La mondialisation dans l’histoire. Comment aborder la mondialisation au collège et au lycée ? Didier Rouaux, agrégé d’histoire et de géographie, professeur en classes préparatoires Conférence donnée le 15 novembre 2006 aux journées académiques de formation d’histoire et de géographie, sous l’égide de Mme l’IPR-IA Régine Deschamps. Dans le « métier d’historien », ouvrage écrit durant l’occupation peu avant sa mort sous les balles nazies, Marc Bloch pose la question que se posent sans doute beaucoup de nos élèves : ce livre, qui se présente comme un dialogue entre lui et son fils, commence en effet par cette question : « Papa, explique-moi à quoi sert l’histoire ? ». Page 72, à la fin du livre Marc Bloch conclut : « un mot pour tout dire : comprendre ». Je pense que c’est là que réside notre raison d’être, la légitimité de notre enseignement et par là-même la justification des généreux émoluments que nous verse la République. C’est d’ailleurs ce que disent, de manière plus prosaïque, les programmes officiels qui nous enjoignent de « donner du sens au monde » Si, au terme de 7 années de collège et de lycée nos élèves comprennent mieux ce qu’est cette mondialisation dont les médias parlent sans arrêt, notre enseignement n’aura pas été inutile. En effet, depuis une dizaine d’année tout le monde parle de la mondialisation, en France le plus souvent pour la déplorer, mais peu seraient capables d’en donner une définition claire. Il est vrai que la compréhension de cette expression nécessite un certain nombre de connaissances en particulier en histoire et en géographie mais aussi en économie. C’est à cette tâche que nous allons nous atteler aujourd’hui. J’essaierai pour ma part d’expliquer les origines de ce phénomène, que l’on peut au moins faire remonter aux Grandes Découvertes. Pour parler de la mondialisation, la première chose qu’il faut comprendre, c’est que les mots ont une histoire. Personne ne parlait de mondialisation quand Christophe Colomb a découvert l’Amérique ou lorsque Bougainville a découvert Tahiti : il s’agissait pourtant déjà de la mise en contact de deux mondes. De même, lorsque j’étais au collège et que les premiers hommes, Neil Armstrong et Edwin Aldrin, débarquaient sur la lune devant des centaines de millions de téléspectateurs ou que ces mêmes téléspectateurs voyaient tous les jours à la télé les images de la guerre du Vietnam, nul n’employait encore cette expression : il s’agissait pourtant déjà de la formation d’une opinion publique mondiale et d’un extraordinaire rétrécissement du monde. Le mot n’apparaît qu’à la fin des années 1980 et n’est d’usage courant, en France ou il est la traduction du néologisme anglais « globalization », qu’à partir de 1995. Pourquoi à ce moment ? Parce qu’à ce moment l’effondrement du monde communiste en Europe de l’Est ou sa conversion au capitalisme en Chine imposent l’évidence d’un monde relativement ouvert et fonctionnant selon les règles de l’économie de marché, de Pékin à New York en passant par Moscou. Parce que les effets de la nouvelle révolution des transports font sans cesse baisser les prix des produits qui viennent de loin, accélérant ainsi la croissance du commerce international et les délocalisations d’industries de main d’œuvre vers l’Asie et notamment la Chine et engendrant, du même coup à la fois la baisse très rapide de nombreux produits, textile ou électronique notamment, mais aussi des pertes d’emplois dans des secteurs industriels qui constituaient depuis le début de la révolution industrielle des spécialités des pays développés : avec le recul de l’emploi industriel, la fermeture des aciéries, des chantiers navals ou des mines, celle de nombreuses usines « fordistes » de la métallurgie ou de l’électronique, on touche à une part de l’identité de la France : celle de la France ouvrière. S’y ajoute également la prise de conscience du 1 changement climatique en cours. Dès lors, cet ensemble de phénomènes nourrit deux idées : d’abord que le monde est « mondial » c’est à dire unifié pour le meilleur et pour le pire, alors qu’auparavant et depuis un demi siècle socialisme et capitalisme se partageaient la planète ; l’autre idée et que la dynamique du monde est celle de la croissance générée par l’économie de marché. Les termes de « globalization » ou mondialisation désignent cette réalité que l’on croit nouvelle : celle d’une économie de marché triomphante, génératrice de croissance mais aussi d’inégalités, voire de menaces pour les générations futures. Et le débat s’engage sur les bienfaits ou les méfaits supposés de cette situation. En 1996, Viviane Forrester publie L’horreur économique (Fayard) essai dans lequel elle dénonce un capitalisme étendu à la planète entière qui réduit, selon elle, l’homme