La Nature
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I
NTRODUCTION
Introduction
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Avant de revenir au premier plan du paysage mental de
notre époque, la nature a subi dans le siècle écoulé une longue
éclipse : l'art l'avait abandonnée quand il ne l'avait pas niée, les
philosophes l'avaient ignorée quand ils ne l'avaient pas mépri-
sée, la technique achevait de la dominer et depuis longtemps la
science positiviste l'avait reléguée parmi les antiquités de la
métaphysique.
Une double difficulté attend ceux qui voudront de cette
notion prendre toute la mesure. Première difficulté : la polysé-
mie du terme. Son extension est variable et sa compréhension
flotte. La largeur et la profondeur de cet espace symbolique
changent selon les cultures, les époques et les individus. Chaque
penseur a, explicite ou non, une philosophie de la nature qui lui
est propre. De plus, il arrive qu'au sein d'un même système
philosophique, la nature soit prise à des niveaux différents,
voire en des sens différents. Le cas de Kant est à cet égard
exemplaire : la « nature » dont il est question dans la Critique de
la raison pure n'est pas la même que celle dont la finalité est
analysée dans la Critique du jugement ni celle qui joue dans les
opuscules « historiques » un véritable rôle de Providence.
Seconde difficulté, liée à la première : le caractère équivoque du
statut ontologique de la notion de nature. La nature n'est pas
seulement (pas d'abord ?) une réalité objective donnée dans la
perception, mais une idée forgée par l'entendement, pas
seulement une idée forgée par l'entendement, mais une valeur
(laquelle, comme valeur, peut être affectée d'un signe négatif),
et, plus éloigné encore de l'idée, un objet de désir, un fantasme.
Dans sa Métaphysique, Aristote, qui fut le premier philo-
sophe à livrer une analyse et des définitions multiples du
concept, ne relève pas moins de quatre sens pour le mot
fÚsij
(phusis) que nous traduisons par « nature » : « génération
de ce qui croît », « l'élément premier immanent d'où procède ce
qui croît », « le principe du mouvement premier pour tout être
naturel en lequel il réside par essence
1
», « le fond premier dont
1. Aristote, La Métaphysique Delta 4, 1014b 16-20, tome I, trad. J. Tricot, Vrin,
1981, p. 254.
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est fait ou provient quelque objet artificiel
1
» : la force, l'origine,
le fondement et l'essence sont les quatre notions qui dessinent
la constellation aristotélicienne de la phusis. Autrement dit,
chez Aristote, nature signifie l'unité de la forme et de la matière,
matière et forme, séparément, pouvant être appelées également
« nature ». Or la forme induit la finalité parce qu'elle est, selon
Aristote, la « fin du devenir
2
» : par rapport à la matière pre-
mière, la forme, en effet, n'apparaît qu'à la fin. Synthéti-
quement, la nature sera définie comme « la substance des êtres
qui ont, en eux-mêmes et en tant que tels, le principe de leur
mouvement
3
». La définition du début du livre II de la Physique
(le second grand texte aristotélicien concernant la nature) est
analogue : « la nature est un principe et une cause de mouve-
ment et de repos pour la chose en laquelle elle réside immédia-
tement, par essence et non par accident
4
». La nature est donc à
la fois le premier et l'ultime, l'origine et la fin, le fondement et le
résultat.
Il est remarquable qu'aucune des acceptions mentionnées
par Aristote ne correspond à notre usage prioritairement exten-
sif du mot (l'ensemble des êtres et phénomènes, hors travail
humain, déployés devant nous) : les deux premières (la force et
l'origine) sont, si l'on peut dire, « biologiques », les deux der-
nières (le fondement et l'essence), « physiques ». Mais il est pos-
sible de reconnaître dans cette dualité le sens de la distinction
que les scolastiques
5
établiront plus tard entre la nature natu-
rante et la nature naturée. Cette dualité est nécessaire dès lors
que ne sont plus confondus le principe et les réalités auxquelles
il s'applique. C'est par cette dualité de sens – le formel et le ma-
tériel – que Kant commence son texte intitulé Premiers
principes métaphysiques de la science de nature : au sens formel,
nature « désigne le principe premier et intérieur de tout ce qui
1. Ibid., 1014b 27-28, p. 255.
2. Ibid., 1015a 11, p. 257.
3. Ibid., 1015a 14-15, p. 257.
4. Aristote, Physique, tome I, livre II, 192b, trad. H. Carteron, Les Belles Lettres,
1966, p. 59.
5. A partir d'une traduction latine d'Averroès, lui-même commentateur d'Aristote
(la distinction se trouve dans Physique II).
