La Nature INTRODUCTION 6 Introduction Avant de revenir au premier plan du paysage mental de notre époque, la nature a subi dans le siècle écoulé une longue éclipse : l'art l'avait abandonnée quand il ne l'avait pas niée, les philosophes l'avaient ignorée quand ils ne l'avaient pas méprisée, la technique achevait de la dominer et depuis longtemps la science positiviste l'avait reléguée parmi les antiquités de la métaphysique. Une double difficulté attend ceux qui voudront de cette notion prendre toute la mesure. Première difficulté : la polysémie du terme. Son extension est variable et sa compréhension flotte. La largeur et la profondeur de cet espace symbolique changent selon les cultures, les époques et les individus. Chaque penseur a, explicite ou non, une philosophie de la nature qui lui est propre. De plus, il arrive qu'au sein d'un même système philosophique, la nature soit prise à des niveaux différents, voire en des sens différents. Le cas de Kant est à cet égard exemplaire : la « nature » dont il est question dans la Critique de la raison pure n'est pas la même que celle dont la finalité est analysée dans la Critique du jugement ni celle qui joue dans les opuscules « historiques » un véritable rôle de Providence. Seconde difficulté, liée à la première : le caractère équivoque du statut ontologique de la notion de nature. La nature n'est pas seulement (pas d'abord ?) une réalité objective donnée dans la perception, mais une idée forgée par l'entendement, pas seulement une idée forgée par l'entendement, mais une valeur (laquelle, comme valeur, peut être affectée d'un signe négatif), et, plus éloigné encore de l'idée, un objet de désir, un fantasme. Dans sa Métaphysique, Aristote, qui fut le premier philosophe à livrer une analyse et des définitions multiples du concept, ne relève pas moins de quatre sens pour le mot fÚsij (phusis) que nous traduisons par « nature » : « génération de ce qui croît », « l'élément premier immanent d'où procède ce qui croît », « le principe du mouvement premier pour tout être naturel en lequel il réside par essence1 », « le fond premier dont 1. Aristote, La Métaphysique Delta 4, 1014b 16-20, tome I, trad. J. Tricot, Vrin, 1981, p. 254. 7 La Nature est fait ou provient quelque objet artificiel1 » : la force, l'origine, le fondement et l'essence sont les quatre notions qui dessinent la constellation aristotélicienne de la phusis. Autrement dit, chez Aristote, nature signifie l'unité de la forme et de la matière, matière et forme, séparément, pouvant être appelées également « nature ». Or la forme induit la finalité parce qu'elle est, selon Aristote, la « fin du devenir2 » : par rapport à la matière première, la forme, en effet, n'apparaît qu'à la fin. Synthétiquement, la nature sera définie comme « la substance des êtres qui ont, en eux-mêmes et en tant que tels, le principe de leur mouvement3 ». La définition du début du livre II de la Physique (le second grand texte aristotélicien concernant la nature) est analogue : « la nature est un principe et une cause de mouvement et de repos pour la chose en laquelle elle réside immédiatement, par essence et non par accident4 ». La nature est donc à la fois le premier et l'ultime, l'origine et la fin, le fondement et le résultat. Il est remarquable qu'aucune des acceptions mentionnées par Aristote ne correspond à notre usage prioritairement extensif du mot (l'ensemble des êtres et phénomènes, hors travail humain, déployés devant nous) : les deux premières (la force et l'origine) sont, si l'on peut dire, « biologiques », les deux dernières (le fondement et l'essence), « physiques ». Mais il est possible de reconnaître dans cette dualité le sens de la distinction que les scolastiques5 établiront plus tard entre la nature naturante et la nature naturée. Cette dualité est nécessaire dès lors que ne sont plus confondus le principe et les réalités auxquelles il s'applique. C'est par cette dualité de sens – le formel et le matériel – que Kant commence son texte intitulé Premiers principes métaphysiques de la science de nature : au sens formel, nature « désigne le principe premier et intérieur de tout ce qui 1. 2. 3. 4. Ibid., 1014b 27-28, p. 255. Ibid., 1015a 11, p. 257. Ibid., 1015a 14-15, p. 257. Aristote, Physique, tome I, livre II, 192b, trad. H. Carteron, Les Belles Lettres, 1966, p. 59. 5. A partir d'une traduction latine d'Averroès, lui-même commentateur d'Aristote (la distinction se trouve dans Physique II). 