à l’inactivité en Europe et à une nouvelle forme d’esclavage en Asie. L’année suivante Alain Minc lui répond dans La mondialisation heureuse (Plon). Le succès de « L’horreur économique », ouvrage pourtant fort peu informé économiquement s’explique par l’angoisse du chômage de masse en France et la peur d’une accélération des délocalisations d’usines : la critique antimondialiste a donc révélé la mondialisation. Dans La mondialisation heureuse Alain Minc soutient au contraire que la mondialisation est synonyme de croissance au Nord comme au Sud, que ce phénomène est fondamentalement vertueux mais que ses conséquences positives ou négatives sur les sociétés dépendent largement de la capacité de celles-ci à s’y adapter, à anticiper les évolutions nécessaires. Mais le débat sur les vertus ou les méfaits de la mondialisation est mal posé. D’abord parce que la mondialisation est un fait, qu’elle a commencé voici plusieurs siècles. Ensuite parce que la mondialisation s’inscrit dans la dynamique historique du progrès technique et de l’expansion de l’économie de marché. On peut définir en effet la mondialisation d’abord comme l’accroissement des échanges, de biens, de services, d’informations, entre les différentes parties du monde. Ensuite comme la résultante de ce phénomène : un monde interdépendant où tout phénomène local ou régional est susceptible d’avoir un retentissement planétaire faisant de la terre un village global comme le dit le sociologue McLuhan. De ce double point de vue, si la mondialisation est une idée neuve du moins dans le grand public, le phénomène est ancien. L’histoire des quatre derniers siècles est en grande partie celle de l’accroissement des échanges et de l’augmentation de leur rapidité, des caravelles de Colomb ou Magellan aux porte-containers, aux Boeing 747 et à internet. La guerre de sept ans (1756-63) était déjà une guerre mondiale, opposant la France à l’Angleterre aussi bien en Europe qu’en Amérique ou en Inde. Fernand Braudel en 1942 percevait bien cette idée d’un monde destiné, au-delà de la guerre mondiale en cours, à devenir de plus en plus ouvert : dans une conférence donnée devant ses camarades de captivité dans un stalag allemand il disait, citant l’historien des sociétés rurales Gaston Roupnel : « le monde est une bourgade » et anticipait sur la victoire de la dynamique universelle d’ouverture des marchés et d’expansion de la démocratie sur celle des totalitarismes et du fractionnement du monde. C’est donc à une approche historique de la mondialisation que je vous invite ce matin I) Genèse de la mondialisation : des conquistadores à La Pérouse A) Les économies-mondes avant les grandes découvertes Dans Civilisation matérielle économie et capitalisme , F. Braudel développe le concept d’économie-monde, empruntée à l’anthropologue et historien Immanuel Wallerstein Le monde d’avant les Grandes découvertes maritimes européennes du XVI° siècles est composé de plusieurs « économies-mondes », des espaces qui n’entretiennent que peu de 2 rapports entre eux, à l’image de l’empire romain, du monde indien et de l’empire chinois, ou plus tard de la Chrétienté médiévale, de l’Islam et de la Chine. Chacun de ces espaces forme une « économie-monde » avec ses frontières, plus ou moins fluctuantes, un centre qui est généralement une ville. Ainsi, au XV° siècle la Chrétienté médiévale forme une économie monde englobant la Méditerranée orientale et s’étendant jusqu’aux confins de la Moscovie ; le centre de l’économie-monde européenne est Venise. Au XVI° siècle ce sera Anvers. Certaines économies mondes sont totalement enclavées, inconnue du reste du monde, à l’image des empires américains précolombiens. Les économies-mondes d’Eurasie entretiennent déjà des liens commerciaux, à l’image de la route de la soie, ensemble de pistes caravanières qui relie la Chine à l’Occident via les déserts d’Asie centrale et les ports de Syrie ou de la Mer Noire : la peste noire de 1348 qui tue la moitié des Européens est venue d’Asie, puis, par le port de Caffa en Crimée et celui de Marseille a touché l’Europe. Mais en dehors de ces liens soit occasionnels, soit très ténus, il n’y a pas d’économie mondiale unifiée : celle ci n’est faite que de la juxtapositions d’économies-mondes. Mais Braudel observe aussi que « l’économie va plus vite dans ses agrandissements que la politique ou la culture ». Autrement dit les relations économiques que ces économies-mondes entretiennent les transforment par le simple jeu des échanges. C’est ce qui se produit à grande échelle au XVI° quand les Européens se lancent à la découverte et à la conquête du Nouveau Monde B) 1492 et le « temps du monde fini » (Paul Valéry) : la mondialisation ibérique au Siècle d’Or et l’essor du commerce