Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE
UTLB 2015/2016
1
L’ÉCOLE DE CHICAGO (III)
LA POSTÉRITÉ
INTRODUCTION
On parle parfois de deux écoles de Chicago. La première aurait pris
corps autour de Park, Burgess et Mac Kenzie dans les anes 1920 et au-
rait influencé la sociologie américaine jusqu’à la seconde guerre mon-
diale. Dès la fin des années 1930, l’empirisme de ses méthodes, constitu-
tif d’un « préjugé très fort » et d’une « vénération pour les faits », la
modestie théorique de ses travaux, sont remis en question par Talcott
Parsons qui se veut un « incurable théoricien » ou par Paul Lazarsfeld
qui substitue l’enquête par questionnaire aux méthodes qualitatives de la
tradition de Chicago.1 Ces partis pris, torique et quantitativiste, sont, à
leur tour, contestés par un courant qui prend naissance dans les années
1950, à l’instigation d’Herbert Blumer (1900-1987). On parle d’inter-
actionnisme symbolique pour le signer. Il rassemble un certain nom-
bre de sociologues, formés directement pour certains dentre eux à Chi-
cago dans l’entre-deux-guerres. Leur prédilection pour les enquêtes de
terrain et pour la question du sens chez les acteurs fait que l’on parle à
leur propos de seconde École de Chicago me si leurs travaux ne sug-
gèrent qu’une sensibilité proche.
La postérité de l’École de Chicago nicherait dans l’interactionnisme
symbolique. Quels sont ses grands axes théoriques ? Deux auteurs im-
portants de ce courant, Howard Becker et Erving Goffman, ont marqla
sociologie américaine pratiquement jusqu’à nos jours. En quoi Becker
(Outsiders) et Goffman (La mise en scène de la vie quotidienne : présen-
tation de soi, Les rites d’interaction, Asiles) sont-ils représentatifs de ce
courant ? On considère généralement que le maillon intermédiaire entre
les deux écoles, entre la génération d’avant 1940 et le groupe de sociolo-
gues formés à Chicago entre 1940 et 1960, renvoie aux recherches
d’Everett Hughes consacrées notamment au travail et aux métiers. Enfin,
un courant plus récent, celui de l’ethnométhodologie, dont Harold Gar-
finkel est sans doute le représentant le plus connu, ne constitue-t-il pas
une radicalisation de l’interactionnisme symbolique ?
L’objet du propos se déploiera dans trois directions : tout dabord la
présentation de l’interactionnisme symbolique, ses grands axes théori-
ques ainsi que deux auteurs majeurs de ce courant (I), celle du chaînon
1 - Les expressions entre guillemets sont de Guy Rocher, Talcott Parsons et la sociologie
américaine, Paris, PUF, 1972.
Jean
-Serge ELOI SOCIOLOGIE
UTLB 2015/2016
2
intermédiaire entre les deux écoles, les travaux d’Everett Hugues sur le
travail et les professions (II), enfin la radicalisation de l’interactionnisme
avec l’ethnométhodologie (III).
I/ L’INTERACTIONNISME SYMBOLIQUE
L’interactionnisme symbolique ne s’est pas constitué autour d’un au-
teur de référence, me si Herbert Blumer en fait un courant de pensée
à la fin des années 1950. L’expression réunit une poige de sociologues
de sensibiliproche plus qu’elle n’est l’indice d’une école homogène. Elle
réunit des noms importants de l’histoire de la sociologie comme Howard
Becker (né en 1928) et Erving Goffman (1922-1982).
A/ LES GRANDS AXES THÉORIQUES DE L’INTERACTION-
NISME2
Dans la filiation de Weber et Simmel, l’interactionnisme symbolique
admet comme principe que la connaissance sociologique ne s’éloigne pas
de la connaissance familière mise en œuvre dans la vie courante et que la
compréhension doit mettre au jour les significations vécues par les ac-
teurs. L’interactionnisme symbolique ne se concentre pas sur la notion
abstraite de système social, mais sur les relations individuelles concrètes,
les interactions. Le processus d’interaction est dit symbolique pour indi-
quer que ce sont des significations qui s’échangent.
1 / L’interaction et sa dimension symbolique
L’objet analy par les interactionniste n’est pas tant l’individu que
les actions réciproques, celles qui se déterminent les unes les autres. Le
social est constamment mis en forme par les acteurs, il apparaît comme
un ordre négocié, la socié, présente partout il y a action réciproque
des individus, qui se fait et se défait en permanence. Les cadres de
l’interaction sont d’une grande diversité : la rue, un café, la machine à
café d’une entreprise, un compartiment de train, le bureau, l’hôpital,
l’école etc.
