Les débuts du Centre : une analyse personnelle

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Études du Centre
de Développement
Retour
sur le développement
Sous la direction de
Jorge Braga de Macedo,
Colm Foy et Charles P. Oman
Chapitre 15. Les débuts du Centre : une analyse personnelle
Chapitre 15
Les débuts du Centre :
une analyse personnelle
Angus Maddison1
La suggestion de créer le Centre de Développement de l’OCDE revient au
président Kennedy, qui la formule lors d’une allocation au Sénat et à la Chambre
des communes du Canada, en mai 1961. Cette proposition est approuvée par le
conseil de l’OCDE en octobre 1962 et le Centre commence à fonctionner à la
mi–1963. Le Centre de Développement jouera un rôle déterminant dans la
transition de l’OECE à l’OCDE. L’OECE traduisait l’effort de coopération de 16 pays
d’Europe de l’Ouest désireux de promouvoir la reprise et l’expansion de leurs
économies entre 1948 et 1961. L’OCDE vise un objectif supplémentaire :
encourager la croissance des pays « les moins avancés » d’Afrique, d’Amérique
latine et d’Asie en stimulant les entrées de capitaux (responsabilité qui incombe
à la Direction de la Coopération pour le développement de l’OCDE) et en
prodiguant des conseils sur la formulation et la mise en œuvre de politiques
économiques (mission attribuée au Centre). La nouvelle organisation élargit le
cercle de ses membres pour accueillir le Canada, les États–Unis et le Japon (le
Canada et les États–Unis étaient déjà membres associés de l’OECE).
Trois grandes raisons motivent ces changements. Le constat, tout d’abord,
d’une croissance beaucoup plus rapide en Europe que dans le reste du monde
dans les années 50. Les écarts de revenu, déjà importants, entre les pays riches et
les autres ne font que se creuser. Les États–Unis (qui envoient des flux massifs
d’aide à l’Europe en 1948–52) poussent les pays d’Europe de l’Ouest à aider les
pays en développement ou à augmenter leur aide. Tous ont aussi le sentiment que
l’expérience de l’OCDE en matière de libéralisation des échanges, de promotion
de la croissance et de distribution de l’aide au titre du plan Marshall peut être utile
aux pays pauvres. La deuxième raison tient au fait que la décolonisation est en
passe de s’achever en Afrique et en Asie. Ces régions veulent élargir leurs relations
internationales et l’on pense que l’OCDE doit encourager ce processus. Enfin, la
rivalité entre les nations occidentales et le bloc sino–soviétique s’accentue. L’URSS
et la Chine s’efforcent par tous les moyens de se faire des amis et des alliés dans les
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Retour sur le développement
pays en développement en apportant une assistance technique, financière et
militaire. De nombreux pays nouvellement indépendants rejoignent le groupe des
non–alignés (emmené par l’Égypte, l’Inde, l’Indonésie, le Mexique et la Yougoslavie),
qui souhaitent conserver leur neutralité vis–à–vis de l’Est et de l’Ouest.
A cette époque, les flux de capitaux privés sont peu abondants et les ONG
marginales. C’est pourquoi le financement public a une telle importance. Sur
l’initiative de l’administration Eisenhower, un Groupe d’aide au développement
est créé afin de préparer le terrain au Comité d’aide au développement (CAD) de
la nouvelle organisation.
Ce Groupe d’aide au développement se compose de douze pays d’Europe,
du Canada, des États–Unis et du Japon. Il se réunira à cinq reprises, à Washington
(mars et octobre 1960), à Bonn (juillet 1960), à Londres (mars 1961) et à Tokyo
(juillet 1961). Je suis alors le secrétaire du groupe, dont la première mission
consiste à mettre en place un système complet de comptes–rendus statistiques
permettant de suivre les divers flux de moyens de financement en direction des
pays en développement (prêts et dons publics, crédits privés, achats obligataires,
investissements direct et en actions, garanties de crédit à l’exportation, etc.), qui
sont appelés à se développer, et en provenance de chaque pays membre. La
plupart des pays n’ont pas de vision globale de ces flux. Une évaluation grossière
est possible à partir des données des balances des paiements, mais il faut solliciter
les banques centrales, les ministères des Finances, les organismes de crédit à
l’exportation, la Banque mondiale et le FMI pour parvenir à décomposer ces flux
en différentes catégories. Les résultats sont souvent surprenants : ainsi, les flux en
provenance de la France sont proportionnellement largement supérieurs à ceux
émanant des États–Unis ; en revanche, et cela ne surprend personne, l’Allemagne,
le Japon et la Scandinavie envoient des sommes relativement faibles. La première
enquête, portant sur Les flux financiers destinés aux pays sur la voie du
développement économique, est réalisée en un temps record et publiée en avril
1961. Elle fixe les grandes lignes directrices qui sont utilisées encore aujourd’hui
par le Comité d’aide au développement pour collecter des données auprès de
ses pays Membres.
Une seconde enquête est présentée lors de la cinquième réunion du Groupe
d’aide au développement à Tokyo, en juillet 1961. Elle met en évidence les
différents types de flux financiers destinés à 60 pays et propose certains
indicateurs : croissance et niveau du PIB, formation intérieure de capital et épargne,
poids de la dette publique, recettes des exportations, taux d’alphabétisation et
démographie. Nous disposons là d’un outil fondamental pour l’analyse du rôle
de l’aide et des flux de capitaux dans le développement économique, même s’il
est évident que cette enquête doit être suivie d’une analyse plus détaillée de
l’efficience de la politique économique dans la répartition des ressources, tâche
que les fondateurs pensent confier au Centre de Développement.
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Chapitre 15. Les débuts du Centre : une analyse personnelle
La troisième mission du Groupe d’aide au développement consiste à
concevoir une procédure analytique permettant d’évaluer le bien–fondé et
l’efficacité de l’effort d’aide des pays donateurs.
Le Centre de Développement a été créé afin de mieux comprendre les
politiques des pays en développement et d’agir comme intermédiaire
« conceptuel » entre ces derniers et l’OCDE. Aux termes de son mandat, il doit
« rassembler les connaissances et l’expérience des pays participant tant sur le
plan du développement économique que de la formulation et de l’exécution des
politiques économiques générales, les adapter aux besoins des pays ou des régions
en voie de développement économique et mettre les résultats, par des moyens
appropriés, à disposition des pays concernés ».
C’est Carl Kaysen, de la Maison– Blanche, qui soumet au Groupe d’aide au
développement réuni à Tokyo la proposition de l’administration Kennedy de créer
le Centre. Cette proposition est le fait d’Edward Mason, fondateur du Service de
conseil en développement de l’université d’Harvard, et de David Bell, directeur du
premier groupe de Harvard au Pakistan, avant qu’il ne prenne la direction de l’AID
(USAID) à Washington. Le Secrétaire général de l’OCDE, Thorkil Kristensen (1899–
1989), très enthousiasmé par l’idée, constitue un groupe d’experts (composé de
Roger Grégoire, P.S. Lokanathan, Edward Mason et Jan Tinbergen) censé donner
des conseils sur la structure du personnel et les domaines de recherche.
M. Kristensen souhaite que le président du Centre soit un universitaire de renom.
Robert Buron (1910–72) est le premier président du Centre. Ce député MRP
(démocratie chrétienne) français compte de nombreuses relations dans les pays
en développement. Il avait occupé entre 1950 et 1962, sous les quatrième et
cinquième Républiques, neuf postes ministériels ; il fut notamment ministre de
la France d’Outre–Mer sous Mendès France, en 1954–55, et ministre des Travaux
publics et des transports, de 1958 à 1962. Il avait participé aux négociations sur
le retrait de la France d’Indochine et d’Algérie. Il compte parmi ses amis les
présidents Eduardo Frei (Chili), Félix Houphouët–Boigny (Côte d’Ivoire) et Ahmed
Sékou Touré (Guinée), ainsi que le Premier ministre iranien Amir Abbas Hoveyda.