Introduction
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appartient à l'existence d'une chose
1
», au sens matériel : « la
totalité des choses pour autant qu'elles peuvent être objets de
nos sens, et donc aussi objets de l'expérience, en comprenant
ainsi la totalité des phénomènes, c'est-à-dire le monde sensible,
à l'exclusion de tous les objets non sensibles
2
». La dualité est
finalement celle de la forme et de la totalité, ou bien encore celle
de la totalité intensive du tout consistant en soi, et celle de la
totalité extensive de ce que les Latins appelaient universitas
rerum et où l'on retrouve notre univers.
Le passage du grec phusis au latin natura
3
– d'où vient notre
nature – ne va pas sans changement ni perte, car si l'idée
d'engendrement est conservée (l'étymologie de natura renvoie à
la fois au fait de naître et à l'action de faire naître), celles de
substance et d'essence disparaissent ou passent au second plan.
Cela dit, natura reste au confluent des trois questions que la
phusis posait et résolvait : qu'est-ce ? (l'essence), d'où ?
(l'origine), où ? (la finalité).
Le chercheur, le technicien, l'artiste : tous ont affaire à une
nature différente, spécifique ; tous pourtant travaillent sur une
même nature comprise en extériorité, cette nature dont les phi-
losophes de l'Antiquité cherchaient, par-delà les manifestations,
les principes. En revanche, l'injonction éthique de « suivre » la
nature ne serait guère compréhensible si « nature » s'entendait
comme le spectacle déployé des êtres et des choses devant nous.
Nature naturante et nature naturée sont à la fois séparables et
indissociables. Dans nature, il y a à la fois le processus et le
produit, le cours et le résultat. C'est pourquoi, même réduite à
sa dimension physique, la nature n'a pas le même sens que le
« monde » ou l'« univers » : ni du monde, ni de l'univers, en effet,
nous ne dirons qu'ils sont principes
4
.
1. E. Kant, Premiers principes métaphysiques de la science le la nature, AK IV, 467,
trad. F. De Gandt, Œuvres philosophiques II, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1985, p. 363.
2. Ibid.
3. Le De rerum natura de Lucrèce est l'analogue des Péri phuséôs des
présocratiques.
4. Cela est peut-être un peu moins vrai aujourd'hui. La phénoménologie a donné au
monde un sens qui excède de beaucoup la détermination physique, voire
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L'incertitude et la complexité de ces questions montrent que
le problème de la nature n'est pas un problème « parmi d'au-
tres » de la ph ilosophie. La conjonction des deux sens de la
phusis comme totalité de l'étant et comme l'étant comme tel
(οÙσα ousia) – conjonction qui traverse toute l'histoire de la
philosophie occidentale (dans sa Méditation sixième, Descartes
écrit à propos de la « vertu d'imaginer » qu'elle « n'est en aucune
sorte nécessaire à ma nature ou à mon essence, c'est-à-dire à
l'essence de mon esprit
1
») – cette conjonction se trouve déjà
chez les Grecs : elle est au centre (Heidegger l'a souligné
2
) de ce
qu'avant l'invention du mot « métaphysique », Aristote appelait
« philosophie première ».
Comment traiter de « la nature » ? L'abondance du matériau
disponible risque de décourager le philosophe et l'historien des
idées : de fait, ce qui a été publié sous le nom dhistoire de
l'idée de nature
3
» ne manque pas de tomber dans la particu-
larité. Pourtant un exposé synthétique n'est pas impossible :
l'ensemble des questions qui ont été posées à propos de la
nature, l'ensemble des usages de ce terme dans la langue et la
pensée s'organisent autour de deux grandes problématiques : la
nature de la nature, les relations entre l'homme et la nature.
Telle sera la subdivision principale du présent résumé. Seul un
mode d'exposition encyclopédique raisonné permet d'éviter
l'écueil principal de la rhapsodie historique (qui, en fait, ne
serait que chronologique) et les trop fréquentes répétitions. En
outre, et contrairement à ce qu'une vue générale pourrait lais-
ser croire, la littérature consacrée à la nature en tant que telle
(et non à l'une de ses déterminations, physiques ou métaphy-
siques), si elle surabonde, n'est pas infinie : s'il est impossible
naturaliste ; quant à l'univers, la cosmologie moderne montre que sa structure
est inséparable de son histoire, mieux : qu'elle est son histoire (voir infra).
1. R. Descartes, Méditations métaphysiques, Œuvres et Lettres, Bibliothèque de la
Pléiade, 1953, p. 319.
2. M. Heidegger, Les Concepts fondamentaux de la métaphysique, trad. D. Panis,
Gallimard, 1992, p. 60-61.
3. Tel est le titre d'un ouvrage de R. Lenoble.
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