Les liaisons dangereuses de la monnaie et de la finance

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Dominique Plihon
Alternatives Economiques
Hors-série n° 105 - avril 2015
Les liaisons dangereuses de la
monnaie et de la finance
Depuis trois décennies, les marchés financiers connaissent une
montée en puissance spectaculaire. Jusqu'à transformer le rôle
des banques dans l'économie et la nature de la monnaie qu'elles
créent.
Placements financiers des ménages français (en milliards d'euros) et évolution 2000-2014 (en %)
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La monnaie, pour tout un chacun, c'est d'abord un moyen de paiement. Mais c'est aussi un
instrument de réserve de valeur, une des formes que peut prendre la détention de richesse. Elle offre
l'avantage par rapport à d'autres éléments du patrimoine - tels que les valeurs mobilières, par
exemple (actions, obligations et autres titres financiers) - d'être l'actif le plus liquide. Un actif liquide a
deux caractéristiques principales, que la monnaie possède au plus haut point. Tout d'abord, sa valeur
nominale est stable, à la différence des autres actifs - réels et financiers - dont les prix fluctuent au
gré des variations de l'offre et de la demande. Ensuite, il est immédiatement disponible pour le
règlement des transactions, sans délai et sans coût important.
Transformation de la structure du bilan consolidé des banques françaises
Ces propriétés de la monnaie, qui en font l'actif le plus liquide, expliquent pourquoi les agents
économiques (les ménages, les entreprises…) souhaitent en détenir. Le premier économiste à avoir
compris l'importance de la liquidité est John Maynard Keynes : dans sa Théorie générale de l'emploi,
de l'intérêt et de la monnaie (1936), il explique la détention de monnaie comme un comportement de
"préférence pour la liquidité". Selon lui, les agents économiques recherchent la monnaie pour faire
face à l'incertitude, car l'économie de marché évolue d'une manière imprévisible. La monnaie inspire
confiance du fait de sa qualité d'actif sans risque, garantie par le système bancaire et par l'Etat.
Les nouveaux comportements des ménages
Dans une économie moderne, la liquidité d'un agent économique ne peut plus être définie par la
seule détention de monnaie (billets et dépôts bancaires), dans la mesure où il existe des actifs
liquides aisément transformables en moyens de paiement (voir encadré). Conséquence de ces
innovations financières, le patrimoine financier des ménages s'est profondément modifié (voir
graphique).
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Tout d'abord, la taille de ce patrimoine a fortement augmenté (+ 70 %), malgré la crise financière,
passant de 2 600 à 5 755 milliards de 2000 à 2014, alors que le revenu disponible des ménages
n'augmentait que de 46 %. En second lieu, la composition du patrimoine s'est transformée : la part
des actifs financiers s'est accrue et celle des actifs monétaires a chuté (de 31,3 % à 30 %). Les
dépôts bancaires (monnaie scripturale) étaient la composante la plus importante du patrimoine des
ménages en 2000. Quatorze ans plus tard, les contrats d'assurance-vie - le placement financier
préféré des ménages - supplantent leurs avoirs monétaires avec une part de 38 %.
Des agrégats monétaires de plus en plus larges
Ces transformations reflètent les nouveaux comportements financiers des ménages. Ils cherchent à
réduire la part de leur richesse détenue sous forme d'encaisses monétaires non ou faiblement
rémunérées, pour se porter vers des actifs financiers liquides et rémunérés, telles les parts
d'organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM, fonds commun de placement et
sicav) ou d'assurance-vie.
Ces nouveaux comportements de placement constituent un défi pour les banques centrales. Leur
préoccupation principale est de guider au mieux les évolutions monétaires en fonction de leurs
objectifs, dont le principal est la stabilité des prix. Dans ce but, les banques centrales construisent
des agrégats monétaires qui sont des indicateurs statistiques censés mesurer le pouvoir d'achat des
agents économiques. La définition de ces agrégats suppose que soit tracée une frontière entre les
différents actifs monétaires et financiers, afin de déterminer ceux qui représentent une capacité de
dépense à court terme des agents économiques. Or, en atténuant les différences entre les catégories
d'actifs liquides, la multiplication des innovations financières tend à rendre plus floues ces frontières
(voir encadré ci-dessous).
Les banques au coeur de la finance moderne
Les banques jouent un rôle majeur dans ces transformations qui se caractérisent par une montée en
puissance de la finance de marché. Les banques françaises et européennes, qualifiées de "banques
universelles", sont présentes à la fois sur l'activité bancaire traditionnelle, qui consiste à faire des
crédits et à gérer des dépôts, et sur les opérations de marché. A côté de l'intermédiation bancaire
traditionnelle, s'est en effet développée une "intermédiation de marché", qui domine aujourd'hui
l'activité des banques universelles.