Il s’intéresse particulièrement aux séminaires « itinérants » à l’intention des
ministres et des hauts fonctionnaires des pays avec lesquels il entretient des
contacts et à l’occasion desquels il est possible de dialoguer sur les problèmes et
les politiques de développement (Cameroun, Chili, Côte d’Ivoire, Équateur,
Guinée, Iran, Pérou et Sri Lanka). C’est également un ardent défenseur des activités
opérationnelles, qu’il connaît bien en raison de sa longue expérience acquise
comme président du Centre français pour la productivité nationale. Parmi ces
grandes activités opérationnelles, trois méritent d’être évoquées : a) la création
d’un service questions–réponses « conçu de telle façon que les autorités de chaque
pays en développement le considèrent comme leur propre bibliothèque, et doté
d’une équipe à même de comprendre leurs besoins et de trouver rapidement la
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Retour sur le développement
bonne réponse » ; b) les conseils aux petites et moyennes entreprises sur les
méthodes destinées à accroître leur productivité ; c) le transfert de l’expérience
de l’OCDE sur la planification de l’éducation (dans le cadre du projet régional
méditerranéen). Robert Buron demande à Rostislaw Donn de se charger de ces
activités. Ce dernier avait travaillé à l’ambassade de France à Washington (de
1945 à 1956) sur le transfert du savoir–faire américain vers la France et, à compter
de 1957, au sein de l’Agence européenne de productivité. Il s’occupera de ces
activités au Centre jusqu’en 1971.
Raymond Goldsmith (1904–88) assume la fonction de vice–président
pendant les deux premières années. Professeur à l’université de Yale, il a fait
notablement avancer la théorie de l’étude du capital et de la richesse, l’analyse
de l’épargne et des flux financiers, et produit de nombreuses études empiriques
comparatives dans ces domaines. D’un naturel plutôt solitaire, il ne constitue pas
d’équipe de recherche. Menant ses travaux de son côté, il laisse ses collaborateurs
choisir librement leurs sujets d’étude, en insistant seulement pour que ces derniers
soient d’une manière ou d’une autre liés à la question de l’aide extérieure.
Bibliophile convaincu, il œuvre pour que la bibliothèque du Centre joue un rôle
actif au service des responsables et des économistes des pays en développement.
La documentaliste, Billie Salter, contribue grandement aux recherches du Centre,
et à celles de nombreux autres économistes du monde entier. Elle quittera le
Centre de Développement en 1967 pour rejoindre le Yale Growth Centre.
Raymond Goldsmith publiera en 1966 deux études pour le compte du Centre de
Développement : The Determinants of Financial Structure et The Financial
Development of Mexico.
C’est à Raymond Goldsmith que l’on doit la création de la division de la
recherche. Cette division noue des contacts avec les bureaux de statistiques des
pays en développement, afin de standardiser les comptes nationaux, outils de
recherche essentiels sur les performances économiques comparées. Le premier
gros volume, National Accounts of Less Developed Countries, 1950–66, est publié
en 19682 ; il sera suivi par 23 volumes annuels, dont la parution s’est poursuivie
jusqu’en 1991. Dans le cadre de mes déplacements pour le Centre, je prends
ainsi l’habitude de me rendre dans les bureaux de statistiques pour leur expliquer
ce que nous faisons, discuter des ajustements nécessaires pour faciliter les
comparaisons internationales du PIB et du taux d’investissement, et rapporter
autant de documentation que possible. J’ai agi ainsi en Argentine, au Brésil, en
Iran, au Japon, au Mexique, au Pakistan, aux Philippines, en Thaïlande et en
URSS. En avril 1965, j’organise un atelier du Centre de Développement sur la
comparaison internationale du revenu réel et des variations de pouvoir d’achat
des monnaies. C’est un domaine dans lequel l’OECE avait accompli des travaux
novateurs (Gilbert et Kravis, 1954 ; Paige et Bombach, 1959), et Irving Kravis
souhaite étendre cette analyse aux pays à bas revenu. Wilfred Beckerman rédige
une contribution sur les méthodes abrégées à utiliser en attendant les résultats
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Chapitre 15. Les débuts du Centre : une analyse personnelle
d’études plus poussées (International Comparisons of Real Incomes, 1966), mais
nous n’arrivons pas à raviver l’intérêt pour ces questions au sein de l’OCDE.
Irving Kravis finira par obtenir une bourse conséquente de la fondation Ford ; il
montera son projet à l’université de Pennsylvanie en coopération avec le Bureau
de statistique des Nations unies et produira trois études de fond. Ses collègues,
Alan Heston et Robert Summers, sont à l’origine des Penn World Tables. L’OCDE
reprendra ses travaux dans ce domaine en 1982. Ainsi, il est désormais possible
de mesurer les niveaux de revenu réel sur une base comparable pour la quasi–
totalité des pays.
Le Centre est placé sous la houlette de cinq chercheurs principaux. Tout
d’abord, Herbert Giersch, économiste libéral remarquable, qui a dirigé de 1948
à 1951 la division de l’OECE chargée de la libéralisation des échanges et des
paiements en Europe et qui a également enseigné à l’université de la Sarre. Il
occupera ensuite pendant de longues années le poste de président du Kiel Institut
für Weltwirtschaft, puis il sera conseiller économique du gouvernement allemand
et membre éminent de la Mont Pelerin Society. Son projet de recherche au Centre
porte sur la comparaison de l’efficience de trois aciéries indiennes. Deux d’entre
elles étaient des entreprises publiques bénéficiant d’une aide technique et
financière de l’étranger : celle de Rourkela recevant de l’aide de l’Allemagne
fédérale et celle de Durgapur du Royaume–Uni. La troisième était l’aciérie privée
de Tata, à Jamshedpur. Herbert Giersch se rend en Inde en avril 1964 pour lancer
le projet, mais il ne pourra pas le mener à son terme, car il est nommé au
Wissenschaftliches Beirat (le conseil économique du gouvernement allemand).
Edmond Janssens, ensuite, est un économiste belge qui a aussi étudié le
droit et la philologie. Avant de rejoindre le Centre, il a travaillé pour le compte
des Nations unies à New York, en Guinée, au Mexique et en Turquie, ainsi qu’au
Ruanda–Urundi dans le cadre de missions d’aide technique. Ses compétences
linguistiques sont prodigieuses : il parle la plupart des langues d’Europe de l’Ouest
mais aussi chinois, russe et turc. Au Centre, il est chargé des aspects opérationnels
de certains séminaires itinérants et il compile en 1967 un Global Directory of
Development Finance Institutions en 1967.
Troisième figure du Centre, Nino Novacco, à l’origine planificateur régional
qui devient ensuite Secrétaire général de la SVIMEZ — un groupe de conseillers
de l’agence gouvernementale italienne chargée de la promotion du
développement économique en Italie du Sud (Cassa per il Mezzogiorno). Il prend
part aux préparatifs du premier plan quinquennal italien (1956–61) et fait de
même (avec le professeur Saraceno) pour le compte du gouvernement Karamanlis
en Grèce.
Göran Ohlin (1926–97) est pour sa part un éminent spécialiste de l’histoire
économique. En 1954, il traduit vers l’anglais l’Histoire économique de la Suède
de Hecksher et soutient en 1955 une brillante thèse de doctorat à Harvard sur la
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Retour sur le développement
démographie en Europe du Moyen Âge au XVIIIe siècle. Souvent citée, elle ne
sera publiée qu’en 1981. Göran Ohlin est un universitaire pointilleux, doté d’un
grand talent littéraire, mais tellement exigeant envers lui–même qu’il ne publie
que très peu. Son arrivée au Centre lui est très bénéfique : obligé de publier des
ouvrages, il laisse libre cours à son talent et se consacrera toute sa vie aux questions
de développement. Le Centre publiera ses trois études, Foreign Aid Policies
Reconsidered, Aid and Indebtedness et Population Control and Economic
Development. Après son départ, il rejoint l’équipe de la commission Pearson sur
le développement international (1967–69), puis devient secrétaire d’une
commission analogue présidée par Willy Brandt dans les années 80 et, après
avoir enseigné à Uppsala, il devient Secrétaire général adjoint des Nations unies.
