus
de l'octroi de papier ni compter sur une immigration « choisie » par un Etat central dont l'efficacité en la
matière ne peut qu'être douteuse.
2. Une question centrale : la mondialisation et les inégalités
Ces premiers jalons posés, Pierre-Noël Giraud rentre alors dans le vif du sujet et analyse plus en détail la
mondialisation. On quitte alors l'exposé proprement pédagogique pour se confronter à la pensée d'un grand
économiste, sans que la clarté du propos en souffre de quelque manière : le bilan de la mondialisation se fait
thèse et discussion. L'ouvrage affronte trois grandes questions concernant la mondialisation : ses conséquences
sur les inégalités, le rôle de la finance, la problématique du développement durable.
Les inégalités sont de toute évidence la question la plus traitée et celle qui préoccupe le plus Pierre-Noël
Giraud. La mondialisation a eu, selon les enquêtes qu'il mobilise, des effets positifs et négatifs en la matière.
Positifs : elle a réduit les inégalités. Négatifs : elle a accru les inégalités. Paradoxal ? Non, car il ne s'agit jamais
tout à fait des mêmes inégalités. Les premières sont les inégalités sociales : la mondialisation a permis à un
grand nombre de personne de s'engager « de façon probablement irréversible dans un processus de rattrapage
des riches » (p. 8), exception faite du « milliard du bas », expression reprise à Paul Collier (Collier Paul, The
Bottom Billion, Oxford University Press, 2008), qui désigne le milliard d'individu encore condamné à une
extrême pauvreté. Les secondes, qui, par la mondialisation, succèdent historiquement aux premières, sont des
inégalités entre territoires. Pierre-Noël Giraud distingue les acteurs sédentaires des acteurs nomades : si les
premiers sont attachés à un territoire précis, les autres grandes firmes, travailleurs internationaux sont
susceptibles de se déplacer d'un territoire à l'autre, de telle sorte que les écarts se creusent entre entre les pays
riches et certains pays asiatiques, attractifs, et des zones moins attractives comme l'Afrique, l'Amérique latine
ou le Moyen-Orient. Le même phénomène se rencontre à l'intérieur des pays, entre des régions insérés dans la
mondialisation et d'autres qui en sont exclues, entraînant une augmentation des inégalités (voir Des lieux et des
liens, de Pierre Veltz). Ce phénomène, particulièrement marqué en Inde et en Chine, se retrouve dans tous les
pays qui participent à la mondialisation.
La question des inégalités entre nations, et donc entre territoire, occupe les chapitres 4 à 7 (p. 61-121), soit près
de la moitié de l'ouvrage. Après une présentation générale (chap. 4), l'analyse se porte plus précisément sur
différentes aires géographiques et économiques : Asie, pays riches, Afrique (l'Amérique latine n'est pas traitée,
et c'est regrettable). C'est ici que Pierre-Noël Giraud développe l'essentiel de sa thèse de la mondialisation
comme fragmentation.
Reprenant les thèses ricardiennes relatives au libre-échange, l'auteur rappelle que celles-ci se placent dans un
cadre dynamique : si le principe des avantages comparatifs montre bien que, à un moment donné (en statique)
l'ouverture commerciale est profitable à tous, David Ricardo insistait surtout sur les gains sur la croissance (en
dynamique), l'ouverture des économies stimulant la concurrence et, par là, la croissance ((Rappelons que
Ricardo y voyait un moyen de repousser autant que possible l'état stationnaire, c'est-à-dire le moment
l'économie arriverait à une croissance par habitant nulle, horizon logique d'un monde fini.)). Cela implique
alors de prendre en compte les imperfections de marché et les « frottements », le temps et les rythmes
nécessaires aux économies pour s'ajuster à l'ouverture. Afin d'y parvenir, Pierre-Noël Giraud propose de
reprendre un cadre analytique qu'il avait déjà développé dans un précédent ouvrage, « l'inégalité du monde » (p.