La dimension symbolique de l’interaction renvoie au rapport au
monde. L’interaction est faite de significations partagées, le symbolique
est donc sa matière première. L’individu puise les motifs de ses actes au
sein de son groupe de référence et la culture est une ressource dont il
dispose pour se situer face au monde. Il a la capacité de se mettre à la
2 - Ce développement emprunte à David Le Breton, L’interactionnisme symbolique, Paris,
PUF, 2004.
Jean
-Serge ELOI SOCIOLOGIE
UTLB 2015/2016
3
place d’autrui, de le comprendre. Le monde social de l’interactionnisme
est celui de l’autre.
2/ La réalité sociale est une construction permanente
Les règles ne préexistent pas à l’action, elles sont mises en œuvre par
les acteurs à travers la définition de la situation. Le travail du sociologue
consiste alors à comprendre comment les acteurs s’accommodent des rè-
gles plutôt que de les percevoir comme les marionnettes des structures
sociales.
Les interactionnistes cherchent à mettre en évidence les procédures
qui permettent aux règles de fonctionner sans accroc. Comment, une
conférence peut-elle se tenir, comment une file dattente peut-elle se
former sans conflit ? Dans une institution, les règles font l’objet d’un dé-
bat permanent. Peut-on fumer dans cette salle, passer une conversation
téléphonique personnelle depuis le bureau, noter un élève sur sa perfor-
mance médiocre ou se référer au niveau que l’on estime être le sien ?
Les normes ne s’imposent pas à des agents dociles, elles sont dé-
tournées, transgressées, oubliées ou suivies à la lettre. Elles font l’objet
de commentaires et de débats. Le code de la route, très formalisé pour-
tant, est interprété à leur façon par de nombreux conducteurs. Pour finir,
on peut dire que « la société est un chantier sans fin ».3
B/ HOWARD BECKER ET L’ÉTIQUETAGE : (OUTSIDERS, 1963)
Howard Becker, en 1928, appart comme un ritier de ce qu’il
est convenu d’appeler l’ «École de Chicago » du fait de l’importance que
le travail de terrain a prise dans sa sociologie. Il apparaît même comme
un héritier direct et sa biographie atteste de cette filiation. Il a en effet
étudié la sociologie à Chicago à l’époque y enseignaient encore Ernest
Burgess et Louis Wirth. Evereth Hughes, Herbert Blumer, Lloyd Warner
(1898-1970) jouèrent également un rôle important dans la formation in-
tellectuelle de Becker.4
Outsiders renouvelle la sociologie de la déviance. Ce terme possède
un sens plus large que celui de délinquance. Les déviants transgressent,
en effet, les normes propres à un milieu sans qu’ils ne transgressent né-
cessairement les normes juridiques. La déviance inclut donc la délin-
quance, par exemple la consommation de marijuana, mais elle la déborde
en considérant comme déviant les maladies mentales, l’alcoolisme ou
3 - David Le Breton, op cit.
4 - Jean-Pierre Chapoulie, Préface à l’édition française d’Outsiders, Paris, Éditions Métailié,
1985.
Jean
-Serge ELOI SOCIOLOGIE
UTLB 2015/2016
4
ceux que leur mode de vie et leurs goûts excluent de la société conven-
tionnelle comme les musiciens de Jazz. Tous les travaux de Becker sont
« liés à une expérience directe et personnelle ».5 Lexploration du monde
des musiciens de jazz découle du fait qu’il fut pianiste de jazz dans des
tavernes et des boîtes à strip-tease pour payer ses études à l’Université de
Chicago.
1/ Les deux sens d’outsider
Tous les groupes instituent des normes, des usages sociaux qu’ils
s’efforcent de faire appliquer. Certaines actions sont prescrites, d’autres
interdites. Quand un individu est supposé avoir transgressé une norme
en vigueur, il est considéré comme étranger au groupe puisqu’il n’en par-
tage plus les normes. L’individu en question est « étiqueté » comme
«étranger ».
L’individu ainsi étiqueté peut retourner le jugement et dénier, à ceux
qui le jugent, compétence et légitimité pour le faire. Pour le transgres-
seur, ce sont alors ses juges qui deviendront étrangers à son univers. Le
degauquel un individu est jugé étranger varie. L’infraction au code de
la route après une soirée trop arrosée est considérée avec plus de tolé-
rance que le vol, le viol et le meurtre.
