TEXTES D’ILLUSTRATION SUR LA CONDITION HUMAINE
La terre nous en apprend plus long sur nous que tous les livres. Parce qu’elle nous
résiste. L’homme se découvre quand il se mesure avec l’obstacle. mais pour l’atteindre, il
lui faut un outil. Il lui faut un rabot, ou une charrue. Le paysan, dans son labour, arrache
peu à peu quelques secrets à la nature, et la vérité qu’il dégage est universelle. De
même, l’avion, l’outil des lignes aériennes, mêle l’homme à tous les vieux problèmes.
J’ai toujours, devant les yeux, l’image de ma première nuit de vol en Argentine, une nuit
sombre où scintillaient seules, comme des étoiles, les rares lumières éparses dans la
plaine.
Chacune signalait, dans cet océan de ténèbres, le miracle d’une conscience. Dans ce
foyer, on lisait, on réfléchissait, on poursuivait des confidences. Dans cet autre, peut-être,
on cherchait à sonder l’espace, on s’usait en calculs sur la nébuleuse d’Andromède. Là
on aimait. De loin en loin luisaient ces feux dans la campagne qui réclamaient leur
nourriture. Jusqu’aux plus discrets, celui du poète, de l’instituteur, du charpentier. Mais
parmi ces étoiles vivantes, combien de fenêtres fermées, combien d’étoiles éteintes,
combien d’hommes endormis...
Il faut bien tenter de se rejoindre. Il faut bien essayer de communiquer avec quelques-uns
de ces feux qui brûlent de loin en loin dans la campagne. Saint-Exupéry (1900-1944)
texte liminaire de Terre des hommes, 1939
Qu'est-ce-que l'humanité de l'homme ? Partout où nous avons des hommes, nous avons
en même temps, toute une série de plans à la fois distincts et solidaires : des outils,
toutes les techniques de subsistance, de production et d'échange, tout ce qui constitue la
vie matérielle. Pas d'hommes sans outillage, mais pas d'hommes non plus, à côté des
outils et techniques, sans langage. Donc tout ce qui est mode d'expression verbale, orale
ou écrite, va faire partie de ce champ énorme. Et ce n'est pas tout. C'est qu'il n'y a pas
d'hommes non plus, sans institutions sociales, depuis les règles du mariage et de la vie
domestique jusqu'aux institutions proprement sociales et politiques, et que tout ça, ça
commence à faire des séries d'étages : les techniques, l'économie, les institutions et puis
la religion. Il n'y a pas d'hommes sans qu'il y ait des institutions religieuses, à la fois des
rituels, des récits (ça rejoint le problème du langage), de ce qu'on appelle en gros le
mythe, des représentations figurées, des présentifications du divin, donner un corps si je
peux dire au divin (avec Augé nous nous sommes attelés à ce problème autrefois). Et
puis il n'y a pas d'hommes sans qu'il y ait toutes les formes que nous appelons l'art, les
images, les représentations, la poésie, la musique, la danse. Et il n'y a pas non plus
d'histoire humaine qui ne fasse une certaine place à partir d'un certain moment, à des
savoirs, et qui par conséquent à côté des techniques n'essaye de théoriser ces
techniques où même de faire quelque chose qui est de la pure recherche. Tous ces plans
sont étagés, c'est cela que regarde l'anthropologue, qu'il s'agisse des Grecs, des Indiens,
des Chinois où des Africains. Il se trouve devant un champ qui à cet égard, revêt partout
le même aspect. Jean-Pierre Vernant (1914-2007)
La Grèce pour penser l'avenir, 2000
Association ALDÉRAN © - Conférence 1401-22 : “Les mots de la philosophie : la condition humaine” - 26/11/2013 - page 4