En ce qui me concerne, je rejoins le Centre en janvier 1964, pour trois ans3,
après 11 ans à l’OECE. Entré à la direction de l’économie en janvier 1953, je
prends la tête de la division responsable de la rédaction de l’enquête économique
annuelle sur les économies occidentales et au service du Groupe d’experts
économiques (principaux conseillers politiques des cinq grands pays européens
et des États–Unis). Au cours de ces 11 années, j’apprendrai beaucoup sur l’analyse
de la politique économique, sous les ordres de Milton Gilbert, économiste et
statisticien de grand renom. Lorsque nous élaborions des notes de discussion
pour les experts, nous passions des heures à peaufiner notre brouillon afin de
rendre le document final aussi clair et pertinent que possible pour ce qui est du
choix des politiques. Milton Gilbert portait un regard acéré sur les tableaux et
veillait à ce qu’ils soient utiles et bien présentés. Dans les années 40, il avait
organisé et défini le champ d’action de la comptabilité nationale des États–Unis
et, dans les années 50, il avait apporté une contribution majeure à la
standardisation des comptes macro–économiques des pays de l’OECE. Il est
également à l’origine d’une série de comparaisons novatrices du pouvoir d’achat
des monnaies et de la comparabilité des niveaux de produit réel. En conséquence,
nous disposions d’un cadre solide pour évaluer sur la durée et dans les différents
pays l’efficacité des politiques. Les discussions au sein du Groupe d’experts étaient
très constructives, car les points de vue étaient extrêmement variés : Jan Tinbergen
était un sociologue qui savait élaborer des modèles ; Étienne Hirsch, commissaire
au Plan (France), était très souple et sans préjugé étatiste ; Otmar Emminger,
économiste principal de la Bundesbank, était celui qui avait le plus de facilités
pour s’exprimer. Il s’intéressait tout particulièrement à la stabilité financière et à
l’équilibre de la balance des paiements, mais pas du tout aux questions micro–
économiques censées se résoudre grâce aux mécanismes du marché actionnés
par la politique macro–économique. Arthur Burns était le moins intéressé de
tous par l’emploi et la croissance. Il a poussé le gouvernement américain à
abandonner son « keynésianisme » militant au bénéfice de la stabilité des prix et
de l’équilibre budgétaire. Il tenait néanmoins à surveiller de près les performances
des grandes économies et leurs interactions. Sir Robert Hall était un keynésien
pragmatique très compétent et d’une grande sagesse. C’était aussi un président
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Chapitre 15. Les débuts du Centre : une analyse personnelle
admirable, judicieux, prenant son temps pour s’exprimer et incontestablement
passé maître dans l’art du grognement éloquent. Grâce à lui, les réunions étaient
toujours claires et efficaces. La qualité de ces débats sur les questions de politiques,
et le fait que l’économie européenne affichait une croissance extraordinaire, me
donnaient l’impression exaltante que l’OECE était en grande partie responsable
du bon fonctionnement du capitalisme4.
Du début de 1960 à la mi–1962, notre charge de travail augmente
considérablement et Milton Gilbert quitte l’organisation. L’administration Kennedy
insuffle un nouvel élan à nos travaux sur la politique économique en dépêchant
une foule de brillants économistes à nos réunions (Walter Heller, Jim Tobin, Bob
Solow, Robert Roosa et Richard Cooper). Nous devons également œuvrer aux
nouvelles initiatives de développement. Mes principaux collègues sur les questions
de développement sont alors Bill Parsons et Helmut Führer (qui deviendront
directeurs de la Direction de la Coopération pour le développement de l’OCDE
en 1966–69 et en 1975–93 respectivement) et Friedrich Kahnert (qui deviendra
plus tard directeur du Centre de Développement).
La pression se relâche à la mi–1962. J’en profite alors pour prendre six
mois de congés et rédiger un ouvrage, Economic Growth in the West (1964), où
j’essaie d’expliquer l’accélération de la croissance qu’a connue l’Europe de l’Ouest
après la guerre, et la plus grande stabilité de sa trajectoire de croissance. Je remonte
dans mes recherches jusqu’en 1870 en utilisant le même type de données
comptables quantitatives que celles que nous utilisions à l’OECE pour la période
d’après–guerre.
Fin 1962, je fais partie d’un groupe d’experts des Nations unies qui s’intéresse
aux techniques de la projection économique à long terme, réuni à Bangkok. Ce
groupe rassemble de grands économistes asiatiques chargés des problèmes de
politique économique (Mahbub ul Haq, K.S. Krishnaswamy et Tsunehiko
Watanabe) et Raymond Goldsmith et moi–même. Ce fut une introduction utile à
un vaste éventail de préoccupations très différentes de celles que connaissaient
les pays de l’OECE.
A mon retour, en janvier 1963, je travaille un an à la Direction de la
Coopération pour le développement en tant que directeur de la coopération
technique. Ma principale mission consiste à prodiguer une aide technique
(notamment des conseils sur l’analyse de la politique économique) à l’Espagne,
à la Grèce, au Portugal, à la Turquie et à la Yougoslavie, et à faire aboutir un
certain nombre d’activités héritées de l’Agence européenne de productivité. Parmi
elles, le soutien au projet régional méditerranéen sur la planification de l’éducation
en Espagne, en Grèce, en Italie, au Portugal, en Turquie et en Yougoslavie5, ou
encore la réunion annuelle des directeurs des instituts de recherche et de formation
sur les questions de développement. Avant d’être transférée au Centre, cette
direction tient sa dernière réunion à Berlin en septembre 1963. Le programme
reflétait ce qui serait, je l’espérais, une activité importante au Centre. On a ainsi
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Retour sur le développement
assisté à un échange de points de vue entre hauts fonctionnaires (Roberto Campos,
François Leguay, Hari Krishna Paranjape, Saburo Okita et Branko Horvat, notamment)
sur les problèmes de politique macro–économique en Afrique, au Brésil, en France,
en Inde, au Japon, au Pakistan et en Yougoslavie. Ce fut également l’occasion
d’un dialogue constructif entre ces experts, d’une part, et Robert Buron et Raymond
Goldsmith, d’autre part, qui formulaient leurs espoirs pour le Centre6.
Au départ, les recherches que j’effectue pour le Centre portent sur la place
des compétences et de l’éducation dans le développement. Au début des
années 60, les économistes s’intéressent au rôle de l’éducation dans la croissance
économique grâce aux travaux novateurs de Ted Schultz et Ed Denison. Lorsque
je m’occupais des programmes d’aide de l’OCDE pour les pays du Sud de l’Europe,
il était évident que le manque de compétences et les lacunes éducatives
constituaient un obstacle de taille à l’accélération de la croissance. J’avais déjà
engagé une étude à ce propos sur la Grèce : il s’agissait d’une enquête très détaillée
sur l’aide étrangère reçue par ce pays pendant l’après–guerre, les caractéristiques
du système éducatif et une analyse de la stratégie nationale de développement
(Foreign Skills and Technical Assistance in Greek Development, 1966). Une
deuxième enquête comparative sur le capital humain et le transfert de
compétences concernait le Brésil, la Guinée, le Mexique et le Pakistan (Foreign
Skills in Economic Development, 1965).
La rédaction de ces ouvrages s’achève à la mi–1965, alors que Raymond
Goldsmith, Herbert Giersch et Nino Novacco ont quitté le Centre. Le nouveau
vice–président, Ian Little, et les deux nouveaux chercheurs, Maurice Scott et
Tibor Scitovsky, décident de travailler en équipe sur l’industrialisation et les
échanges. Ian Little publie également une étude majeure sur l’analyse des projets
industriels (avec Jim Mirrlees), et fait appel à deux économistes indiens, Jagdish
Bhagwati et Padma Desai, qui apportent une diversité bienvenue à notre groupe
par trop occidental.
En ce qui me concerne, je réoriente mes recherches. Ma première intuition
est d’entreprendre une vaste enquête sur l’expérience du développement dans
une perspective quantitative et historique, semblable à celle que j’avais menée
pour Economic Growth in the West à propos des économies capitalistes avancées.
Cependant, le monde en développement présente une hétérogénéité nettement
plus marquée que les pays de l’OCDE sur le plan des institutions, de l’idéologie,
des objectifs et des moyens d’action, du patrimoine culturel et politique, des
structures sociales et du niveau de revenu réel. Étant donné l’immense palette de
pays et mon ignorance relative à leur propos, il me semble finalement prudent
de retarder ce projet ambitieux et de me concentrer sur une étude de cas du
Japon et de l’Union soviétique7. Ces deux pays avaient tenté, avec un certain
succès, de rattraper les économies avancées. Il paraissait donc intéressant d’étudier
en détail les mesures adoptées et les résultats obtenus, en considérant non
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Chapitre 15. Les débuts du Centre : une analyse personnelle
seulement leur histoire et leurs institutions, mais aussi les éléments de causalité
les plus précis possibles susceptibles d’être mesurés à l’aide des comptes relatifs
à la croissance.