2/ De la désorganisation à l’étiquetage
De nombreuses études menées par des sociologues de Chicago, entre
1930 et 1950, avaient porté sur la délinquance et la toxicomanie, mais
l’originalité de l’ouvrage de Becker réside dans l’abandon du point de vue
des institutions sur la déviance. Les phénomènes viants ne sont plus
vus comme des symptômes de sorganisation sociale, c’est-à-dire de la
moindre emprise des normes sur les individus. La déviance apparaît aus-
si comme le produit de la réaction des autres : « le comportement dé-
viant est celui auquel la collectivité attache cette étiquette ».6 Les grou-
pes sociaux créent la déviance en instituant des normes dont la trans-
gression constitue la déviance.
Le caractère déviant ou non d’un acte pend de la manière dont les
autres réagissent. Selon Becker, Bronislaw Malinowski (1884-1942) avait
découvert la nature de la déviance dans son étude des îles Trobriand.7 Un
jeune venait de mourir en tombant d’un cocotier. En fait, il s’agissait d’un
5 - David Le Breton, L’interactionnisme symbolique, Paris, PUF, 2004.
6 - Howard Beckker, 1963, Outsiders, Paris, Métailié, 1985. Sauf indication contraire, les cita-
tions entre guillemets sont extraites de cet ouvrage de Becker.
7 - Bronislaw Malinovski 1926, Trois essais sur la vie sociale des primitifs, Paris, Payot,
1980.
Jean
-Serge ELOI SOCIOLOGIE
UTLB 2015/2016
5
suicide. Il avait violé les règles de l’exogamie en ayant des relations
sexuelles avec sa cousine, la fille de la sœur de sa mère. Bien que le fait
ait été connu, rien ne s’était produit jusqu’au moment où le fiancé de la
cousine qui comptait l’épouser et avait été éconduit ne se manifeste en
menaçant son rival, en l’insultant en public et en l’accusant d’inceste.
Dans l’idéal de la loi indigène, les Trobriandais condamnent re-
ment la violation des gles d’exogamie. Dans la réalité des faits
l’opinion, qui eut connaissance de ce crime sans réagir, ne se mit en
mouvement que lorsque les faits devinrent publics et aboutirent au scan-
dale. C’est bien la réaction des autres qui a caractériici le phénomène
déviant.
3/ La carrière déviante
On peut transposer le modèle de la carrière professionnelle, enten-
due comme le passage d’une position à l’autre dans un système profes-
sionnel, pour étudier la déviance.
La première étape de la carrière consiste à commettre l’acte trans-
gressif. Comment expliquer le passage à l’acte ? Les théories sociologi-
ques en recherchent les causes sociales. Robert Merton (1910-2003) ex-
pliquait ce passage à l’acte par la mise au service de besoins légitimes de
moyens illégitimes. Ces exigences contradictoires, l’opposition des be-
soins et des moyens pour les satisfaire, n’indiquent cependant pas pour-
quoi certains vont finir par passer à l’acte.
Certains n’ont ni emploi, ni putation à préserver pas plus qu’ils
n’ont d’apparence à maintenir. Ils sont donc libres d’obéir à leurs impul-
sions. Les délinquants composent avec la loi en employant des
« techniques de neutralisation ». Elles peuvent consister en justifica-
tions : le vol d’une voiture n’a lésé personne, il s’agissait juste d’un em-
prunt, la bagarre entre bandes n’était au fond qu’une « querelle privée ».
L’indignation morale est affaiblie en faisant valoir que le préjudice subi
par la victime ne s’avérait pas injuste : les homosexuels victimes de vio-
lences n’avaient quà rester à leur place, l’enseignant agressé n’avait pas
été « correct », les vols dans les grands magasins ne s’exercent qu’à
l’encontre de « patrons véreux ». Enfin, dernière technique de neutrali-
sation, « la condamnation de ceux qui condamnent». Ce sont des
« hypocrites », «des déviants déguisés » ou encore « des individus pous-
sés par une rancune personnelle».
Évoquer l’idée d’une carrière déviante conduit à s’intéresser à celui
qui s’installe dans la déviance plutôt qu’à celui qui se livre à un acte dé-
viant occasionnel. L’entrée dans la carrière de fumeur de marijuana peut
faire l’objet d’un véritable apprentissage (ENCADRÉ 1).
1 / 29 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !