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Revue Flaubert, n° 7, 2007
Flaubert et Taine : moments d’un dialogue
Bruna Donatelli
Professeur de littérature française, Università Roma Tre
Dans un climat culturel fortement marqué par le progrès
scientifique, la rencontre entre Taine et Flaubert était inévitable
car ils avaient été, tous les deux, séduits par les potentialités
encore inexplorées du réel, dont le premier était l’interprète
scientiste et l’autre l’interprète littéraire. Leur confrontation
intellectuelle, qui a été intense et a duré presque vingt ans
1
, ne se
déroule pourtant pas exclusivement sur le plan esthético-
littéraire dont les deux écrivains se font porte-parole, mais elle
s’ouvre à un débat bien plus étendu touchant à la philosophie et
à l’histoire. C’est un dialogue qui nous est arrivé par fragments,
les deux écrivains ayant préféré une conversation en tête-à-tête,
comme en témoignent les quelques lettres qui restent de leur
échange épistolaire
2
, le savant et l’artiste se confrontent sur
le double registre de la différence et de l’affinité. En effet, si
Taine admirait l’écriture de Flaubert pour sa fécondité créative
et sa précision, il lui reprochait par contre d’être « tirée hors de
son domaine, traînée de force dans celui de la science et des arts
du dessin »
3
. Quant à Flaubert, il n’approuvait guère la critique
scientiste de Taine, indifférent à l’« ingenium de chaque
individu »
4
, mais il admirait la lucidité de ses spéculations
–––––
1. Sur l’ensemble de cette confrontation intellectuelle voir Bruna Donatelli, Flaubert
e Taine. Luoghi e tempi di un dialogo, Roma, Nuova Arnica editrice, 1998. Voir aussi
Bruna Donatelli, « La correspondance Flaubert Taine : littérature et critique
littéraire », dans Arlette Michel et Loïc Chotard (éds), L’Esthétique dans les
correspondances d’écrivains et de musiciens (XIX
e
-XX
e
siècles), Presses de
l’Université Paris Sorbonne, 2001, p. 35-43; « Flaubert : notes de lecture sur Taine »,
dans Yvan Leclerc (éd.), La Bibliothèque de Flaubert, Rouen, Publications de
l’Université de Rouen, 2001, p. 279-294 ; « Taine lecteur de Flaubert. Quand
l’histoire rencontre la littérature », Romantisme, n° 111, 2001, p. 74-87.
2. Pour cet échange épistolaire on renvoie à l’édition établie par Bruna Donatelli à
partir des autographes (qu’on croyait disparus), qui corrige les transcriptions inexactes
de l’édition Conard, reproduites aussi dans toutes les autres éditions de la
Correspondance, y compris celle de la Pléiade. Cette correspondance a été publiée en
appendice de l’étude citée (Flaubert e Taine. Luoghi e tempi di un dialogo). Les
références à cette édition seront dorénavant données avec l’abréviation Corr F-T. Les
autographes de Flaubert, dont cinq inédits, et les copies des lettres de Taine,
manuscrites par sa femme, sont conservées dans le Fonds Hippolyte Taine que la
Bibliothèque Nationale de France a acquis en 1993.
3. Hippolyte Taine, « Notes de Paris. Visite à Gustave Flaubert », dans H. Taine. Sa
vie et sa correspondance. Le critique et le philosophe (1853-1870), Hachette, 1904,
t. II, p. 233.
4. Corr F-T, p. 161.
2
philosophiques et la finesse de son écriture. Ces jugements
ambivalents s’expliquent toutefois par le rôle différent que
chacun d’eux attribuait à la science et à la poésie.
Aux yeux de Taine, science et art appartiennent en effet à
deux domaines distincts, dont les finalités diffèrent : « l’artiste
n’a pour but que de produire le beau, le savant n’a pour but que
de trouver le vrai »
5
. Vouée à ne rechercher que la vérité, la
science ne peut se plier à des goûts personnels : « Elle est
maîtresse et non servante, et si elle n’est pas maîtresse, elle est
la plus vile des servantes, parce qu’elle dément sa nature et
dégrade sa dignité. »
6
La science, au cœur de sa pensée, n’est
pas seulement un instrument d’évaluation méthodologique, le
prélude à une théorie des sciences humaines ou la dimension la
plus élevée et développée du savoir ; elle acquiert dans son
système philosophique une ampleur métaphysique telle qu’elle
lui garantit ce savoir exhaustif qui avait fait reculer les
positivistes eux-mêmes : « La science soutient-il dans sa
Préface à la deuxième édition des Philosophes français du
XIX
e
sièclea pour but de trouver la cause de chaque objet et la
cause des causes qui est celle de l’univers »
7
.
Flaubert entretient par contre avec la science un rapport plus
problématique, comme l’a largement démontré Sartre dans
L’Idiot de la famille
8
. Si d’une part, il en vante la précision et
l’impartialité, des caractéristiques qui lui sont inhérentes et sur
lesquelles il a basé son écriture
9
, d’autre part, il la rejette parce
qu’« il est entré en littérature contre la science »
10
, pour
conquérir ce domaine (l’art) qui, par principe, échappe aux
analyses scientifiques et pour y triompher « en […] appliquant,
–––––
5. H. Taine. Sa vie et sa correspondance. Le critique et le philosophe (1853-1870),
ouvr. cité., p. 122.
6. Hippolyte Taine, Voyage en Italie, Hachette, 1866, t. I, p. 40.
7. Hippolyte Taine, Philosophes français du XIXe siècle, Hachette, 1860, p. IV.
Affirmation qui ne correspond pas tout à fait aux conclusions De l’Intelligence
(1870), Taine s’interroge sur les possibilités de prouver l’existence sans recourir à
l’expérience. Le contenu de son discours philosophique ne sera toutefois pas remis en
question, parce qu’une science non inductive mais totalement réalisée, qui
correspondrait au savoir divin, lui paraissait irréalisable à ce moment-là mais pas
impossible pour l’espèce humaine.
8. Voir Jean-Paul Sartre, L’Idiot de la famille, Gallimard, 1972, t. III. Claude Digeon
n’est pas du même avis et fute en partie l’interprétation sartrienne dans son étude
« Flaubert et le scientisme d’après Sartre » dans Antoine Thivel (éd.), Hommage à
Claude Faisant, Les Belles Lettres, 1991, p. 203-221.
9. Dans sa Correspondance, Flaubert souligne à plusieurs reprises cette analogie entre
art et science, surtout dans les lettres des années 1850, décisives pour sa nouvelle
conception artistique. Dans son échange épistolaire avec Louise Colet, on trouvera
fréquemment des affirmations portant sur cette nouvelle vision : « la littérature
prendra de plus en plus les allures de la science ; elle sera surtout exposante, ce qui ne
veut pas dire didactique ». Gustave Flaubert, Correspondance, établie, présentée et
annotée par. Jean Bruneau, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973-1998,
t. II, p. 298.
10. Jean-Paul Sartre, ouvr. cité, p. 596.
3
transposées, les méthodes exactes »
11
. Constamment parodié et
pris en dérision dans ses textes, le savoir scientifique ne peut pas
être assimilé, selon lui, à ce savoir absolu, qui, prérogative de
l'artiste, est bien illusoire et que La Tentation de saint Antoine
met constamment en scène. Des sentiments ambivalents, de
revanche, qui se traduisent à nouveau en admiration pour la
science lorsque celle-ci sert d’antidote à la « rage de vouloir
prouver » et à l’« orgueil de vouloir mesurer l’infini et d’en
donner des solutions »
12
, et qu’elle devient dès lors une autre
méthode d’analyse, la seule qui permette à l’humanité « de se
mettre un peu au-dessus d’elle-même »
13
.
Si Flaubert s’éloigne donc de Taine quand ce dernier, en tant
que critique littéraire, veut expliquer, par les lois de production
d’un texte, l’impondérable de la création littéraire et empri-
sonner l’art dans des schémas établis ou des classifications, il ne
peut pas ne pas apprécier en revanche l’approche scientifique de
ses théories philosophiques et les qualités artistiques de ses
études historiques, l’art, la science et la philosophie se
rejoignent. C’est surtout le philosophe que Flaubert admire chez
lui, et ce n'est pas un hasard si au cours de leurs échanges
épistolaires, les grands thèmes traditionnels, que Taine avait
désormais écartés du domaine d’étude de son système spécula-
tif, ne sont jamais abordés. Soigneusement évité par chacun
d’eux, le mot « philosophie » n’est utilisé que par Flaubert et
rarement avec la légèreté de celui qui ne veut pas s’engager
dans un domaine qui ne lui appartient pas, face à une autorité à
laquelle il préférait ne pas se mesurer
14
. « Très beau morceau
d’histoire philosophique, ou de philosophie historique, ad
libitum »
15
: tel est, par exemple, son commentaire à propos d’un
extrait du Voyage en Italie, soulignant non sans ironie les points
forts et complexes des argumentations historico-philosophiques
de Taine, étroitement liés certes, sans être toutefois
équivalents
16
.
–––––
11. Id.
12. Correspondance, 1980, t. II, p. 378.
13. Ibid., p. 451.
14. Flaubert adopte une attitude différente à l’égard d’autres correspondants qui, tout
en n’étant pas philosophes eux-mêmes, mais intéressés par sa réflexion philosophique,
l’invitent à exprimer son point de vue à ce sujet. Se sentant libre de tout
conditionnement, Flaubert aborde alors les grands thèmes philosophiques avec ironie,
provocation et affirmations paradoxales. Voir par exemple l’échange épistolaire avec
Mlle Leroyer de Chantepie.
15. Corr F-T, p. 143.
16. Dès ses écrits de jeunesse Flaubert avait exprimé ses réserves à l’égard de la
liaison entre philosophie et histoire : « Un autre jour il [le préfet Jourdain] a parlé
avec feu des études historiques et particulièrement de la philosophie de l’histoire ; je
l’ai laissé dire, en demandant à moi-même ce que les gens qui ont passé leur vie à
étudier, entendaient aujourd’hui par ce mot-là et s’ils le comprenaient bien eux-
mêmes. Ce que les plus fervents y voient de plus clair, c’est que c’est une science
4
Les quelques extraits que l’on conserve de leur dialogue à ce
sujet permettent de distinguer trois moments : un premier
moment où Flaubert écoute et approuve Taine, alors que celui-ci
est polémique et désacralisateur envers tout ce qui était défini à
tort comme de la philosophie; le deuxième moment, qui devient
très vite un débat, quand la discussion bouche sur la
perception visuelle, plus adéquate à la condition d’artiste de
Flaubert, bien que celle-ci constitue, selon Taine, une matière
spécifiquement philosophique ; un troisième moment marqué
par le silence de Taine lorsque, dans La Tentation de saint
Antoine, le problème philosophique de la connaissance est
transposé sur le plan littéraire.
Au début de leur dialogue Flaubert se montre donc
enthousiaste à la lecture d’un article de Taine (« Philosophie
religieuse »), écrit en 1855
17
et publà nouveau en 1865 dans
les Nouveaux essais de critique et d’histoire, l’auteur se
moque des théories de J. Reynaud sur la conciliation entre
religion et philosophie
18
: « À chaque ligne on s’extasie, on se
dit : “Bien, bien, c’est cela”. On éprouve enfin un contentement
absolu »
19
. Même si Flaubert ne précise ni les raisons de son
enthousiasme ni celles de son « contentement »
20
, ces raisons
proviennent sans doute non seulement du ton sarcastique des
argumentations de Taine mais aussi des deux lignes de force de
cet essai, à savoir la distinction très claire entre religion et
philosophie et l’identification de cette dernière avec la science :
Parlez à un savant de déférence à l’autorité, de foi immédiate, de
croyance sans preuves, d’assentiment donné par le cœur ; vous
attaquez sa méthode et vous révoltez son esprit. Sa première règle
––––––––––
dans l’horizon, et les autres sceptiques pensent que ce sont deux mots bien lourds à
entamer l’un sur l’autre et que la philosophie est assez obscure sans y adjoindre
l’histoire, et que l’histoire en elle-même est assez pitoyable sans l’atteler à la
philosophie », « Pyrénées et Corse », dans Œuvres complètes. Œuvres de jeunesse,
édition présente, établie et annotée par Claudine Gothot Mersch et Guy Sagnes,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2001, t. I, p. 693.
17. Publié dans la Revue des Deux Mondes du 1
er
août.