67-77). Tout part d'une distinction, sur un territoire économique donné, d'individus compétitif, produisant des
biens échangeables internationalement et, de ce fait, mis en concurrence par les firmes « nomades », et
d'individus protégés, mis en compétition, entre eux uniquement, par les firmes « sédentaires » dans les
frontières du territoire en question. De la composition de la population et des relations entre ces éléments
dépendra sa richesse d'un territoire ainsi que les inégalités internes qui y ont cours. Si les compétitifs sont
nombreux, obtiennent un revenu important sur les marchés internationaux et le dépensent prioritairement dans
la production des sédentaires, le territoire s'enrichit et les inégalités se réduisent. Si ces conditions ne sont pas
remplies, alors l'économie est moins riche et les inégalités s'accroissent. Ce sont ces trois variables le nombre
de compétitifs, leurs revenus déterminés par leur prix relatifs, et leur préférence pour la production des
protégés1 qu'ils faut étudier concrètement dans les différentes situations. L'avantage de ce modèle, nous dit
Pierre-Noël Giraud, c'est qu'il ne donne pas une solution prédéfinie : « tout est a priori possible : une
augmentation de la richesse avec augmentation ou réduction des inégalités, une réduction de la richesse avec
augmentation ou réduction des inégalités » (p. 75).
Les trois chapitres qui suivent se concentrent donc chacun sur des zones économiques particulières. Le chapitre
5, consacré à l'Asie, s'intéresse essentiellement aux deux grands pays « émergeant » de cette région du monde,
l'Inde ou la Chine, et illustre parfaitement la pertinence du modèle précédemment développé. Ces deux pays ont
1 On donne ici une traduction littéraire du modèle développé dans l'ouvrage, lequel s'exprime à l'aide de quelques équations et
notations mathématiques très simple. Certains lecteurs pourront être rebuté par cette présentation : soulignons toutefois que, d'une
part, l'auteur donne toute les clefs utiles à la compréhension de son schéma théorique, d'autre part que cela eut constituer, pour le
novice, une très bonne introduction au raisonnement économique modélisé, dont on trouve ici une illustration de la pertinence.
en effet très nettement bénéficié de la mondialisation (p. 85-86) : par l'ouverture commerciale, les IDE, les
transferts de technologie, etc., le nombre de compétitifs a pu augmenter, enrichissant ces pays, et entraînant
dans leur sillage les protégés. L'avenir n'est pourtant pas assuré : ces compétitifs se tournent de plus en plus vers
des produits « compétitifs » en provenance d'autres pays ou de leur propre production, au détriment de la
production des protégés. Les inégalités se creusent donc, en particulier entre régions urbaines et rurales. Cette
situation socialement inquiétante exigerait que les politiques cherchent à augmenter le nombre de compétitifs et
leur préférence pour la production locale.
Le chapitre consacré aux pays riches met l'accent sur les « fragmentations internes » (p. 93) propres à ces
derniers. Repoussant l'idée d'un retour au protectionnisme difficilement praticable, inutile et même
défavorable au fameux « milliard du bas » - Pierre Noël Giraud recense les options possibles pour renverser la
vapeur (« si l'on y tient », rajoute-t-il) : si l'augmentation du nombre de compétitif est la voie « classique », il y
ajoute également la possibilité de jouer sur la croissance endogène du secteur protégé ou de faire des transferts
du secteur compétitif au secteur protégé. Quant à l'Afrique, traitée dans le chapitre 7 (p. 109-121), c'est surtout
de la Chine et des autres « émergeants », qui, tôt ou tard, viendront l'industrialiser, que doit venir son salut. On
peine cependant à être convaincu par le fait que les pays africains n'aient qu'à « attendre leur tour » : Pierre-
Noël Giraud se borne à souligner l'importance de la société civile, de la mise en place d'Etats forts et vertueux,
ou encore d'un capital social problématique2, sans véritablement esquisser de solutions, lesquelles, certes,
dépassent sans doute la macro-économie qu'il met en oeuvre.
3. Les enjeux contemporains : finance et développement durable
Si les inégalités se taillent la part du lion dans ce bilan critique de la mondialisation, Pierre-Noël Giraud n'en
évoque pas moins, bien que plus rapidement, des enjeux plus contemporains, particulièrement dans le contexte
actuel : la stabilité financière internationale et le développement durable. Ces chapitres sont un peu à part, dans
le sens ils ne participent pas à la thèse centrale de la fragmentation consécutive à la mondialisation. Mais ils
permettent de développer une vue plus exhaustive des débats et questions traditionnellement liés à la
globalisation.