Je me rends à Moscou et à Leningrad en 1964, pour essayer de glaner des
informations sur la croissance soviétique, et je prends contact avec l’IMEMO
(Institut d’économie mondiale et des relations internationales, à Moscou), le
principal institut dans la faculté de sciences chargé d’étudier les économies
occidentales. A mon grand étonnement, je suis bien accueilli, car le directeur
adjoint de l’IMEMO, M. Manoukian, vient juste de traduire mon ouvrage Economic
Growth in the West. Parmi les économistes que je rencontre alors, Stanislav
Menshikov est le plus direct et le plus intéressant. Il est bien moins facile de
contacter ceux qui travaillent sur l’économie soviétique mais je parviens, non
sans mal, à obtenir le numéro de téléphone du Gosplan (commission du Plan) et
à contacter Valentin Kudrov, traducteur des études de l’OECE sur le revenu réel,
qui avait effectué des études comparatives des performances soviétiques et
américaines. Valentin Kudrov vient me rencontrer, accompagné d’un garde du
corps, à l’hôtel Métropole. Avec son anglais hésitant et mon russe plus que limité,
nous discutons des travaux des grands kremlinologues américains et
américanologues soviétiques et nous échangeons nos points de vue sur les
problèmes que pose la mesure du produit réel et de la croissance — débat que
nous poursuivons, au demeurant. Je parviens également à m’imprégner un peu
de la société soviétique, en visitant des musées, en me faisant accoster dans la
rue par des gens avides de se procurer des disques des Beatles, en observant le
défilé du 1er mai sur la place Rouge, et en regardant Nikita Khrouchtchev, Ahmed
Ben Bella et le kenyan Oginga Odinga se rendre au mausolée de Lénine.
En 1965, je pars pour la deuxième fois au Japon pour quelques semaines,
afin de rassembler des informations sur la croissance dans ce pays. Le dialogue y
est plus approfondi qu’à Moscou et la plupart des documents statistiques officiels
comportent des têtes de chapitre en anglais et en japonais. Certains de mes amis
travaillent à l’université Hitotsubashi, notamment Kazushi Ohkawa, qui commence
alors à publier ses 13 tomes sur l’histoire chiffrée de l’économie au Japon. Saburo
Okita m’ouvre quant à lui les portes d’institutions publiques comme la Banque
du Japon, le service de planification économique, le ministère de l’Agriculture et
celui de l’Éducation, où il n’est pas rare de tomber sur une dizaine d’économistes,
tout disposés à discuter avec vous après leurs exercices matinaux. Le raffinement
de ce peuple me frappe, mais aussi la rigueur de sa discipline et son organisation
réglée comme du papier à musique. Cela ne fait que corroborer l’impression que
j’avais eue des entreprises japonaises lors de mon premier voyage, en 1961, où
la visite de l’usine de postes de radio Sony m’avait permis de constater que les
contremaîtres étaient titulaires de doctorats et que tous les manœuvres avaient
suivi des études secondaires. Sur le chemin du retour, je m’arrête deux semaines
267
Retour sur le développement
en Chine, mais je n’arrive pas à contacter d’économistes chinois, ni à trouver des
statistiques dignes de foi. Mes impressions se fondent donc quasiment
intégralement sur mes observations visuelles, avec tous les risques que comporte
le manque de documentation. Si l’on considère l’habillement, le logement et le
nombre de bicyclettes, d’appareils photo et de montres, le niveau de vie à Canton
et à Pékin me semble meilleur que prévu, et certainement supérieur à celui de
l’Inde. L’exploitation agricole collective populaire que je visite alors est spécialisée
dans l’élevage de canards et s’adonne à quelques activités industrielles, mais il
s’agit clairement d’une vitrine officielle. Mon compagnon de voyage, un jeune
Anglais qui avait hérité d’une grande ferme dans l’East Anglia, employait sept
personnes ; l’exploitation chinoise n’était pas beaucoup plus grande en superficie
mais employait, elle, des centaines de travailleurs.
Au cours de l’année 1966, alors que je rédige mon étude sur le Japon et
l’Union soviétique, j’ai la chance d’avoir des contacts fréquents avec Arthur Lewis,
qui passe six semaines au Centre pour rédiger son étude Reflections on Nigeria’s
Economic Growth (1967). Arthur Lewis (1915–91) était probablement l’économiste
le plus brillant à travailler sur le développement et, en tant qu’Antillais, il connaissait
ces problèmes depuis toujours. Il avait été conseiller économique de Kwame
Nkrumah au moment de l’indépendance du Ghana, et de Sékou Touré en Guinée.
J’ai beaucoup appris à son contact, pendant nos déjeuners quotidiens à Paris et
grâce aux commentaires écrits qu’il formulait sur mes premiers jets, et qui étaient
toujours sincères, percutants et instructifs. De fait, ses remarques étaient si
convaincantes que je décide de revoir totalement ma copie. Economic Growth in
Japan and the USSR a été publié en 1969, chez Norton, à New York.
Venons–en maintenant à mes impressions de pays que j’ai visités pour le
compte du Centre. Les différences entre pays sur le plan des politiques adoptées
et des institutions étaient considérables et souvent négligées par les économistes,
qui essayaient d’élaborer des modèles généraux du développement.
La Grèce
L’étude sur la Grèce est menée en coopération avec Ben Higgins (1912–
2001), l’un des pères de l’économie du développement, et Alexander
Stavrianopoulos, haut fonctionnaire au ministère grec de la Coordination (ministère
de l’Économie). A l’époque, Andréas Papandréou est ministre de la Coordination
et son père, Georgios, Premier ministre. Je le connaissais déjà et Ben Higgins était
l’un de ses anciens collègues. Autant dire que notre projet bénéficie d’une
bénédiction politique. Nous entretenons également de bons rapports avec la Banque
de Grèce dont mon camarade d’étude à Cambridge, John Pezmazoglou, est sous–
gouverneur. Le gouverneur, Xénophon Zolotas, est lui aussi intéressé par notre
projet et nous est d’une aide précieuse. Parmi les autres personnes qui participent
à nos recherches, je souhaite notamment citer Constantin Doxiadis, urbaniste et
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Chapitre 15. Les débuts du Centre : une analyse personnelle
architecte témoignant d’une grande ouverture d’esprit et d’une immense capacité
d’organisation, qui a fondé l’Institut d’ékistique (étude de l’habitat humain) à Athènes,
ainsi qu’Ingvar Svennilson, alors consultant à l’OCDE sur l’éducation en Grèce.
Le capital humain ne semble pas être un frein au développement en Grèce,
et la diaspora grecque faisait preuve de vastes compétences et d’esprit d’entreprise
et pouvait donc consolider les ressources locales. On constate néanmoins que
l’aide technique afflue massivement et que les étudiants sont nombreux à partir
étudier à l’étranger en raison des lacunes de l’enseignement grec. Notre rapport
recommande surtout d’atténuer la dépendance vis–à–vis de l’assistance technique
en créant une troisième université d’un style nouveau. Constantin Doxiadis insistait
fortement pour qu’une université privée voie le jour à Sounion, car il craignait
qu’un établissement public ne soit sujet aux pressions politiques. Or, c’est une
université publique qui a été construite à Patras et les craintes de Constantin
Doxiadis se révélèrent en partie fondées, même si une université privée n’aurait
pas constitué une solution réaliste.
Le Brésil
C’est au Brésil que j’ai noué le plus grand nombre de contacts et pu observer
l’essentiel du processus d’élaboration des politiques. Je me suis rendu à Rio en
octobre 1964 sur l’invitation de Roberto Campos, alors ministre du Plan du régime
militaire qui venait de renverser le gouvernement populiste de João Marques Goulart.