atlantique Les expéditions européennes du XV0° et du XVI° siècles constituent une première étape de l’unification du monde. Pour la première fois des hommes, les Occidentaux, font le tour de la terre (expédition de Magellan, 1519/22) et en proposent une représentation proche de la réalité (planisphère de Mercator, globe de Martin Behaim). Portugais et Espagnols, puis au siècle suivant, Hollandais, Français et Anglais qui les supplantent, dilatent l’économie-monde occidentale aux dimensions du globe terrestre. La première mondialisation est européenne : hispano-portugaise au Siècle d’Or de Séville et de Lisbonne, puis à partir du milieu du XVII° siècle, s’effectue surtout au bénéfice des ports de l’Europe du nord Ouest : Amsterdam, Londres et Liverpool, Nantes ou Bordeaux. Cependant, et jusqu’à la révolution industrielle du XIX° siècle, les échanges entre l’Europe et sa périphérie coloniale portent sur des métaux précieux (l’or et l’argent des mines américaines –Potosi) et des produits à haute valeurs ajoutée consommés essentiellement par les élites (sucre de Saint Domingue, café, cotonnade ou « chinoiseries ») issus des plantations des îles à sucre ou des comptoirs des Indes orientales. Cette première mondialisation que l’on peut qualifier d’atlantique est plutôt une «protomondialisation » : elle n’affecte guère la vie de l’immense majorité des habitants de l’Europe dont 80% sont encore des paysans vivant dans une quasi autarcie ; seules les marins ou ceux qui tentent l’aventure du Nouveau Monde (seulement quelques milliers chaque année au XVII° siècle) sont concernés. L’Asie elle-même est peu affectée par ces premiers contacts. Il n’en va pas de même de l’Amérique dont la population autochtone est décimée par la variole introduite par les conquistadores (baisse de 75% de la population) : l’Amérique devient progressivement un monde métis, produit de la colonisation européenne. De même l’Afrique qui, du XVII° au début du XIX° siècle constitue un réservoir d’esclaves pour les colonies européennes d’Amérique ou le monde arabo-musulman : ses structures économiques et sociales sont profondément transformées par l’impact des deux traites : la traite orientale depuis le IX° siècle, via le Sahara et l’Océan indien, et la traite atlantique depuis le XVI° : certains Etats ou peuples africains (Fons du royaume de Dahomey, Ashantis de Ouidah, cités haoussas telle Sokoto) se spécialisent dans la razzia et la vente d’esclaves aux négriers 3 chrétiens de Nantes ou Liverpool ou aux négriers musulmans de Zanzibar ou Tripoli (Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières. Essai d’histoire globale, Gallimard, 2004). II) La mondialisation libérale du XIX° siècle et de la Belle Epoque : le temps de Jules Verne et du Titanic A) Une mondialisation européenne: industrialisation, libre échange et migrations vers les pays neufs ou l’occidentalisation du monde. La seconde vague de la mondialisation accompagne l’industrialisation du XIX° siècle et la libéralisation des échanges du milieu du XIX° siècle. Si la mondialisation des Temps Modernes n’avait pas affecté en profondeur les sociétés occidentales, encore rurales à 80 ou 90%, celle du XIX° siècle fait déjà entrer l’Europe et l’Amérique du Nord dans l’univers de la communication instantanée et du transport de masse. Cette seconde mondialisation est due à deux facteurs : la révolution des transports et le triomphe du libre échange. La révolution des transports et de la communication du XIX° constitue un premier facteur d’accélération des échanges avec les navires à vapeur à partir de 1840, le réseau télégraphique sous-marin mis en place par l’Angleterre à la fin du XIX° siècle ainsi que les grands liners à coque d’acier de 300m de long, transportant des milliers de passagers à la Belle Epoque sur les lignes des compagnies Cunard, White Star (Titanic, 1912) , Compagnie Générale Transatlantique (la Transat) ou Messageries maritimes ; on peut y ajouter l’ouverture des grands canaux interocéaniques, le canal de Suez (1869) ou celui de Panama en 1914, la sécurisation du trafic maritime grâce aux phares et à la lentille de Fresnel. La généralisation du libre échange entre les puissances du monde industriel constitue l’autre facteur : en 1846, à l’initiative du premier ministre Peel, le Royaume-Uni abroge les corn laws qui avaient institué un tarif protectionniste sur le blé, ouvrant ainsi son marché au blé américain. En 1860 la France et l’Angleterre signe un traité de libre échange (traité CobdenChevalier). D’autres traités bilatéraux suivront entre tous les pays d’Europe jusqu’en 1870. L’existence de l’étalon or, c’est à dire d’un système de monnaies convertibles en or s’étendant à 90% des Etats de la planète facilite également les