Cahiers de Philosophie de l’Université de Caen
, n° 37, 2001
DESCRIPTIONS, NORMES ET INTERPRÉTATIONS
DANS LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES
D’après David Hume et bien d’autres philosophes de la tradi-
tion empiriste, il est logiquement impossible de fonder un être sur
un devoir ou bien un devoir sur un être, ce qui revient à dire qu’il
faut maintenir le discours normatif strictement séparé du descriptif.
On peut à la rigueur admettre qu’un ensemble de normes ou de
prescriptions a un sens (pratique) si l’on présuppose d’abord que
certains faits sont établis ; pour les établir, il faut bien sûr utiliser un
discours descriptif. On peut admettre aussi, selon cette tradition,
qu’il y a des raisonnements valables qui combinent des énoncés nor-
matifs et descriptifs; par exemple, de la combinaison des prémisses
«tous les citoyens français doivent payer leur impôt à l’État français»
(énoncé normatif) et « Pierre est un citoyen français » (énoncé des-
criptif), il semble raisonnable de pouvoir dériver « Pierre doit payer
ses impôts à l’État français » (énoncé normatif). Cependant, même
dans ces cas-là, les deux types de discours sont considérés comme
entièrement distincts puisque leurs instances (c’est-à-dire les énoncés
particuliers) ne peuvent pas être subsumés sous des catégories sé-
mantiques communes : ce qui est normatif est normatif ; ce qui est
descriptif est descriptif ; les métissages entre énoncés ne sont pas
admis. Les énoncés descriptifs et les énoncés normatifs peuvent
mener une « coexistence pacifique» dans un contexte plus général et
même sceller des alliances dans un argument, mais d’un point de vue
formel, il y a un clivage sémantique entre les deux sortes d’énoncés.
On pourrait caractériser cette présupposition sur la dichotomie entre
les énoncés descriptifs et les énoncés normatifs dans tout discours
doué de sens comme la
dichotomie sémantique entre descriptions et normes.
Or, en partant de cette dichotomie, on devrait toujours être en
mesure, en principe et pour un discours quelconque, de décider
s’il s’agit d’un ensemble d’énoncés de la première ou de la deuxième
catégorie ; et pour une discipline quelconque, cela veut dire qu’on
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devrait toujours être en mesure de décider s’il s’agit d’une discipline
descriptive ou normative. Dans certains cas, cette question semble
assez facile à résoudre ; par exemple, il paraît justifié de dire qu’un
texte de géographie physique appartient au genre descriptif tandis
qu’un texte de droit pénal est normatif. Cependant, les choses ne
sont pas toujours aussi simples. Dans le cas qui nous concerne ici,
la question de savoir si la philosophie des sciences est essentielle-
ment une discipline descriptive ou normative a donné lieu à un long
débat au cours du
XX
e
siècle. Pour le positivisme logique, la tâche
de la philosophie des sciences était surtout normative : il s’agissait
d’établir un critère normatif de démarcation (le critère de la vé-
rifiabilité empirique) entre science et métaphysique, et de « purifier»
à son aide le discours des sciences positives de tous les restes méta-
physiques provenant d’un âge préscientifique et qui étaient censés
manquer de sens. Pour le rationalisme critique de Karl Popper, bien
qu’opposé au positivisme logique sur beaucoup d’autres aspects,
il s’agit aussi de distinguer entre bonne science et mauvaise science
ou « pseudo-science » d’après le critère normatif de la falsifiabilité.
Bien que radicalement différent des conceptions du positivisme
et du popperisme, le constructivisme méthodologique de l’École
d’Erlangen propose aussi un discours typiquement normatif pour
la philosophie des sciences en concevant celle-ci comme l’expli-
cation de la « bonne » méthode scientifique, capable de bannir du
discours scientifique véritable des théories «mal construites » comme
la théorie de la relativité… Or, le problème principal de toutes ces
positions normativistes en philosophie des sciences est évidemment
que la tâche des philosophes des sciences devient assez déprimante:
l’histoire montre que les sciences établies ne prennent jamais au
sérieux les normes fixées par les épistémologues.
À l’autre extrême du spectre des positions sur ce sujet, nous ren-
controns les approches descriptivistes de Thomas Kuhn, de Mary
Hesse et de l’École d’Édimbourg, entre autres, pour lesquels les
études sur la science doivent se limiter à décrire ce que font ou ont
fait les scientifiques au cours des âges, tout en s’abstenant d’une
évaluation épistémologique ou méthodologique quelconque. Dans
cette approche, cependant, il n’est pas du tout clair que la tâche
des philosophes des sciences se distingue de celle des historiens
ou des sociologues au sens strict. En dernière analyse, le destin de
l’épistémologie en tant que discipline indépendante de l’historio-
graphie et de la sociologie devient encore plus affligeant que dans
le cas du normativisme : elle est condamnée à disparaître de l’en-
semble des discours doués de sens.
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Finalement, il y a eu aussi des auteurs, comme Imre Lakatos ou
Larry Laudan, qui ont essayé de trouver une espèce de voie moyenne
entre descriptivisme pur et normativisme pur, le premier dans son
essai « History of Science and its Rational Reconstructions »
1
, le
deuxième dans son livre
Progress and its Problems
2
. Pour ces deux
auteurs, la tâche de la philosophie des sciences est, certes, princi-
palement normative, mais elle doit tenir compte des données de
l’historiographie des sciences (qui est supposée purement descriptive)
et se soumettre par là à une sorte de « métanorme »
ad hoc
, d’après
laquelle les épistémologues ne doivent pas fixer des normes mé-
thodologiques qui sont trop souvent violées dans la pratique réelle
des scientifiques – ce qui reviendrait, par analogie, à bannir du
droit pénal la prohibition de l’assassinat en se fondant sur le fait
qu’un grand nombre d’êtres humains ont assassiné d’autres êtres
humains au cours de l’histoire.
Bien que la philosophie des sciences, en tant que discipline insti-
tutionnalisée et plus ou moins autonome, ait déjà presque un siè-
cle d’existence, il faut convenir que même ses représentants les plus
notoires ne savent pas très bien sous quelle catégorie sémantique
ranger leur propre discours. Les confusions et les solutions
ad hoc
qui
s’y manifestent n’ont d’autre source que l’acceptation non critique
du dogme de la dichotomie sémantique entre énoncés descriptifs
et normatifs. Ce n’est évidemment pas seulement la métaphilosophie
de la philosophie des sciences qui est victime de ce dogme, mais
c’est elle qui nous intéresse ici.
Je me propose dans ce qui suit de remettre ce dogme en question.
Je me propose de montrer qu’il y a des types de discours doués de
sens où les énoncés caractéristiques sont à la fois descriptifs et norma-
tifs. Ce sont typiquement des discours que j’appellerai de «deuxième
ordre », c’est-à-dire des discours sur des discours préalables. Une
grande partie des sciences de la culture, et tout particulièrement
la philosophie des sciences (que je conçois comme une science de
la culture, puisqu’elle étudie la culture scientifique), sont consti-
tuées par ce type de discours. En outre, je me propose de montrer
que ce type de discours descriptif-normatif qui est caractéristique
de la philosophie des sciences est associé (d’une manière plus ou
moins compliquée mais cependant bien réelle) à un type de discours
qui n’est ni descriptif ni normatif et que j’appellerai un « discours
1. Lakatos
1971
.
2. Laudan
1977
.
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interprétatif». Je crois que ma ligne d’argumentation est valable aussi
pour beaucoup d’autres sciences de la culture ; par exemple, en
théorie du droit, en théorie de la littérature, dans les sciences po-
litiques, etc. Mais je ne parlerai ici que de philosophie des sciences.
Un objet culturel quelconque est toujours essentiellement lié
à des pratiques ou activités humaines particulières. Par exemple,
la religion est liée à certains rites, l’art à certaines techniques de
production artistique, le droit à certaines formes de sanction de la
conduite humaine, etc. Le langage, en tant qu’objet culturel, est
lié à l’émission de phrases grammaticalement correctes. Enfin, les
sciences empiriques, même si elles présupposent le langage et sa
pratique, sont caractérisées aussi par des activités ou pratiques qui
leur sont propres et qu’on ne trouve pas (ou qu’on ne trouve qu’à
l’état embryonnaire) dans le langage de la vie quotidienne : des
pratiques telles que l’observation systématique, l’expérimentation,
l’application des mathématiques supérieures, et surtout ce que j’ap-
pellerai la théorisation, c’est-à-dire, la construction de modèles
abstraits de la réalité empirique. À mon avis (bien que je ne puisse
pas ici développer cette thèse en détail), c’est l’activité de théoriser
qui est la plus caractéristique des sciences; elle est à la base de toutes
les autres – quoi qu’en disent Ian Hacking
3
et les autres avocats
d’une philosophie purement expérimentaliste des sciences. C’est
afin de confirmer, réfuter, améliorer ou appliquer des modèles théo-
riques qu’on fait des observations systématiques, des expériences
de laboratoire ou des calculs mathématiques. D’un point de vue
épistémologique, toutes ces autres activités typiquement scientifi-
ques n’ont de sens que si on a un ou plusieurs modèles théoriques
comme « arrière-plan », pour ainsi dire. En revanche, ce sont ces
autres pratiques typiquement scientifiques (l’observation systéma-
tique, l’expérience de laboratoire et l’application des mathématiques)
qui, prises ensemble ou bien une par une, font que la théorisation
scientifique devienne justement telle, c’est-à-dire, une activité
scien-
tifique
: on peut en effet concevoir la métaphysique, ou même les
grands systèmes religieux, comme des ensembles de théories dans
un sens large, puisque ces objets culturels proposent aussi des mo-
dèles généraux de la réalité; mais ils ne sont pas scientifiques puisque
leur construction n’est liée ni aux pratiques d’observation systéma-
tique, ni à l’expérimentation, ni à la mathématisation. Le « noyau
dur » de l’activité scientifique, répétons-le, est la pratique que nous
3. Hacking
1983
.
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appelons théorisation en tant qu’associée aux pratiques auxiliaires
que sont l’observation, l’expérimentation et la mathématisation. Et
c’est ce noyau dur de la science qui constitue aussi le noyau dur de
ce qui intéresse la philosophie des sciences.
On me permettra ici une courte digression sur la portée de ces
réflexions : je laisse de côté ici la question de la nature des mathé-
matiques dites « pures », c’est-à-dire la partie des mathématiques
qui, par principe, est conçue indépendamment de toute visée de
connaissance de la réalité empirique ; on peut discuter longuement
sur la question de déterminer si les mathématiques pures appartien-
nent vraiment à la catégorie des sciences ou bien à celle des jeux,
de l’art ou même à une forme de métaphysique particulièrement
rigoureuse. Je ne chercherai pas à trancher cette question. Quand
je parle ici de théorisation scientifique, je me réfère exclusivement
à la théorisation qui vise de manière directe ou indirecte la connais-
sance de la réalité empirique. Par conséquent, mes remarques sur
la nature de la philosophie des sciences ne prétendent pas s’appliquer
nécessairement à la philosophie des mathématiques. Il me paraît
d’ailleurs vraisemblable que la sémantique caractéristique du dis-
cours de la philosophie des mathématiques soit essentiellement dif-
férente de celle de la philosophie des sciences. En tout cas, ce n’est
pas une question sur laquelle je voudrais ici défendre une thèse quel-
conque.
Je reprends ma ligne d’argumentation principale. La pratique de
la théorisation scientifique avec ses associées, l’observation, l’expéri-
mentation et la mathématisation, est évidemment étroitement liée
à la production et à l’usage du langage, mais non à une forme quel-
conque de langage. Le but principal de la pratique scientifique est
de produire et d’appliquer des
descriptions
ou bien des
interprétations
de la réalité étudiée. En d’autres termes, le discours typiquement
scientifique résulte d’une combinaison particulière d’un discours
essentiellement descriptif et d’un autre type de discours qu’on ne
peut plus qualifier de « descriptif» dans le même sens, et que je pro-
pose de caractériser plutôt comme « interprétatif ». Quelle que soit
la terminologie qu’on choisisse ici, ce qu’il est important de noter
est que les deux types de discours ont une sémantique différente.
Un énoncé
descriptif
correspond d’une manière univoque à un fait
(si nous admettons une ontologie de faits) ou à la satisfaction d’une
propriété, ou d’une fonction par un objet (si nous favorisons une
ontologie de propriétés, ou fonctions, et d’objets) ; et en tout cas il
est
vrai ou faux
. Par contre, une
interprétation
ne correspond pas
de manière univoque à un fait, son but étant plutôt de
faire voir
des
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