Roberto Campos (1917–2001) était à la fois diplomate et économiste et il avait
acquis une vaste expérience. Né dans un monastère dans un coin perdu du Mato
Grosso, il fréquente le séminaire avant de rejoindre le ministère des Affaires
étrangères en 1939, en tant que jeune consul. Son ascension commence lorsqu’il
décroche un doctorat d’économie à l’université de Columbia, avant de faire partie
des délégués brésiliens aux accords de Bretton Woods et de contribuer à l’élaboration
du plan de développement du président Kubitschek, puis de prendre les rênes de
la Banque brésilienne de développement et d’être nommé ambassadeur aux États–
Unis. C’était de loin le ministre le plus puissant, qui bénéficiait du soutien résolu
du ministre des Finances, Octávio Bulhões. Au ministère, Roberto Campos s’était
entouré d’une équipe de jeunes économistes remarquables, dont Mario Simenson
et João Paulo dos Reis Velloso, qui deviendront plus tard ministres à leur tour.
Roberto Campos et Octávio Bulhões avaient un mentor — Eugênio Gudin (1886–
1986), un partisan libéral du laisser–faire qui, après une carrière d’ingénieur, a
fondé au Brésil un institut de recherche en économie.
Cette équipe d’économistes s’intéressait surtout à un exercice de stabilisation,
avec pour objectif de mettre un terme à l’hyper–inflation, réduire le déficit
budgétaire, refondre la fiscalité, supprimer un ensemble de contrôles des prix et
de subventions entaché de distorsions, libéraliser le commerce extérieur, créer
un nouveau mécanisme de change et réformer les établissements financiers. Cet
269
Retour sur le développement
exercice de stabilisation fut une réussite remarquable : il a permis de jeter les
fondations d’une décennie de croissance économique ultrarapide et il a été mené
à bien de manière progressive sur la période 1964–67, sans plonger le Brésil dans
la récession. J’ai pu observer ce processus de près au sein du service de la
recherche du ministère du Plan où j’étais consultant pour l’éducation. J’ai aussi
été en relation avec le groupe de recherche de la fondation Vargas, qui remplissait
certaines des fonctions d’un bureau de statistiques. Cette fondation produisait
notamment les comptes nationaux et les indices des prix, ainsi que quelques
analyses conjoncturelles pour sa revue, Conjuntura. Je me suis rendu au Brésil à
quatre reprises entre 1964 et 1966, j’y ai visité de nombreuses régions, acquis une
modeste compétence linguistique en portugais, et appris la samba et la bossa nova.
Le Brésil se caractérise par la vigueur et l’originalité de sa vie intellectuelle.
La population a des racines cosmopolites, en raison de l’importance de
l’immigration italienne, allemande, japonaise ou libanaise et du mélange originel
de colons portugais et d’esclaves africains. C’est un vaste pays qui compte plusieurs
mégalopoles, et la vie intellectuelle y est multipolaire. Les changements politiques
s’y sont opérés avec beaucoup plus de douceur que dans la plupart des autres
pays d’Amérique latine, c’est pourquoi le ton des intellectuels y est moins amer
qu’ailleurs. C’est aussi un pays de pionniers qui affiche une grande confiance en
soi et ne se sent pas exploité par ses puissants voisins. A toutes ces caractéristiques
s’ajoutait la fascination que j’éprouvais pour les problèmes économiques
rencontrés : c’était en effet la première fois que j’avais l’occasion d’observer une
économie aussi inflationniste, une telle audace dans l’innovation institutionnelle
ou un ensemble aussi élaboré de mécanismes permettant de s’accommoder de
cette inflation. L’approche adoptée face à ces problèmes était fondamentalement
libérale et, sauf pour ses aspects progressistes, assez proche de celle de la Banque
mondiale et du FMI dans les années 80 ; mais à l’époque, elle allait à l’encontre
du courant dominant dans les autres pays d’Amérique latine.
La facette la plus déconcertante de ce pays était la profondeur des inégalités.
Les disparités régionales de revenu par habitant entre les 20 États allaient de un à
neuf, et la variation horizontale du revenu était également très marquée et visible,
en particulier à Rio, avec ses favelas délabrées perchées sur les collines escarpées
surplombant les luxueuses villas du front de mer. On ne pouvait par ailleurs pas
manquer d’observer que la population noire était complètement absente des
postes de pouvoir et de toutes les activités bien rémunérées, à l’exception du
sport et des arts du spectacle8.
La Guinée
En janvier 1965, je pars avec trois autres chercheurs du Centre de
Développement (Edmond Janssens, Nino Novacco et Göran Ohlin) à Conakry,
pour un mois, en compagnie de Robert Buron et de Raymond Goldsmith. Nous
consacrons la première semaine à des entretiens avec le président Sékou Touré,
270
Chapitre 15. Les débuts du Centre : une analyse personnelle
son frère, Ismaël Touré (ministre du Développement économique), Siafoulaye
Diallo (ministre des Finances et de la planification, qui semblait être le deuxième
homme fort du régime), et Keita Fodeba, ancien danseur professionnel et fondateur
du ballet national, qui était devenu un ministre de la Défense très original. Robert
Buron prononce un discours devant l’Assemblée nationale. Ensuite, tous les
principaux responsables de l’économie ainsi que le Directeur de la planification
(un vétérinaire) nous rejoignent pour un séminaire de trois semaines.
Pendant la période coloniale, Ahmed Sékou Touré, ancien postier, avait été
dirigeant syndical à la CGT et député à l’Assemblée nationale française. C’était
l’arrière petit–fils de Samory Touré, un chef guerrier qui avait combattu les Français
entre 1879 et 1898. Dans les années 50, il fréquente une école pour les cadres du
parti en Tchécoslovaquie. La Guinée lui doit le régime de parti unique, auquel
presque tous les adultes étaient censés adhérer. Ce parti comptait près de
8 000 comités. Lors de nos visites dans des régions reculées, nous trouvions des
villageois en pleines palabres, qui abordaient souvent des questions très pertinentes.
Le parti avait entre autres pour fonction d’aplanir les différences ethniques qui
étaient physiquement très marquées. Ainsi, Ahmed Sékou Touré était un Malinké
massif à la peau très sombre, tandis que Saifoulaye Diallo était un Peul au teint café
au lait, aux traits sémitiques et à l’allure mince et élancée.
La Guinée vivait une situation unique sur le continent africain : les Français
avaient en effet abandonné le pays au moment de l’indépendance, en 1958. Il n’y
avait pas eu d’apprentissage néocolonialiste, contrairement à ce qui s’est passé
dans les autres pays d’Afrique française qui ont accédé à l’indépendance en 1960.
Sur 3 millions de Guinéens, moins de 50 étaient titulaires d’un diplôme universitaire.
Ce pays avait compté 600 fonctionnaires français, plusieurs milliers de soldats
français et environ 2 500 expatriés travaillant dans le secteur de la production et
des services, qui sont tous partis du jour au lendemain, entraînant l’effondrement
de l’administration, des services de santé et de l’économie moderne. La Guinée fut
exclue de la zone franc à laquelle appartenaient ses voisins. Les ministres (qui
n’avaient, pour l’essentiel d’entre eux, jamais fréquenté l’enseignement supérieur)
ont dû reconstituer une administration de toutes pièces, en acceptant l’assistance
technique d’où qu’elle vienne. La station de radio La Voix de la Révolution était
dirigée par une jolie Hongroise. L’unique journal, Horoya, tirait à 8 000 exemplaires
tous les deux ou trois jours, mais l’imprimerie Patrice Lumumba, construite par
l’Allemagne de l’Est, disposait d’une capacité journalière de plusieurs centaines de
milliers d’exemplaires. La Chine, la Tchécoslovaquie et la République démocratique
d’Allemagne prodiguaient des conseils militaires et envoyaient des équipements
incompatibles entre eux. L’armée semblait d’une efficacité douteuse, mais elle
réussissait à accomplir des travaux utiles sur des projets de développement. Elle
produisait également des chaussures, des vêtements et des valises, réparait les routes
et formait des vulgarisateurs ruraux. Le ministre de la Défense était également
responsable de la sécurité et de la police. Il existait une célèbre unité composée de
filles superbes qui réglaient la circulation à Conakry dans la journée et travaillaient
271
Retour sur le développement
la nuit dans un night–club. Avant notre arrivée, l’armée avait reçu la visite du
ministre fédéral allemand de la Défense, Franz Joseph Strauss et, alors que nous
étions sur place, ce fut le tour de Che Guevara, spécialiste cubain de la guérilla.