échanges. Le pays moteur de cette deuxième mondialisation est le Royaume-Uni, « workshop of the world » et première puissance maritime. L’impact de cette deuxième mondialisation est beaucoup plus important que celui de la mondialisation atlantique des XVI°-XVIII° : entre 1840 et 1914 le volume du commerce mondial est multiplié par 7 ; celui de la France par 6 (de 2,5 à 15 milliards de F. entre 1847 et 1913), le commerce de la Grande Bretagne est multiplié par 3 entre 1870 et 1914, de 15 à 35 milliards de F., celui de l’Allemagne par 5, de 5 à 25 milliards. La libre circulation des capitaux permise par l’étalon or favorise l’essor de l’investissement international : 150 milliards de F. sont placés sur l’ensemble de la planète, principalement aux Etats-Unis et sur les marchés émergents de Russie, d’Argentine, de l’Empire ottoman, de Chine et accessoirement dans les colonies européennes : 50% de ces capitaux sont britanniques et 30% français. A l’augmentation du commerce s’ajoutent des migrations internationales sans précédent dans l’histoire : à cette époque c’est l’Europe qui envoie ses pauvres vers le reste du monde, comme nous le rappellent encore la statue de la Liberté de New York due au sculpteur Bartholdi et à l’ingénieur Eiffel et le poème de l’américaine Emma Lazarus gravé sur son socle : Give me you tired, your poor, Your huddled masses Yearning to breathe free. 4 L’Europe est encore pauvre et fortement peuplée (25% de la population mondiale en 1900, contre 7% aujourd’hui) : pour des millions d’Européens souvent issus des régions rurales l’Amérique ou les autres pays neufs représentent des « terres d’espérance », comme l’Europe d’aujourd’hui pour les populations d’Afrique ou du Moyen Orient. 60 millions d’Européens s’installent dans les pays neufs, les deux tiers en Amérique du Nord, les autres en Amérique latine (Argentine, Brésil, Uruguay, Chili), en Australie, Nouvelle Zélande, Afrique du Sud. Les Etats-Unis à eux seuls ont accueilli 4 millions d’Italiens, 2 millions de Juifs ashkénazes fuyant les pogroms dans l’empire russe, plus d’un millions d’Irlandais, des millions de Slaves : l’Amérique d’aujourd’hui est largement un produit de cette seconde mondialisation, célébrée par l’écrivain Israël Zangwill dans sa pièce The Melting Pot jouée à Washington en 1907. Enfin il faut aussi prendre en compte la dimension culturelle de cette seconde mondialisation : les capitales des pays émergents imitent l’urbanisme haussmannien de Paris : c’est le cas de Buenos Aires, de Mexico, du Caire. Les missionnaires et les fonctionnaires coloniaux répandent l’usage de l’anglais et du français dans les colonies, notamment en Afrique et en Asie du Sud. Les vieux empires asiatiques se modernisent, à l’image de l’Europe, tel le Japon de l’ère Meiji, la Chine, l’Egypte des khédives, ou l’Empire ottoman : les élites y adoptent le costume occidental, les normes administratives ou techniques, les institutions. Cette seconde mondialisation correspond à une période de forte croissance économique marquée par deux phases A du cycle de Kondratiev, le « boom victorien » de 1850 au début des années 1870 d’une part, la Belle Epoque de 1896 à 1914 en Europe et l’extraordinaire croissance de l’économie américaine qui dure jusqu’en 1929. B) Le grand repli de l’entre-deux-guerres : absence de puissance régulatrice, crises économiques, protectionnisme et totalitarismes. La Grande guerre ouvre une période de repli de la mondialisation qui dure jusqu’en 1945 : d’abord parce qu’elle déséquilibre durablement le système monétaire international, en raison de la mise en place du contrôle des changes durant la guerre, et de ses conséquences l’inflation et son corollaire, les dévaluations des monnaies (le F de 4 sous en 1926 ) ; ensuite parce que l’Europe, appauvrie par la guerre, investit moins dans le reste du monde. Le repli est aussi dû à des causes politiques : la guerre a provoqué l’arrivée au pouvoir de régimes totalitaires qui adoptent des politiques autarciques : la Russie communiste en 1917 annule sa dette extérieure, les fameux emprunts russes, l’Italie fasciste se ferme des la fin des années 1920, l’Allemagne nazie adopte une politique autarcique dans le cadre de la préparation d’une économie de guerre. Enfin la crise des années trente relance la tentation protectionniste y compris dans les démocraties capitalistes d’Europe de l’ouest : accord d’Ottawa en 1932 sur la préférence impériale au sein du Commonwealth. Bref, face aux difficultés économiques, la tentation du chaque pour soi, du repli sur le marché intérieur (Etats-Unis) ou sur les empires coloniaux (France et Royaume-ni) s’est avérée suicidaire : elle a aggravé la crise de 1929 en accentuant spectaculairement la contraction du commerce