Concernant la finance, son propos est relativement simple : elle est indispensable, et les crises qui en découlent
sont inévitables. Contre les « Saint-simoniens attardés » (p. 123) qui n'y voit qu'un système parasitaire, l'auteur
rappelle ses fonctions classiques de collecte et d'allocation de l'épargne et de répartition des risques. Reprenant
son analyse du « commerce des promesses »3, assez proche de l'économie des conventions, il souligne
cependant l'existence d'un « mistigri », soit les projets non-rentables qui seront tout de même financé faute de
possibilité de faire des estimations toujours parfaites et ce quel que soit le système. Chercher à réduire à tout
prix ce mistigri reviendrait, pour les autorités monétaires, à brider la croissance (un certain nombre de projet
rentable ne pourrait plus trouver financement) : des moments de « purge du mistigri » sont donc inévitables et
« nécessaires » (p. 128). Dans le système actuel, cela se fait par les krach, susceptibles toujours de se
2 Sur cette notion et ses (nombreux) problèmes, voir notamment Sophie Ponthieux, Le capital social, Repères La découverte, 2006
3 Voir Le commerce des promesses, op. cit.
transmettre au reste de l'économie. Que faire alors ? Pas grand chose malheureusement : l'existence du mistigri,
et donc de sa purge, repose sur « l'incomplétude et l'asymétrie irréductibles de l'information », et, de ce fait, « la
réglementation est condamnée à une course poursuite derrière l'imagination financière » (p. 140). Reste que
Pierre-Noël Giraud signale à plusieurs reprises que la façon dont la purge du mistigri par la crise est une
caractéristique du système actuel, mais il n'explique jamais quelles seraient les autres possibilités : c'est
dommage car il y aurait peut-être matière à réfléchir.
Concernant le développement durable, Pierre-Noël Giraud rappelle tout d'abord qu'« un grand nombre de
questions environnementales relèvent de l'économie sédentaire » (p. 144). Rien ne permet de dire que les firmes
globales polluent plus (ou dégradent plus l'environnement d'une manière plus générale) que les firmes locales :
en particulier, les entreprises « nomades » sont plus soucieuses de leur image et plus surveillées par les ONG
internationales « qu'une firme d'Etat chinois sévissant dans l'industrie lourde des provinces du Nord » (p. 146).
En la matière, la mondialisation n'est donc pas coupable.
4. L'économie peut-elle nous dire quoice qu’il faut faire ?
Au-delà de ces différentes analyses et bilans, l'ouvrage est, comme on a pu le suggérer, traversé par une
interrogation plus générale sur le rôle de l'Etat et du politique face aux transformations induites par la
mondialisation. Derrière celle-ci se trouve une conception très intéressante du rôle de la science économique.
Le chapitre 3, intitulé « Etats et marchés » est ainsi sans doute le plus intéressant de l'ouvrage, car, comme son
titre ne le laisse pas forcément deviner, il traite du rôle de la science économique dans les décisions et
constructions politiques. Giraud ne tranche en effet pas pour le plus ou le moins d'Etat, mais souligne que « le
passage aux recommandations politiques exige toujours l'analyse concrète d'une situation concrète, c'est-à-dire
un diagnostic, une évaluation nécessairement en partie qualitative et donc subjective des imperfections
respectives des marchés et des Etats » (p. 54). L'économie ne donne pas de solutions toutes faites aux hommes
politiques ou aux militants. Cela découle directement de sa nature scientifique : ne pouvant produire des lois a-
historiques, intemporelles et universellement valable, « elle doit établir des lois qui prétendent à la validité dans
une certaine période historique, pendant laquelle les interventions des Etats sont globalement stables et le
capital social d'un certain niveau » (p. 55), et qui, en outre, doivent tenir compte des déséquilibres,
transformations et autres dynamiques des situations elles s'appliquent. Le sociologue pensera ici au
« nomologisme deictique » de Jean-Claude Passeron4, c'est-à-dire la possibilité de formuler des lois valables
seulement indexés à un contexte historique précis.
Partant de là, Pierre-Noël Giraud affirme que l'économie ne peut se permettre de faire des propositions
normatives par elle-même. Cela n'est possible que par rapport à un ensemble de normes qui doivent formulées
en dehors du cadre strictement scientifique : l'économiste ne peut pas définir, à l'intérieur de son système, quel
est l'intérêt général. Il peut seulement mettre ses outils au service d'une conception particulière, pour mesurer
les gains et les pertes des individus dans une situation donnée et indiquer les conséquences possibles de telle ou
telle décision. Voilà une position que l'on aimerait voir lu (et comprise !) par beaucoup « d'experts » et bon
4 Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique, Albin Michel, 2006
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