Les ministres et les fonctionnaires guinéens étaient sympathiques, sans malice
et prêts à répondre à toutes nos questions. Plusieurs d’entre eux, musulmans,
portaient des tuniques traditionnelles. Nous avons visité une grosse installation
d’extraction de bauxite et de production d’aluminium à Fria ; une plantation de
bananes et d’ananas ; une fabrique d’allumettes ; et une ferme modèle gérée par
un groupe de ministres. La ferme était encombrée de tracteurs et autres machines
agricoles soviétiques, mais ne produisait rien de visible. Lorsque je me suis enquis
de sa production auprès du ministre du Plan, il m’a répondu : « Tu sais, j’ai pas la
tête pour les chiffres ». L’organisme commercial d’État avait repris les magasins
français, qui étaient quasiment vides, et l’agriculture de plantation était en déclin.
Malgré ce désordre ambiant, la Guinée était un pays vivant et intéressant, qui
devait sa survie à une solide économie de subsistance, une contrebande généralisée
de la part des groupes ethniques ayant des parents dans les pays voisins, et de
riches gisements de bauxite et de minerai de fer, qui attiraient les investissements
étrangers. L’aide extérieure, d’origine diverse, était assez substantielle et globalement
utile, même si certains projets paraissaient très douteux. Ainsi, la fabrique chinoise
d’allumettes importait d’immenses arbres de Chine !
L’Iran
En juillet 1965, un séminaire s’est tenu à Téhéran, sur un thème a priori
identique à celui de la Guinée, mais en fait totalement différent. Nous avons
rencontré d’élégants dignitaires et ministres de second rang aux cheveux gominés
et aux costumes luxueux, qui écoutaient poliment et ne disaient pas grand–chose.
Amir Abbas Hoveyda (plus tard exécuté par l’ayatollah Khomeiny) était le seul
personnage intéressant, mais nous n’avons pas beaucoup appris sur le pays.
Lorsque j’ai essayé de discuter de l’atmosphère oppressante de cet endroit avec
Robert Buron, il m’a prié de me taire, car il craignait que son chauffeur ne
comprenne nos propos et ne les rapporte.
Le Pakistan
En mai 1965, je me suis rendu au Pakistan pour un mois afin de conseiller
ce pays sur l’élaboration du budget des ressources humaines (éducation et
utilisation des compétences étrangères) pour le troisième plan quinquennal. Le
voyage à Karachi et à Lahore était financé par le Service de conseil en
développement de Harvard, à l’initiative de Mahbub ul Haq (1934–98),
économiste principal de la Commission de planification. Cette dernière assumait
la coordination centrale de la politique économique et de l’aide extérieure.
Présidée par le chef de l’État, elle faisait partie du secrétariat présidentiel.
272
Chapitre 15. Les débuts du Centre : une analyse personnelle
La visite de 1965 fut relativement brève, mais j’ai ensuite séjourné dans ce
pays pendant un an, en 1969–70 pour une mission avec le groupe consultatif de
Harvard sur les volets sociaux du quatrième plan quinquennal.
De 1958 à 1969, le gouvernement militaire d’Ayyub Khan a suivi une
stratégie d’inégalité fonctionnelle. Selon Mahbub ul Haq, « les pays sous–
développés doivent accepter consciemment une philosophie de croissance et
conserver pour un avenir lointain toutes les idées de distribution équitable et
d’État providence. Il faut admettre que ces concepts sont des luxes que seuls les
pays développés peuvent s’offrir ».
Le général Ayyub Khan fut renversé en mars 1969 par des ouvriers et des
étudiants, dans un climat de malaise social. L’opposition politique se renforçait
au Pakistan oriental en raison des disparités d’attribution de l’aide étrangère et
de partage des fruits du développement. Le nouveau dictateur militaire, Yahyâ
Khan, prit un certain nombre de mesures pour apaiser le mécontentement : renvoi
de 15 pour cent des hauts fonctionnaires pour des motifs de corruption, relèvement
du salaire minimum, punition des coupables de fraudes fiscales, et promesse
d’un accroissement du budget de l’éducation et des fonds accordés au Pakistan
oriental. Le quatrième plan mettait également davantage l’accent sur la politique
sociale que ses prédécesseurs.
Au sein de la Commission de planification, ma mission consistait surtout à
étudier de près les propositions relatives à l’éducation, à la santé, au logement, à
l’adduction d’eau en milieu urbain et au planning familial, que les ministères
concernés et les agences régionales de planification de Dacca et Karachi
envoyaient à la commission. A partir des documents que je parvenais à rassembler,
de l’avis critique de mes collègues et des visites occasionnelles que j’effectuais
dans les hôpitaux ou sur les chantiers, je devais déterminer ce qui était réalisable.
La structure sociale du Pakistan était toujours fortement influencée par
l’héritage britannique. Les forces nationalistes qui avaient créé le pays ne s’étaient
pas engagées à mener de réformes sociales, contrairement à ce qui s’est passé en
Inde, et elles n’étaient pas non plus particulièrement attachées à la religion. A
cette époque, le discours sur la religion était surtout opposé à l’hindouisme et
n’était certainement pas islamique au sens fondamentaliste du terme. Le Pakistan
de Ali Jinnah conservait la tradition de gouvernement de l’Empire britannique et
les leviers du pouvoir étaient aux mains de l’élite bureaucratico–militaire. Le
cadre organisationnel de cette élite était toujours celui que les Britanniques avaient
mis en place et leur langue de travail restait l’anglais. Ses maisons, ses clubs, ses
quartiers, son style de vie et ses idiomes étaient ceux des colonies britanniques.
Cette élite était nettement plus étoffée qu’à l’époque coloniale : l’armée comptait
300 000 hommes, dont 7 000 officiers, contre 100 officiers musulmans pour la
petite armée indienne du temps de l’Empire britannique. Les hauts fonctionnaires
(CSP) étaient au nombre de 500 et avaient sous leurs ordres 1 150 fonctionnaires
de catégorie I, soit dix fois de hauts fonctionnaires musulmans qu’à l’époque
273
Retour sur le développement
coloniale. Ces individus ont largement bénéficié des dépenses publiques
consacrées au logement : les améliorations de l’environnement urbain se
concentraient en effet dans leurs quartiers d’habitation. Ils ont également
fortement profité des fonds affectés à l’enseignement secondaire et supérieur.
La nouvelle classe d’hommes d’affaires se voyait attribuer des prêts
subventionnés, des autorisations d’importation de produits rares et d’autres
privilèges. Les grands propriétaires fonciers n’ont quasiment pas été touchés
par la réforme agraire, sauf au Pakistan oriental où la plupart d’entre eux étaient
des hindous. Au Pakistan occidental, les propriétaires terriens étaient les
principaux bénéficiaires des dépenses publiques consacrées à l’irrigation, et
en particulier des ressources en eau apportées par la construction du barrage
de Tarbela sur l’Indus. Ce projet de la Banque mondiale avait pour objectif de
compenser les pertes d’eau potentielles au Pendjab.
La majorité de la population était extrêmement pauvre : un Pakistanais adulte
pesait en moyenne 54 kg, soit environ 14 kg de moins qu’un Européen moyen.
Le taux moyen d’hémoglobine ne représentait que les deux tiers du taux européen
et la population était dans un tel état d’anémie que les cas de tuberculose, de
pneumonie et de grippe étaient fréquents. Un tiers de la population souffrait de
troubles intestinaux. Les habitants des zones rurales étaient souvent atteints
d’ankylostomiase et de typhoïde. Quelque 85 pour cent des Pakistanais étaient
illettrés et la plupart des femmes étaient très mal considérées ; elles vivaient
cachées derrière leur voile et n’avaient guère l’opportunité de travailler.
La plupart des mesures sociales ne profitaient guère à cette catégorie de
population. Elles se concentraient en effet sur le développement de
l’enseignement secondaire et supérieur, la formation de médecins qui
émigraient à peine diplômés, le logement et les aménagements urbains au
bénéfice de l’administration et de l’armée. Des progrès avaient néanmoins
été accomplis dans les domaines où les gains de bien–être étaient bon marché.