international qui est divisé par trois en valeur durant les années trente. Par ailleurs, le fractionnement du monde, dans l’entredeux-guerres n’est pas seulement économique : les frontières se ferment ; au libéralisme de la Belle Epoque, du « monde d’hier » pour reprendre le titre de l’autobiographie de Stefan Zweig (Le monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, 1942), se substituent dans la majorité des pays d’Europe des dictatures ou des Etats totalitaires : le libéralisme était sans doute injuste socialement mais il était politiquement et culturellement permissif et il apportait aussi la croissance. Lénine, Mussolini, Staline ou Hitler ont apporté crimes de masse, régression culturelle, stagnation économique et au final une nouvelle guerre mondiale. 5 III) La reprise des échanges après la seconde guerre mondiale A) Croissance et libre échange dans l’hémisphère occidental : la vision idéaliste d’un nouvel ordre mondial fondé sur le droit et l’économie de marché : ONU, GATT et stabilité monétaire. La réalité : une mondialisation limitée à l’Ouest. L’une des principales leçons tirées par les Occidentaux de la crise des années trente est qu’elle était due à l’absence de concertation internationale : les Etats s’étaient lancés dans des politiques économiques unilatérales reposant sur le protectionnisme et les dévaluations compétitives et se faisant, ils avaient aggravé et prolongé la crise, créant un terrain propice à la guerre. C’est pour cette raison que les Etats-Unis mènent dès cette époque une véritable croisade en faveur du libre échange. Dès 1941 Roosevelt fait inscrire la liberté du commerce dans la charte de l’Atlantique. Bras droit de Roosevelt, son secrétaire au trésor Henry Morgenthau déclare lors de la conférence de Bretton Woods : « Il faut éviter de recourir aux pratiques pernicieuses du passé telles que la course aux dévaluations, l’élévation des barrières douanières, le contrôle des changes par lesquelles les gouvernements ont essayé vainement de maintenir l’activité économique à l’intérieur de leurs frontières . En définitive ces procédés ont été des facteurs de dépression économique, sinon de guerre». Les institutions économiques internationales que nous connaissons aujourd’hui, le Fond Monétaire International, l’Organisation Mondiale du Commerce, découlent de cette volonté de bâtir une économie mondiale ouverte et régulée par la concertation entre nations. La conférence de Bretton Woods en juillet 1944 instaure un système monétaire stable, ou gold exchange standard, fondé sur la parité fixe des monnaies, afin de favoriser l’expansion du commerce international. Le FMI est la garant de cette stabilité monétaire. La conférence de Genève en octobre 1947 débouche sur le GATT, accord général sur les droits de douanes et le commerce. Le GATT repose sur le multilatéralisme – tout avantage consenti à un Etat signataire doit automatiquement bénéficier aux autres- et d’autre part sur le principe de fair trade (commerce équitable) visant à réduire progressivement les entraves au libre échange telles que contingentement, dumping, subventions à l’exportation. La mise en œuvre de ces principes repose sur une démarche contractuelle, les NCM, négociations commerciales multilatérales ou rounds, et sur l’arbitrage pour régler les différents entre partenaires. Ce sont toujours aujourd’hui les principes fondamentaux de l’OMC qui a pris la succession du GATT en 1994 à l’issue de l’Uruguay Round. Les institutions mises en place entre 1945 et 1947 dans la vision de Roosevelt devaient servir de base à un nouvel ordre mondial fondé sur le droit reposant sur trois pilier : l’ONU, chargé de la sécurité collective, le FMI chargé de la stabilité monétaire, condition du commerce, et le GATT chargé de réguler le commerce mondial Décidés en 1947 entre les Etats du bloc occidental ou « monde libre », le libre échange prend effet progressivement : entre 1949 et 1973, le niveau moyen des droits de douanes entre les Etats signataires passe de 40% à 10%. Cette libération entraîne une croissance rapide des échanges : entre 1948 et 1973 les exportations mondiales sont multipliées par 14 en valeur ; en volume le commerce mondial progresse de 8% par an, deux fois plus vite que la croissance de la production. La part de la production mondiale échangée passe de 7% à 15%. Malgré la crise des années soixante dix due à l’inflation, au flottement des monnaies et au choc pétrolier, la dynamique d’expansion du commerce ne s’interrompt pas : le Tokyo Round (1973-1979) débouche sur une nouvelle baisse des droits de douanes, preuve que les gouvernements estiment que les avantages du libre échange sont supérieurs à ceux du protectionnisme. L’Uruguay Round, 8° cycle de négociation, ramène