8 Introduction appartient à l'existence d'une chose1 », au sens matériel : « la totalité des choses pour autant qu'elles peuvent être objets de nos sens, et donc aussi objets de l'expérience, en comprenant ainsi la totalité des phénomènes, c'est-à-dire le monde sensible, à l'exclusion de tous les objets non sensibles2 ». La dualité est finalement celle de la forme et de la totalité, ou bien encore celle de la totalité intensive du tout consistant en soi, et celle de la totalité extensive de ce que les Latins appelaient universitas rerum et où l'on retrouve notre univers. Le passage du grec phusis au latin natura3 – d'où vient notre nature – ne va pas sans changement ni perte, car si l'idée d'engendrement est conservée (l'étymologie de natura renvoie à la fois au fait de naître et à l'action de faire naître), celles de substance et d'essence disparaissent ou passent au second plan. Cela dit, natura reste au confluent des trois questions que la phusis posait et résolvait : qu'est-ce ? (l'essence), d'où ? (l'origine), où ? (la finalité). Le chercheur, le technicien, l'artiste : tous ont affaire à une nature différente, spécifique ; tous pourtant travaillent sur une même nature comprise en extériorité, cette nature dont les philosophes de l'Antiquité cherchaient, par-delà les manifestations, les principes. En revanche, l'injonction éthique de « suivre » la nature ne serait guère compréhensible si « nature » s'entendait comme le spectacle déployé des êtres et des choses devant nous. Nature naturante et nature naturée sont à la fois séparables et indissociables. Dans nature, il y a à la fois le processus et le produit, le cours et le résultat. C'est pourquoi, même réduite à sa dimension physique, la nature n'a pas le même sens que le « monde » ou l'« univers » : ni du monde, ni de l'univers, en effet, nous ne dirons qu'ils sont principes4. 1. E. Kant, Premiers principes métaphysiques de la science le la nature, AK IV, 467, trad. F. De Gandt, Œuvres philosophiques II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1985, p. 363. 2. Ibid. 3. Le De rerum natura de Lucrèce est l'analogue des Péri phuséôs des présocratiques. 4. Cela est peut-être un peu moins vrai aujourd'hui. La phénoménologie a donné au monde un sens qui excède de beaucoup la détermination physique, voire 9 La Nature L'incertitude et la complexité de ces questions montrent que le problème de la nature n'est pas un problème « parmi d'autres » de la philosophie. La conjonction des deux sens de la phusis comme totalité de l'étant et comme l'étant comme tel (οÙσ…α – ousia) – conjonction qui traverse toute l'histoire de la philosophie occidentale (dans sa Méditation sixième, Descartes écrit à propos de la « vertu d'imaginer » qu'elle « n'est en aucune sorte nécessaire à ma nature ou à mon essence, c'est-à-dire à l'essence de mon esprit1 ») – cette conjonction se trouve déjà chez les Grecs : elle est au centre (Heidegger l'a souligné2) de ce qu'avant l'invention du mot « métaphysique », Aristote appelait « philosophie première ». Comment traiter de « la nature » ? L'abondance du matériau disponible risque de décourager le philosophe et l'historien des idées : de fait, ce qui a été publié sous le nom d'« histoire de l'idée de nature3 » ne manque pas de tomber dans la particularité. Pourtant un exposé synthétique n'est pas impossible : l'ensemble des questions qui ont été posées à propos de la nature, l'ensemble des usages de ce terme dans la langue et la pensée s'organisent autour de deux grandes problématiques : la nature de la nature, les relations entre l'homme et la nature. Telle sera la subdivision principale du présent résumé. Seul un mode d'exposition encyclopédique raisonné permet d'éviter l'écueil principal de la rhapsodie historique (qui, en fait, ne serait que chronologique) et les trop fréquentes répétitions. En outre, et contrairement à ce qu'une vue générale pourrait laisser croire, la littérature consacrée à la nature en tant que telle (et non à l'une de ses déterminations, physiques ou métaphysiques), si elle surabonde, n'est pas infinie : s'il est impossible naturaliste ; quant à l'univers, la cosmologie moderne montre que sa structure est inséparable de son histoire, mieux : qu'elle est son histoire (voir infra). 1. R. Descartes, Méditations métaphysiques, Œuvres et Lettres, Bibliothèque de la Pléiade, 1953, p. 319. 2. M. Heidegger, Les Concepts fondamentaux de la métaphysique, trad. D. Panis, Gallimard, 1992, p. 60-61. 3. Tel est le titre d'un ouvrage de R. Lenoble. 10 Introduction d'en faire le tour complet, il nous est, en revanche loisible d'en prendre toute la mesure1. 1. On trouvera en fin de volume une bibliographie fondamentale mentionnant les ouvrages qui ont sur la question de la nature développé un sens décisif. 11