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Les mathématiques et la psychologie comme outils contre les embouteillages
La gestion du trafic routier est l’un des domaines où la simulation sur ordinateur des comportements collectifs est
déjà entrée dans une phase d’application opérationnelle. Dès 1992, des physiciens ont proposé un modèle capable
de prendre en compte l’ensemble du réseau routier d’une grande ville. Fin 1998, l’Américain Bernardo Huberman
(Centre de recherche Xerox de Palo Alto, Californie) et l’Allemand Dirk Helbing (Université de Stuttgart) ont même
proposé une formule permettant d’optimiser le trafic en cas de grosse affluence.
Traitant la circulation comme un fluide, à la manière de leurs confrères qui étudient les mouvements de foule, les
deux chercheurs ont pu mettre en évidence des « états cohérents », favorables à un bon écoulement du flot des
voitures. Le phénomène est familier aux gendarmes des autoroutes : à partir d’une certaine densité, les conducteurs
éprouvent beaucoup de difficulté à changer de file pour doubler et l’ensemble des véhicules se comporte comme un
« bloc » solide, un train qui évolue avec fluidité, bien mieux que si le trafic était un peu plus clairsemé.
Mais cet état privilégié est fragile : si la densité augmente très légèrement, la distance entre les véhicules diminue, les
coups de freins se font plus fréquents, la circulation devient heurtée, moins rapide, les bouchons (voire les
accrochages) apparaissent. En mettant ce processus en équation, Huberman et Helbing espèrent ouvrir aux
responsables la possibilité d’optimiser le trafic, au besoin en y introduisant des véhicules supplémentaires pour
atteindre le fameux « état cohérent »...
En France, à l’Institut national de recherche sur les transports et la sécurité (Inrets), Stéphane Espié et son équipe de
modélisation et de simulation travaillent depuis dix ans au perfectionnement de ce genre de modèle. Ils estiment
aujourd’hui pouvoir fournir « des évaluations plus objectives qui peuvent parfois se révéler plus fiables » que les
analyses purement mathématiques et mécaniques. Leurs études ont notamment permis de créer les outils qui servent
à analyser les conséquences d’un changement dans le dessin d’une route ou dans l’équipement d’une voiture.
Leur approche est radicalement différente des études fondées sur le simple comptage des véhicules. « Nous
considérons le trafic comme un phénomène résultant des interactions entre des individus et le système routier »,
explique Stéphane Espié. Pour ce faire, la psychologie du conducteur constitue l’élément central du projet Archisim
de l’Inrets, qui s’appuie sur le travail de Farida Saad, membre du laboratoire de psychologie de la conduite. Cette
psychologue étudie le comportement de conducteurs en situation réelle en faisant appel à la vidéo, au relevé de
paramètres et à la prise de notes. À la fin d’un trajet, un questionnaire complète les informations recueillies. Elle
interroge alors son cobaye sur ses différentes actions afin d’en connaître les raisons.
« Notre objectif est de mieux comprendre les actions et les réactions du conducteur en fonction de différentes
situations », précise Stéphane Espié. Pourquoi l’automobiliste décide-t-il de doubler la voiture qui le précède ou de
changer de file ? Pourquoi accélère-t-il ou freine-t-il ? L’ensemble des informations collectées permet de construire ce
que les chercheurs nomment « un modèle cognitif ». Il s’agit de la mise en équation du comportement d’un être
humain au volant d’une automobile plongée dans le trafic. Cet outil doit permettre de comprendre à la fois les
différentes stratégies des conducteurs, c’est-à-dire le type de décisions prises en fonction des situations, ainsi que les
tactiques qu’ils mettent en œuvre pour les réaliser. L’obtention de résultats probants permet d’identifier les
motivations profondes des conducteurs.
L’Inrets parvient ainsi à dégager des règles générales de comportement. « Le conducteur a tendance à minimiser les
relations qu’il entretient avec son environnement », indique Stéphane Espié. Les automobilistes cherchent
instinctivement à limiter leur sensation de danger. Lorsqu’ils suivent de près une autre voiture, cette situation
« d’interaction forte » les poussera à supprimer la sensation désagréable qu’ils éprouvent en doublant ou en créant
une distance de sécurité. « Nous avons défini cinq critères généraux », explique le chercheur. Sans trop dévoiler ses
secrets, il cite « la souplesse de conduite, l’expérience, l’habileté par rapport au véhicule, l’habileté vis-à-vis du trafic
et le respect de la réglementation ». La répartition statistique de ces paramètres fournit une « architecture de
simulation ». Les chercheurs se trouvent alors en possession d’une population virtuelle de conducteurs qui leur
permet de « produire du trafic » sur ordinateur.
L’Institut assure que les tests confirment la validité de son approche. Il montre, ainsi, que certains dispositifs de
sécurité comme les airbags ou l’ABS peuvent, parce qu’ils rassurent le conducteur, modifier sa conduite en
l’amenant à prendre plus de risques. Même s’il reste perfectible, ce premier modèle artificiel du conducteur permet
de lancer des études dans différentes directions.
Michel Alberganti et Jean-Paul Dufour
Le Monde, 13 octobre 2000