en 1994 le niveau des taxes douanières à 4% en moyenne. A cette date, des 23 Etats signataires du GATT de 1947 6 on est passé à 124 membres de l’OMC tandis que les anciens Etats du bloc communiste déposent leur candidature à l’OMC. L’espace concerné par le libre échange s’est dilaté du bloc occidental, du « monde libre » du temps de la guerre froide, à la quasi totalité de la planète en raison de l’échec des système économiques socialistes et des stratégies de développement autocentrées mises en oeuvre dans beaucoup de pays du Sud durant les années 1960 à 1980. B) « Un autre monde était possible » : l’échec économique et social du « socialisme réel » Le socialisme marxiste-léniniste, ou « socialisme réellement existant » pour reprendre la formule de Leonid Brejnev, a en effet représenté durant tout le XX° siècle une alternative concrète à l’économie libérale. L’URSS puis les autres Etats du bloc communiste ont à leur manière incarné une autre mondialisation. Le socialisme de Lénine et de ses héritiers avait une dimension universaliste et s’inscrivait dans le sens de l’histoire cher à Marx : le capitalisme libéral victime des ses contradictions internes devait s’écrouler à la faveur d’une de ses crises et laisser la place à la dictature du prolétariat, au pouvoir des soviets, à qui incombait la mission historique de bâtir un ordre nouveau, fondé non plus sur la liberté d’entreprendre ou de commercer, sur l’économie de marché et son moteur le profit, mais au contraire sur l’étatisation de l’économie sous l’égide d’un parti-Etat tout puissant. Délivrée de la loi du profit et de la domination d’entrepreneurs capitaliste assimilé à des parasites, l’économie planifiée devait assurer ainsi à la fois une croissance supérieure à celle des pays capitalistes et permettre l’édification d’une société plus juste. La réalité du socialisme, ce que Brejnev avait appelé « le socialisme réellement existant », a démenti cette promesse de lendemains qui chantent, l’illusion de l’avenir radieux s’est dissipée devant la réalité de plomb de l’échec économique et du totalitarisme. Le bilan de l’expérience soviétique au XX° siècle ainsi que celle des nombreux Etats qui, de la Chine à Cuba en passant par les pays d’Europe de l’Est, ont imité le modèle soviétique est en effet sans appel : pour reprendre la belle formule de l’historien américain Martin Malia (la tragédie soviétique, 1995) « le socialisme n’a crée ni croissance ni liberté, il n’a engendré que le pouvoir ». Loin de dépérir, l’Etat bureaucratique s’est sans cesse renforcé provoquant naufrage économique terreur de masse et crimes d’Etat. Les nomenklatura au pouvoir dans les Etats communistes ont ellesmêmes tirés les leçons de cet échec et initié des politiques de réforme, chaotique en URSS, pragmatiques en Chine où le Parti communiste a gardé le pouvoir. Ces politiques de réforme ont en commun le ralliement aux règles de l’économie de marché et de la mondialisation (adhésion de la Chine à l’OMC en 2003). L’échec catastrophique de cette première tentative « altermondialiste » avant la lettre doit nous inspirer la prudence face à ceux qui nous promettent de nouveau le naufrage imminent du libéralisme et l’utopie d’un autre monde possible délivré du profit, des inégalités, des entreprises capitalistes….C’était déjà le rêve de Lénine, Staline ou Mao ! C) La rupture des années 1990, une rupture géopolitique (l’effondrement du bloc soviétique), idéologique (la mondialisation de l’économie de marché) et technologique (la révolution de l’information et de la communication), et l’ambivalence de la mondialisation: unification et fragmentation du monde Si les fondements de ce nous appelons mondialisation remontent au XVI° siècle, si son accélération date de la révolution industrielle, si, après le grand repli de l’entre-deux-guerres, c’est durant les Trente Glorieuses que le monde occidental capitaliste et libéral jette les bases 7 de l’ordre économique actuel et des ses institutions (OMC, FMI mais aussi au niveau régional UE), il n’en reste pas moins que la prise de conscience d’entrer dans une ère nouvelle, celle de la mondialisation, date des années 1990. Cette décennie est effet une décennie de ruptures sur les plans géopolitique, idéologique et technologique. Sur le plan géopolitique la fin de la guerre froide, autrement dit la fin des économies autocentrées chinoise et soviétique, se traduit par la réunification économique du monde et simultanément le triomphe des Etats-Unis : « hyperpuissance » selon Hubert Védrine, « Amérique monde » selon Alfredo Valladao ou encore « empire démocratique universel », les Etats-Unis apparaissent aujourd’hui comme la seule puissance de rang mondial, en attendant l’affirmation peut-être de la puissance