Ainsi, le poids relatif des crédits et des dépôts dans le bilan consolidé des banques a fortement
baissé : de 1980 à 2010, la part des crédits à la clientèle est passée de 84 % à 38 %, tandis que la
part des dépôts a chuté de 73 % à 34 % (voir graphique page 27). Mais, dans le même temps, les
banques ont élargi la gamme de leurs opérations sur les marchés de titres. En effet, celles-ci
participent de plus en plus au financement de l'économie par l'achat de titres, qu'il s'agisse de titres à
court terme inclus dans l'agrégat monétaire m3 (voir encadré page 26), ou de valeurs mobilières.
Ainsi, à l'actif des banques, la part des titres a été multipliée par plus de sept, passant de 5 % à 37 %
de 1980 à 2010. Parallèlement, les banques ont émis une proportion croissante des dettes sous
forme de titres, de sorte que, au passif, la part des dépôts bancaires, qui constitue la monnaie
scripturale, était devenue en 2010 moins importante que la dette sous forme de titres (42 %), dont
une partie - les certificats de dépôts - figure dans l'agrégat monétaire M3.
Les nouvelles modalités de la création monétaire
Les modalités de la création monétaire se sont donc diversifiées : désormais, les banques créent de
la monnaie non seulement à l'occasion de leurs opérations de crédit (intermédiation traditionnelle),
mais également en contrepartie de leurs opérations de financement par achats des titres émis par
l'Etat et les entreprises (intermédiation de marché). Le crédit bancaire n'est plus qu'une des
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modalités de la création monétaire, qui pèse de moins en moins face à la création monétaire
d'origine financière.
Les contours de plus en plus flous de la monnaie
Pour tenir compte de la multiplication des innovations financières, les autorités européennes ont défini trois agrégats monétaires,
du plus étroit (M1) au plus large (M3), construits par intégration successive des actifs à caractère monétaire figurant au passif
consolidé des institutions financières monétaires. Celles-ci comprennent trois catégories d'institutions émettrices d'actifs
monétaires : les banques centrales, qui émettent la monnaie fiduciaire (billets), les établissements de crédit (banques),
émettrices de monnaie scripturale (dépôts à vue) et les institutions financières émettrices d'actifs financiers liquides, tels que les
organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM) monétaires.
Dans le contexte institutionnel français, ces trois agrégats correspondent aux actifs liquides suivants :
•
L'agrégat monétaire étroit (M1), qui représente la monnaie au sens strict, ne comprend que les actifs ayant le caractère
de moyens de paiement, c'est-à-dire la monnaie fiduciaire, et la monnaie scripturale, qui représente plus de 90 % des
moyens de paiement.
•
L'agrégat intermédiaire (M2) comprend, en plus de M1, les placements à vue effectués sur des comptes à taux
réglementés, tels que les livrets A, les livrets de développement durable, les comptes d'épargne logement. Ces
placements - parfois qualifiés de quasi-monnaie - ont la caractéristique d'être disponibles à tout moment et leur valeur
nominale est stable. Mais, contrairement aux actifs qui constituent M1, ils ne peuvent servir directement à effectuer des
paiements.
•
La masse monétaire au sens large (M3) recouvre m2 et les actifs financiers liquides émis par les institutions financières
monétaires. Ce sont des titres à court et moyen termes dont la valeur fluctue sur les marchés. Il y a, d'une part, les titres
émis par les OPCVM, qui gèrent des portefeuilles d'actifs financiers pour le compte des épargnants. Et, d'autre part, les
titres de créances négociables (TCN) créés lors de la
réforme financière de 1985, dont la durée peut aller de
quelques mois à cinq ou sept ans : ce sont les bons du
Trésor négociables qui constituent la dette à court terme de
l'Etat, les billets de trésorerie émis par les entreprises, et les
certificats de dépôts émis par les banques.
Agrégats monétaires en France en janvier 2015, en milliards d'euros
A côté des actifs financiers liquides, les agents économiques ont
cependant la possibilité de détenir des actifs financiers risqués qui,
quant à eux, ne sont pas comptabilisés dans la masse monétaire.