Les programmes d’éradication du paludisme, de la dysenterie et de la variole,
ainsi que l’accès aux médicaments et aux traitements simples, ont permis
d’allonger l’espérance de vie moyenne, qui est passée de 30 à 50 ans au
cours des deux décennies qui ont suivi l’indépendance. Mais de nombreuses
avancées peu coûteuses étaient encore possibles, en élargissant et en
améliorant l’enseignement primaire, en renforçant la qualité des réseaux d’eau
et d’assainissement, en mettant en place des programmes de contrôle des
naissances, en formant davantage les enseignants et les infirmiers, et en
modernisant les dispensaires en zone rurale.
Au début de 1970, il est apparu clairement que le gouvernement était
incapable de mettre en œuvre une réforme sociale de grande ampleur. Les troubles
politiques se sont intensifiés, en particulier au Pakistan oriental, et le pays semblait
sur le point d’éclater. Au milieu de l’année, le groupe consultatif de Harvard a
suspendu ses travaux.
274
Chapitre 15. Les débuts du Centre : une analyse personnelle
La Mongolie
Lors de mon dernier voyage pour le Centre, en janvier et début février 1967,
j’ai entrepris une mission à la fois bizarre et picaresque pour mon ami Herbert
Philips, de l’UNESCO. Je me suis rendu en Mongolie extérieure et au Cambodge
pour y analyser le rôle de la science dans le développement économique. Je
m’intéressais surtout à la Mongolie, car j’avais suivi un cours d’histoire de ce
pays à l’université Johns Hopkins, où Owen Lattimore menait un projet portant
sur le chef exilé des bouddhistes mongols, Dilowa Hutuktu, ainsi que sur deux
princes mongols. J’avais pour compagnon un Arménien d’origine soviétique,
Ratchik Avakov, qui avait autrefois travaillé à l’IMEMO, à Moscou, et faisait alors
partie de l’UNESCO. Au départ, il gardait ses distances, mais après un mois et
plus de 48 000 km parcourus dans des conditions météorologiques allant de –
35 à +27 °C, nous étions presque devenus frères.
J’ai pris conscience de ses grandes qualités à Moscou, lorsqu’il a tiré de son
lit à l’aube l’ambassadeur mongol pour qu’il me délivre un visa. Nous avons
ainsi pu prendre un vol Aeroflot le jour même pour nous envoler vers Omsk,
puis Tomsk, avant d’arriver à Irkoutsk, où nous avons attendu longtemps avant de
monter dans un Antonov bimoteur de Mongol Air. J’ai saisi par erreur ce que je
pensais être le seul passeport britannique d’Irkoutsk, ce qui m’a donné l’occasion
de rencontrer son titulaire : il s’agissait de la femme de l’ambassadeur de Grande–
Bretagne en Mongolie, qui voyageait sur le même vol que nous.
Oulan Bator ne possédait qu’un seul hôtel et une grande partie de la
population vivait encore dans des yourtes (tentes en feutre). La plupart des adultes
avaient le visage buriné car ils étaient exposés en permanence à des conditions
climatiques extrêmes. Nombre d’entre eux avaient les jambes arquées, à force de
passer une bonne partie de leur vie à cheval : ce pays comptait en effet deux
millions et demi de chevaux pour un million d’habitants seulement. Les Mongols
buvaient du lait de jument fermenté (koumis) bouilli avec du thé, et mangeaient
beaucoup de viande de cheval, les steaks étant souvent découpés à même le
cimier d’un animal vivant. La nourriture à l’hôtel était exécrable. Le cuisinier
yougoslave était devenu fou à force de s’évertuer à améliorer le régime alimentaire
local. La production de céréales ayant connu une explosion, il avait rajouté au
menu du pain, mais celui–ci arrivait en miches humides et lourdes qu’il était
impossible de couper. Heureusement Heath Mason, l’ambassadeur britannique,
m’a invité plusieurs fois à dîner ; l’ambassade était installée dans l’hôtel et recevait
tous les mois du Yorkshire pudding et des rognons en conserve, livrés via la
valise diplomatique par deux messagers de la Reine qui participaient à la
dégustation des victuailles. Heath Mason me paraissait être un excellent
ambassadeur. Il parlait russe (comme tous les hauts responsables mongols), allait
chasser avec les gens du pays et portait, d’une manière fort caractéristique, des
shorts kaki à l’intérieur, afin d’amortir des tenues achetées lors de son précédent
poste… au Congo !
275
Retour sur le développement
La Mongolie s’était libérée de la férule chinoise au début du 20e siècle et
se trouvait dans la sphère d’influence soviétique depuis les années 20, en tant
qu’État tampon. L’ancienne classe princière et la vaste population de moines
bouddhistes lamaïstes avaient été rayées de la carte. L’écriture cursive
traditionnelle, en colonnes verticales, avait été remplacée par une écriture
cyrillique horizontale. Le système politique avait été réorganisé sur le modèle
soviétique, et l’URSS prodiguait des aides massives et une importante assistance
technique, notamment dans le domaine militaire. A l’été 1939, l’armée soviétique
avait repoussé une invasion japonaise lors de la bataille de Khalkhin–Gol.
M. Chirendev, qui dirigeait l’académie des Sciences, était un physicien
atomiste. Il nous a parlé de ses principaux projets de recherche. Le plus important
d’entre eux portait sur l’agriculture, mais il travaillait aussi sur les mathématiques
et les sciences naturelles. Il s’intéressait toutefois nettement moins aux sciences
sociales. L’université d’Oulan Bator et l’Institut géologique menaient également
des recherches. Dans l’ensemble, 9 000 personnes étaient diplômées de
l’enseignement supérieur (soit, proportionnellement, 540 fois plus qu’en Guinée)
et l 000 d’entre elles étaient rattachées à des instituts de recherche. Nous avons
également discuté avec les ministres du Travail et de l’Éducation, le recteur de
l’université, ainsi que les représentants du ministère de la Planification et du
bureau des statistiques. Il était difficile d’évaluer l’impact des évolutions
scientifiques et techniques sur la croissance, mais d’importants changements
s’étaient incontestablement produits au cours des 40 années précédentes. La
communication était parfois un peu difficile : lorsque j’ai demandé un jour à
Mme Lchamsoryn, la présidente de la commission d’État sur le travail et les salaires,
quel était le taux de chômage dans le pays, l’interprète m’a dit que c’était là une
question stupide. J’ai insisté pour m’entendre dire que « dans un régime socialiste,
il ne peut pas y avoir de chômage ».
Nous avons effectué une excursion à une trentaine de kilomètres d’Oulan
Bator pour nous rendre dans un kolkhoze où les yourtes étaient regroupées et
entourées de clôtures en bois qui arrêtaient les vents froids. Là, comme partout
ailleurs, on pouvait voir des centaines de chevaux. Nous nous sommes dirigés
vers une brigade isolée, à un kilomètre environ du cœur de l’exploitation agricole,
pour boire du thé bouilli et poser des questions à un vieux paysan. Je lui ai
demandé ce qu’avait apporté le socialisme et il m’a répondu, reprenant les propos
de Lénine, que le socialisme était synonyme d’électricité. C’est seulement alors
que j’ai remarqué un câble électrique qui allait du campement principal jusqu’à
sa yourte. Comme les Mongols déplacent leurs troupeaux et leurs tentes tout au
long de l’année, je me suis demandé si l’électricité les suivait…
276
Chapitre 15. Les débuts du Centre : une analyse personnelle
Quelques regrets
Avant de rejoindre le Centre, j’avais travaillé pendant plus de dix ans sur les
problèmes d’élaboration des politiques que rencontraient les économies
capitalistes avancées, évaluant leur potentiel de croissance. J’ai pu constater que
les résultats dépassaient généralement les prévisions. J’étais convaincu que les
efforts que déployait l’OECE pour abaisser les obstacles aux échanges et encourager
un dialogue constructif sur les différentes options possibles contribuaient
significativement aux performances enthousiasmantes des années 50 et 60.
Le Centre axait ses activités sur un « tiers » monde qui comptait alors
1.5 milliard d’habitants, contre 650 millions dans les pays de l’OCDE et un milliard
dans le bloc communiste. Ces pays présentaient des institutions et des niveaux
de revenu nettement plus hétérogènes que les pays de l’OCDE ; leurs problèmes
et leurs préférences étaient loin d’être comparables ; et ils n’avaient aucune
expérience du type de coopération que l’OECE avait développée. De mon point
de vue, le Centre de Développement était l’endroit idéal pour apprendre à
connaître ce monde, dont j’ignorais pratiquement tout. J’ai pu me rendre dans de
nombreux pays, y tisser un réseau de contacts et appréhender quelque peu leurs
problèmes. J’ai bénéficié d’une grande liberté dans mes thèmes de recherche et
dans le choix des pays sur lesquels je travaillais. C’était également vrai pour de
nombreux autres chercheurs du Centre.