chinoise. Il s’ensuit que la mondialisation est aujourd’hui assimilée au triomphe de l’Amérique ou à l’impérialisme américain : antiaméricanisme et anticapitalisme se confondent, faisant oublier un peu vite que les européens Renault, EADS et Daimler, le japonais Toyota, le Coréen Hyundai, les chinois Lenovo et TCL ou l’indien Mittal sont aussi les gagnants de la mondialisation. Sur le plan technologique, la révolution de l’information et de la communication, incarnée par l’explosion depuis quinze ans de la téléphonie mobile puis, depuis 10 ans, d’internet, a accéléré considérablement le rétrécissement du monde. Ainsi que les possibilités d’agir à l’échelle de la planète pour les entreprises comme pour les groupes d’opinion ou les organisations terroristes : à la globalisation financière, celle des bourses informatisées, fonctionnant en continu, s’ajoutent les « images globales » diffusées simultanément partout, celles du 11 septembre, comme celles d’Abou Graïb, celles des égorgements sur internet ou de la guerre du Liban. Sur le plan idéologique le tableau est plus contrasté. Si le libéralisme économique semble aujourd’hui indépassable (et c’est d’ailleurs pour cela qu’il déchaîne les critiques), le libéralisme politique peine à s’imposer au delà de l’Europe et du continent américain et de quelques Etats d’Asie orientale (Japon, Corée du Sud). D’une part aujourd’hui il n’existe plus aucune alternative crédible à l’économie de marché, contrairement aux années 1950 ou même 1980 durant lesquelles Georges Marchais pouvait encore célébrer le bilan globalement positif du socialisme soviétique. Le parti communiste chinois incarne depuis 25 ans avec brio ce ralliement à l’économie de marché de ceux qui voulaient en faire table rase. Mais d’autre part la démocratie libérale même si elle a considérablement progressé depuis vingt en Amérique latine et en Europe de l’Est, reste à l’écart du monde arabo-musulman, de la Chine et de la plupart des Etats africains. Or seule la démocratie, c’est à dire l’existence d’un Etat de droit, permet aux opinions publiques de tempérer les excès du marché en imposant régulation et redistribution au bénéfice du plus grand nombre. Cette triple rupture des années 1990 débouche sur une nouvelle division internationale du travail dans laquelle une partie des Etats de ce que l’on appelait le Tiers Monde s’industrialise rapidement en captant les productions à forte intensité en travail : on ne peut plus aujourd’hui opposer un Nord industriel à un Sud cantonné aux productions minières ou agricoles. Ce phénomène s’est accompagné d’une formidable redistribution des rôles à l’échelle internationale. Contrairement à une idée reçue, la mondialisation n’accroît pas les inégalités au niveau mondial, elle les redistribue : la Chine, continent des famines à l’époque de Mao (30 millions de morts lors de la famine qui avait suivi le Grand Bond en Avant de 1959) a depuis 25 ans un taux de croissance deux à trois fois supérieur à celui des pays de la triade USA/UE/Japon et a vu l’émergence d’une classe moyenne de 200 millions de Chinois dont le niveau de vie se rapproche de celui des Japonais ou des Européens (on a fabriqué cette année en Chine 5 millions de voiture, presque toutes pour le marché intérieur). La Chine (1/5 de la population mondiale) n’est plus un pays sous développé mais le nouvel atelier du monde, son PIB a dépassé celui de la France et du Royaume Uni : évidemment pour le PIB par habitants, c’est une autre affaire. De ce point de vue, continuer d’enseigner que « les inégalités se 8 creusent entre le Nord et le Sud » est une ineptie : entre l’Asie des moussons (de la Corée à l’Inde) et le Nord, elles se réduisent rapidement et la pauvreté diminue (en nombre de personne vivant sous le seuil de pauvreté) en Asie orientale ainsi que dans la majorité des Etats d’Amérique latine mais les inégalités internes à ces sociétés se creusent sous l’effet de la croissance (les riches s’enrichissent beaucoup plus vite). Au contraire, la pauvreté progresse en Afrique et au Moyen Orient, davantage d‘ailleurs pour des raisons politiques (guerres, instabilité politique, mauvaise gouvernance), qu’économique : l’exemple du Zimbabwe, ruiné par la gestion clientéliste de Robert Mugabe, est tout à fait éclairant de ce point de vue. Conclusion. Les résistances à la mondialisation : Avec la fin de la guerre froide et l’échec du modèle communiste, « Nous sommes condamnés à vivre dans le monde où nous vivons » (François Furet, Le passé d’une illusion, essai sur l’idée communiste au XX° siècle, Robert Laffont, 1995) : l’économie de marché et la démocratie libérale apparaissent comme indépassables. Mais la victoire du libéralisme sur le socialisme bureaucratique ne signifie