Ceux-ci correspondent aux valeurs mobilières négociables sur les
marchés financiers. D'une part, les actions, qui sont un titre de
propriété sur les actifs sociaux de la société émettrice, avec une
rémunération variable (les dividendes) liée en principe aux résultats
de la société. D'autre part, les obligations, qui sont des titres de
créance sur la société ou l'institution émettrice dont la rémunération est fixe et déterminée lors de l'émission. Il s'agit d'actifs
financiers risqués car, contrairement à la monnaie et à la plupart des actifs financiers liquides mentionnés précédemment, leur
valeur est variable, donc incertaine, car déterminée par les conditions du marché. Enfin, il ne faut pas oublier les placements
d'assurance-vie, dont le caractère risqué dépend du support dans lequel ils sont investis.
De plus, les crédits créent moins de dépôts, dans la mesure où la part des dépôts diminue dans le
bilan des banques et dans le patrimoine détenu par les ménages et les entreprises. Le fait que ces
derniers se portent de plus en plus vers les actifs autres que les dépôts bancaires, tels que les
OPCVM monétaires, constitue une "
" dans le système bancaire stricto sensu, dont le pouvoir de
création monétaire tend à diminuer.
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Les risques du modèle de banque universelle
Le poids croissant de la finance de marché constitue une menace pour la stabilité du système
bancaire. Ces opérations ont été au coeur de l'instabilité financière, lors du krach boursier de 1987,
au moment du krach des valeurs technologiques en 2000, et plus encore lors de la crise financière
qui a débuté en 2007. Cette crise a montré que les opérations de marché, à l'origine de pertes
bancaires importantes, sont une menace pour les banques universelles et pour le système bancaire
dans son ensemble, d'où le qualificatif d'"
" donné à ces banques "
".
Un débat s'est instauré sur la question de la séparation entre, d'une part, des banques de détail,
tournées vers la distribution des crédits et la collecte des dépôts, et, d'autre part, des banques
d'investissement spécialisées dans les opérations de marché. Des réformes ont été réalisées dans
ce sens, mais qui apparaissent largement insuffisantes. C'est le cas de la loi française dite de
"
" du 23 juillet 2013.
Les banques centrales face à la finance
De leur côté, les banques centrales - gardiennes de la stabilité du système bancaire et financier - ont
dû s'adapter à ces mutations. Jusqu'au début des années 2000, sous l'influence de la doxa
monétariste, elles surveillaient la progression de la masse monétaire, supposée être étroitement liée
au rythme de l'inflation. Mais la pertinence des agrégats monétaires comme objectif intermédiaire de
la politique monétaire au service de l'objectif final qu'est la stabilité des prix a été remise en cause
par le caractère flou et instable de ces agrégats. C'est ainsi que la plupart des pays ont abandonné
l'objectif de masse monétaire et se sont ralliés à un ciblage direct de la politique monétaire sur
l'inflation.
Le deuxième changement important de la doctrine des banques centrales s'est imposé à la suite de
la crise financière. Il a consisté à abandonner un autre pilier de l'orthodoxie monétaire : le principe de
séparation entre stabilité monétaire et stabilité financière. Dans le passé, les banques centrales se
concentraient principalement sur la stabilité monétaire (la lutte contre l'inflation) et ont largement
ignoré la stabilité financière, notamment des prix des actifs financiers et immobiliers. Cette
négligence est l'une des raisons pour lesquelles les banquiers centraux n'ont pas vu venir la crise
financière internationale qui a débuté en 2007.
Rompant avec l'orthodoxie antérieure à la crise, les banques centrales ont mis en oeuvre des
politiques dites "non conventionnelles" pour aller au secours des banques et éviter l'effondrement
des systèmes bancaires menacés par la crise des subprime. Jouant leur rôle de prêteurs en dernier
ressort, elles ont prêté en urgence aux banques des montants considérables à des taux d'intérêt
proches de zéro. Ce qui a donné lieu à un gonflement de la base monétaire (la monnaie créée par la
banque centrale) et à un doublement de la taille du bilan de la Banque centrale européenne (BCE)
depuis le début de la crise.
Un pas de plus a été franchi dans la volonté de mieux surveiller les banques avec la décision de
confier à la BCE le rôle de superviseur unique des grandes banques de la zone euro dans le cadre
de l'union bancaire européenne créée en 2012. Une preuve supplémentaire, s'il en était besoin, des
liaisons dangereuses entre la finance moderne et les banques, émettrices de la monnaie.
Dominique Plihon
Alternatives Economiques Hors-série n° 105 - avril 2015
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En savoir plus
Quelles leçons de la crise pour les banques centrales ? Débat autour d'une refondation
de leurs missions, par Jean-Paul Betbèze et alii, La Documentation française, 2012.
La monnaie et ses mécanismes, par Dominique Plihon, coll. Repères, La Découverte,
5e édition, 2013.
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