BULLETIN
DE
LA
SOCIÉTÉ
ALKAN
N
O
76-77
–
2014
Un interprète inconnu d’Alkan
dans l’Angleterre des années 1920
(et quelques notes sur la réception du compositeur)
Marc-André R
OBERGE
, professeur titulaire, musicologie
(Faculté de musique, Université Laval, Québec)
U
MOMENT
même où Egon Petri commence à jouer les œuvres d’Alkan en Angleterre, on
croise un autre défenseur du compositeur français, bien peu connu celui-là, pour ne pas
dire inconnu. Il s’agit d’un certain Bruce Wendell, musicien au sujet duquel on ne trouve aucune
information autre que ce qui suit. Dans son édition du 16 février 1926, le Times de Londres
annonçait pour le jour même un premier récital donné au Grotrian Hall (l’ancien Steinway Hall)
par le « British West Indies negro pianist »
1
. Trois jours plus tard, son critique anonyme écri-
vait : « Quelques pièces pour piano par le compositeur qui a adopté le pseudonyme “Alkan” ont
été tirées mardi d’un oubli non regretté par M. Bruce Wendell, qui a donné un récital au Gro-
trian Hall. On trouvait au programme d’autres choses intéressantes : de la musique pour clave-
cin du
XVIII
e
siècle et quelques danses nègres modernes montrant que M. Wendell est un pia-
niste qui possède des idées. Cependant, ses fondements techniques manquent d’assurance
; il a
des doigts agiles, mais joue avec le poignet sous le clavier. Il en résulte une sonorité monotone
et beaucoup d’imprécisions
; de plus, dans certains types de musique (par exemple Bach, dont il
a joué l’ouverture d’une des cantates dans l’arrangement pour piano par Saint-Saëns) un véri-
table fouillis. Si M. Wendell apprenait à tenir son avant-bras plus haut et à développer la tech-
nique du bras et du poignet, il deviendrait un pianiste vraiment intéressant à entendre. Pour le
moment, on ne sait jamais ce qu’il va jouer correctement et ce qu’il va jouer désespérément
mal : ce sont les pièces anciennes françaises en staccato léger qui semblaient le mieux lui
convenir
2
. »
Le récital de Wendell a attiré l’attention du critique Christopher à Becket Williams
(1890-1956), qui a signé entre 1923 et 1929 dans la Musical Opinion and Music Trade Review une
chronique humoristique et satirique intitulée « Charivaria »
3
. Dans son texte, publié comme
toujours sous le pseudonyme « Sinjon Wood » (dérivé de la prononciation du nom du quartier
londonien St. John’s Wood, situé près de Regent’s Park
4
), il disait n’avoir pas vu depuis long-
1
. « Concerts », The Times, 16 février 1926, p. 12g.
2
. « Entertainments: Recitals of the Week – Mr. Bruce Wendell », The Times, 19 février 1926, p. 12b.
3
. La Musical Opinion and Music Trade Review, qui existe depuis 1877, faisait à l’époque une grande place
aux nouvelles technologies en matière d’instruments (particulièrement l’orgue) et à la question du
droit d’auteur. Plusieurs de ses chroniques étaient signées au moyen de pseudonymes (comme c’était
aussi le cas dans le Musical Times, dont l’histoire remonte à 1844). On y trouvait aussi une
substantielle section de lettres ouvertes.
4
. « Sinjon Wood » [Christopher à Becket Williams], « Charivaria », Musical Opinion and Music Trade
Review, vol. 49, n
o
582 (mars 1926), p. 586-587.