pas pour autant la fin de l’histoire, car la réalité, toujours décevante, produit de la frustration, du ressentiment et débouche sur de nouvelles utopies. En effet, la mondialisation et le capitalisme produisent de la croissance mais aussi de l’inégalité ou affectent l’environnement (réchauffement climatique par exemple), d’où le refus de la réalité et la tentation de l’utopie. Le refus de la réalité prend la forme de la condamnation unilatérale de la mondialisation et de l’économie de marché, voire du monde occidental dans son ensemble. La mondialisation est alors présentée comme la résultante d’un complot contre les peuples. La théorie du complot comme seul facteur explicatif des difficultés rejoint alors la croyance en un « autre monde possible », situé dans le futur ou le dans le passé (âge d’or). La critique altermondialiste vient de l’intérieur du monde occidental elle se nourrit de la nostalgie de l’utopie socialiste (communistes, trotskistes) mais également de l’idéalisation de la nature vierge (Deep Ecology ou écologie radicale et aspiration à la décroissance). Dans la première tendance, « l’autre monde possible » est une nouvelle mouture du socialisme expérimenté par Lénine, Mao ou Castro dont les échecs catastrophiques n’ont pas découragé certains adeptes, toujours en quête du paradis terrestre. Dans l’autre tendance, l’utopie regarde vers le passé, l’âge d’or d’une nature vierge. Dans un monde occidental largement déchristiannisé ou désenchanté, la nature, sacralisée, se substitue à la Providence et l’idée judéo-chrétienne de péché originel est transférée de la sexualité, aujourd’hui réhabilitée, vers l’activité économique, polluante : la nature vierge est la nouvelle incarnation de la pureté qu’il faut absolument préserver d’un Occident coupable tandis que le réchauffement climatique remplace la crainte du jugement dernier. L’islamisme critique la mondialisation comme étant l’émanation d’un Occident corrupteur et oppresseur. Le refus de la mondialisation, perçue comme émanant d’un « complot des Juifs et des Croisés » ou « américano-sioniste » responsable de toutes les difficultés du monde arabo-musulman débouche sur l’utopie régressive du retour à l’âge d’or d’un Islam fantasmé, celui du Califat du Moyen Âge. La mondialisation pose cependant un redoutable défi, celui de sa régulation. Fernand Braudel remarquait déjà dans les années 1970 que « l’économie va plus vite que la politique ou la culture ». L’économie et les progrès des sciences, surtout depuis l’âge industriel, créent de plus en plus de richesses et de bien être (l’espérance de vie a triplé dans les pays développés depuis le début du XIX° siècle, elle a doublé dans le monde depuis les années quarante) mais fait naître sans cesse de nouveaux défis : pollution, prolifération nucléaire, 9 gestion des tensions internationales, risque de crises économiques, menaces sur l’écosystème global. Ces défis ne peuvent être gérés qu’à l ‘échelle internationale. Pour imparfaites qu’elles puissent être, les institutions internationales issues de la seconde guerre mondiale (ONU, FMI, OMC…) constituent néanmoins le seule cadre viable dans lequel affronter ces menaces. Bibliographie. Essais sur la mondialisation. Robert Reich, L’économie mondialisée, Dunod, 1993 Alfredo Valladao, Le XXI° siècle sera américain, La Découverte, 1993 Pierre-Noël Giraud, L’inégalité du monde, Gallimard, 1996 Daniel Cohen, Richesse du monde, pauvreté des nations, Flammarion, 1997 Erik Izraelewicz, Ce monde qui nous attend ; les peurs françaises et l’économie, Grasset, 1997 Alain Minc, La mondialisation heureuse, Plon, 1997 Erik Izraelewicz, Quand la Chine change le monde, Grasset, 2005 Erik Orsenna, Voyage aux pays du coton, petit précis de mondialisation, Fayard, 2006 Ouvrages d’histoire. Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XV°-XVIII° siècle, Armand Colin, 1979 Immanuel Wallerstein, Capitalisme et économie-monde, Flammarion, 1980 David S. Landes, Richesse et pauvreté des nations, Albin Michel, 1998 Paul Bairoch, Victoires et déboires : histoire économique et sociale du monde, Gallimard, 1997. Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières. Essai d’histoire globale, Gallimard, 2004 Articles. L’Histoire, n° 270, novembre 2002, dossier Les racines de la mondialisation, articles de J.-M. Gaillard, J. Cornette, M. Sartre, M. Gauchet. L’Histoire, n°254, mai 2001, Régis Bénichi, La mondialisation a aussi une histoire. L’Histoire, n° 239, janvier 2000, dossier, Mille ans de croissance économique, de Venise à la Silicon Valley, articles de J. Marseille et J. Cornette Les collections de L’Histoire, n° 5, Complots secrets et rumeurs . Le mythe du complot mondial. Le démon du soupçon, entretien avec Marcel Gauchet. 10