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interprétatif». Je crois que ma ligne d’argumentation est valable aussi
pour beaucoup d’autres sciences de la culture ; par exemple, en
théorie du droit, en théorie de la littérature, dans les sciences po-
litiques, etc. Mais je ne parlerai ici que de philosophie des sciences.
Un objet culturel quelconque est toujours essentiellement lié
à des pratiques ou activités humaines particulières. Par exemple,
la religion est liée à certains rites, l’art à certaines techniques de
production artistique, le droit à certaines formes de sanction de la
conduite humaine, etc. Le langage, en tant qu’objet culturel, est
lié à l’émission de phrases grammaticalement correctes. Enfin, les
sciences empiriques, même si elles présupposent le langage et sa
pratique, sont caractérisées aussi par des activités ou pratiques qui
leur sont propres et qu’on ne trouve pas (ou qu’on ne trouve qu’à
l’état embryonnaire) dans le langage de la vie quotidienne : des
pratiques telles que l’observation systématique, l’expérimentation,
l’application des mathématiques supérieures, et surtout ce que j’ap-
pellerai la théorisation, c’est-à-dire, la construction de modèles
abstraits de la réalité empirique. À mon avis (bien que je ne puisse
pas ici développer cette thèse en détail), c’est l’activité de théoriser
qui est la plus caractéristique des sciences; elle est à la base de toutes
les autres – quoi qu’en disent Ian Hacking
3
et les autres avocats
d’une philosophie purement expérimentaliste des sciences. C’est
afin de confirmer, réfuter, améliorer ou appliquer des modèles théo-
riques qu’on fait des observations systématiques, des expériences
de laboratoire ou des calculs mathématiques. D’un point de vue
épistémologique, toutes ces autres activités typiquement scientifi-
ques n’ont de sens que si on a un ou plusieurs modèles théoriques
comme « arrière-plan », pour ainsi dire. En revanche, ce sont ces
autres pratiques typiquement scientifiques (l’observation systéma-
tique, l’expérience de laboratoire et l’application des mathématiques)
qui, prises ensemble ou bien une par une, font que la théorisation
scientifique devienne justement telle, c’est-à-dire, une activité
scien-
tifique
: on peut en effet concevoir la métaphysique, ou même les
grands systèmes religieux, comme des ensembles de théories dans
un sens large, puisque ces objets culturels proposent aussi des mo-
dèles généraux de la réalité; mais ils ne sont pas scientifiques puisque
leur construction n’est liée ni aux pratiques d’observation systéma-
tique, ni à l’expérimentation, ni à la mathématisation. Le « noyau
dur » de l’activité scientifique, répétons-le, est la pratique que nous
3. Hacking
1983
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