18. Flaubert avait lu Ciel et Terre de J. Reynaud et, dans une lettre à Mlle Leroyer de
Chantepie, il en avait contesté les implications morales concernant la théorie de la
métempsycose : « Voilà plusieurs fois que vous me parlez de Jean Reynaud. […]
Quant à son explication des peines et des récompenses, c’est une explication comme
une autre, c’est-à-dire qu’elle n’explique rien. Qu’est-ce qu’un châtiment dont n’a pas
conscience l’être châtié ? Si nous ne nous rappelons rien des existences antérieures, à
quoi bon nous en punir ? Quelle moralité peut-il sortir d’une peine dont nous ne nous
voyons pas le sens ? », Correspondance, 1980, t. II, p. 785.
19. Corr F-T, p. 133-134.
20. On observera toutefois qu’il considère cet essai et celui consacré au bouddhisme,
tous les deux publiés dans les Nouveaux essais de critique et d’histoire comme « les
deux chefs-d’œuvre du volume ». Cette expression indique clairement que Flaubert
privilégie le philosophe plutôt que le critique littéraire puisque les Nouveaux essais de
critique et d’histoire renferment aussi les études bien connues de Taine sur Balzac et
Stendhal.
5
dans la recherche du vrai est de rejeter toute autorité étrangère, de ne
se rendre qu’à l’évidence personnelle, de vouloir toucher, de n’ajouter
foi aux témoignages qu’après examen, discussion et vérification. Sa
plus vive aversion est pour les affirmations sans preuves qu’il appelle
préjugés, pour la croyance immédiate qu’il appelle crédulité, pour
l’assentiment du cœur qu’il appelle faiblesse d’esprit
21
.
Ce n’était pas la première fois que Taine attaquait durement
les positions dogmatiques de la philosophie officielle. Dans une
série d’articles écrits entre 1855 et 1857
22
, qui devaient « écla-
bousser la figure de la vérité officielle »
23
, et parus ensuite dans
les Philosophes français du XIX
e
siècle (1857), il avait dénoncé
implacablement le sectarisme d’un académisme orienté
exclusivement vers la propagande morale et politique ; une
philosophie qui forme « les esprits depuis un quart de siècle,
[…] les prend au moment ils s’ouvrent, […] pèse sur eux
avec toute la force d’une institution »
24
. Sa position est claire ; il
l’explique sans équivoque dans sa Préface à la deuxième édition
des Philosophes français du XIX
e
siècle parue en 1860
25
:
Un livre de réfutation n’est pas un livre de théorie ; je n’exposais pas,
j’attaquais ; je n’étais point tenu de produire un système ; je n’ai fait
qu’indiquer une direction. Un seul point a été traité, et comme il est
capital, je demande la permission de le marquer ici
26
.
En prenant ses distances non seulement vis-à-vis des
spiritualistes mais aussi des positivistes, qui s’étaient opposés
aux premiers avec tout autant de dogmatisme (« Les spiri-
tualistes relèguent les causes hors des objets, les positivistes
relèguent les causes hors de la science »
27
), Taine ne renonce
pas à définir le profil du vrai philosophe, qu’il aperçoit chez
ceux qui se consacrent exclusivement à trouver et à prouver des
vérités générales, chez ceux qui aiment « la science pure, et ne
s’occupe[nt] pas de la vie pratique » et « ne songe[nt] pas à
réformer le genre humain » :
–––––
21. Hippolyte Taine, Nouveaux essais de critique et d’histoire, Hachette, 1865, p. 13.
22. Taine avait probablement publié ces articles à titre de revanche, parce qu’il avait
été refusé à l’agrégation en philosophie à cause de ses idées non conformes à la
philosophie officielle.
23. H. Taine. Sa vie et sa correspondance. Correspondance de jeunesse (1847-1853),
Hachette, 1902, t. I, p. 304.
24. Hippolyte Taine, Les Philosophes français du XIX
e
siècle, Hachette, 1860, p. IV.
25. Une préface que Taine avait entièrement réécrite : il avait en effet l’habitude, lors
des rééditions de ses œuvres, de modifier les préfaces. Ici, il change son introduction
parce que, après avoir lu le Cours de philosophie positive de Comte, ses vues sur le
positivisme ont évolué et il veut distinguer sa propre position de celle du positivisme.
Voir à ce sujet Jean-Thomas Nordmann, « Taine et le positivisme », Romantisme,
21-22, 1978, p.21-33.
26. Hippolyte Taine, Les Philosophes français du XIX
e
siècle, ouvr. cité, p. IV.
27. Ibid., p. V.
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