Toutefois, avec le recul, je regrette deux choses :
a)
les hauts responsables du Centre venaient tous de pays de l’OCDE. Notre
travail aurait pu être enrichi par la présence de quelques personnalités des
pays en développement. Mon expérience au Brésil, au Mexique et au Pakistan
m’a montré qu’il existait dans ces pays des gens extrêmement brillants qui
s’intéressaient à l’analyse des politiques. Leur expérience, leur perspicacité
et leur avis auraient été de la plus grande utilité pour le Centre ; en
contrepartie, ils auraient pu mieux se familiariser avec l’OCDE. Certes, Arthur
Lewis, Jagdish Bhagwati et quelques autres, plus jeunes, comme Arjun
Sengupta, sont venus passer quelques semaines à nos côtés, mais le Centre
aurait dû systématiquement inviter un chercheur étranger de renom pendant
au moins six mois chaque année ;
b)
le Centre aurait pu s’attacher davantage à familiariser l’OCDE avec les
performances macro–économiques, les problèmes et l’arsenal de solutions
des pays en développement. Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Nous avons en
effet rédigé une contribution en ce sens à l’automne 1965, que nous nous
277
Retour sur le développement
proposions de présenter au Comité de la politique économique, mais nous
nous sommes heurtés au refus du Secrétariat. Je pense que nous aurions dû
insister et élaborer un rapport annuel sur ce thème, pour publication. Outre
son immense intérêt pour l’analyse des interactions entre deux pans majeurs
de l’économie mondiale, ce rapport aurait servi à orienter le programme de
recherche du Centre qui, du moins au départ, partait dans toutes les
directions. Le Centre aurait ainsi pu déclarer publiquement qu’il servait
d’intermédiaire entre ces deux mondes. Une poignée de personnes aurait
suffi pour rédiger ce rapport, comme c’était le cas avec les rapports annuels
de l’OECE sur l’économie européenne. De plus, le Centre disposait à
l’époque d’une base de données macro–économiques de bien meilleure
qualité que celle de la Banque mondiale.
278
Chapitre 15. Les débuts du Centre : une analyse personnelle
Notes
1.
Je tiens à remercier Derek Blades, Michel Debeauvais, Rostislaw Donn, Giulio
Fossi, Colm Foy, Ron Gass, Carl Kaysen, Ian Little, Helen Schneider et Margaret
Wolfson pour leurs commentaires, ainsi que Carl Kaysen et le Service des archives
de l’OCDE pour les documents qu’ils ont eu l’amabilité de mettre à ma disposition.
2.
Le premier directeur de la division de la recherche est Gerry Arsenis (il sera plus
tard gouverneur de la Banque de Grèce et ministre des Finances). Friedrich Kahnert
(1929–2002) lui succède en juillet 1966 ; il occupera ce poste jusqu’en 1977. Il
contribue significativement à la réorientation des activités de recherche du Centre
lors de sa restructuration. En 1967, décision est prise de suspendre la nomination
de collaborateurs et d’utiliser les moyens disponibles pour étoffer fortement la
division de la recherche. En 1972, le poste de vice–président est supprimé et
Friedrich Kahnert devient le numéro deux du Centre. Au sein de la division de la
recherche, tous s’attachent à compiler de manière systématique la comptabilité
nationale des pays en développement. Ces travaux sont engagés par Witold
Marczewski (également de l’OECE), qui quitte le Centre dans les années 80 pour
être remplacé par Michèle Fleury. Dans les années 70, les travaux sur la comptabilité
nationale prennent un nouvel élan avec l’arrivée de Derek Blades, statisticien
principal au Malawi pendant huit ans, et de David Roberts, qui remplissait des
fonctions analogues en Gambie. Le Centre organise un certain nombre de séminaires
à l’intention des statisticiens venus d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie et publie
deux gros volumes sur ce sujet : National Accounts in Developing Countries of
Asia, en 1972, et National Accounts and Development Planning in Low Income
Countries, en 1974. Derek Blades et David Roberts rejoindront ensuite la direction
des statistiques de l’OCDE où ils joueront un rôle de premier plan à compter de
1982, en redonnant un second souffle aux recherches antérieures sur le pouvoir
d’achat des monnaies et les comparaisons des niveaux de produit réel. Dans les
années 90, ils aideront les pays de l’ancien bloc soviétique à élaborer une
comptabilité nationale à l’occidentale.
3.
Plusieurs collègues de la direction de la coopération technique me suivent lorsque je
rejoins le Centre : Frank van Hoek, qui gère les relations du Centre avec les instituts
de développement ; Giulio Fossi, qui travaille au Service questions–réponses et épaule
Nino Novacco ; Gisela Schade, qui devient l’assistante de Raymond Goldsmith ;
George Fessou et Christiane Guymer, qui assument les fonctions d’administrateurs ;
279
Retour sur le développement
Solange Bernadou, qui se charge des recherches statistiques au sein de la division
de la recherche ; Valerie di Giacomo et Hilary Georgeson, mes anciennes secrétaires,
m’accompagnent aussi au Centre. Cette joyeuse équipe s’étoffe encore avec l’arrivée
de l’assistant de Göran Ohlin, Ardie Stoutjesdijk (qui sera plus tard directeur à la
Banque mondiale et représentant de cette dernière à Moscou), et de mes propres
assistants, Arjun Sengupta (qui sera ensuite conseiller économique de Mme Gandhi
et directeur exécutif du FMI), et Taky Thomopoulos (actuellement sous–gouverneur
de la Banque de Grèce).
4.
Pour une évaluation plus détaillée des travaux de l’OECE sur la politique
économique, voir mon essai autobiographique « Confessions of a Chiffrephile »,
Banca Nazionale del Lavoro Quarterly Review, juin 1994.
5.
Le projet régional méditerranéen était probablement l’activité opérationnelle la
plus réussie de l’OCDE. Il avait pour objectif d’aider les six pays participants à
améliorer la répartition et l’analyse de leurs dépenses d’éducation ainsi que de
procurer des possibilités de formation et des expériences professionnelles à un
grand nombre de jeunes « chercheurs en développement des ressources humaines »
(20 chaque année). Hormis les six études par pays de 1965, plusieurs ouvrages ont
été publiés sur le rôle de l’enseignement pour la croissance et le développement. Il
convient de mentionner tout particulièrement les exposés prononcés lors de la
première session de formation à Frascati (Planning Education for Economic and
Social Development, 1963) et les contributions innovantes rédigées pour The
Residual Factor in Economic Growth, 1964 (Ed Denison, Trygve Haavelmo, Harry
Johnson, Nicholas Kaldor, John Kendrick, Eric Lundberg, Tibor Scitovsky, Amartya
Sen, Jan Tinbergen et John Vaizey). L’approche du projet régional méditerranéen a
été étendue à l’Amérique latine et au Proche–Orient en 1964–68 dans le cadre
d’un projet financé par la fondation Ford. Michel Debeauvais rejoint le Centre de
Développement en 1968 pour poursuivre ces travaux. Le projet régional
méditerranéen et la plupart des activités ultérieurement menées par l’OCDE sur
l’éducation ont été lancés par Ron Gass, qui dirigeait la division du personnel
scientifique et technique de l’Agence européenne de productivité ainsi que la
direction des Affaires sociales, de la main–d’œuvre et de l’éducation à l’OCDE.
Son imagination, sa vitalité et sa capacité organisationnelle sont pour beaucoup
dans la réussite de ces activités.
6.
Voir Development Plans and Programmes, Centre de Développement, 1964.
7.
J’ai réalisé cette étude après avoir quitté le Centre. Voir Economic Progress and
Policy in Developing Countries, Allen et Unwin, Londres, et Norton, New York.
8.
Voir Maddison, The Political Economy of Poverty, Equity and Growth: Brazil and
Mexico, Oxford University Press, 1992.
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