FACULTÉ DES SCIENCES SOCIALES
O
LIVIER
C
LAIN
DÉPARTEMENT DE SOCIOLOGIE HIVER 2013
SOC-8001
SÉMINAIRE DE DOCTORAT II : SYMBOLES ET FONCTION SYMBOLIQUE
Présentation
Pour penser l’expérience psychique et la vie sociale des hommes, « la théorie » du 20e siècle a
ménagé une place inédite aux notions de signe, de symbole, de fonction et de système symboliques. Le
séminaire prendra pour point de départ une recherche en cours, menée en collaboration avec Roger Fer-
reri, psychiatre et psychanalyste, qui a, entre autres, pour objectif de distinguer de façon plus tranchée
ces notions que ne l’ont fait les théories sociologiques, anthropologiques et psychanalytiques du dernier
siècle. Tout en empruntant aux définitions antérieures, et en particulier à celles de Lévi-Strauss, les défi-
nitions que nous proposerons ne se laissent ramener à aucune d’elles. Elles ont pour visée de rejeter
l’habitus théorique qui consiste à rendre compte de la vie sociale et psychique des êtres humains en in-
voquant une quasi-substance, le « symbolique » et de le faire aussi bien en ce qui a trait à la vie sociale
qu’à l’expérience subjective. Autrement dit, elles visent à disjoindre ce qui, depuis que l’usage de ces
notions a fait florès, est souvent présenté dans une continuité implicite ou explicite entre ce qui vaudrait
pour le singulier et ce qui vient du groupe, entre ce qui, selon nous, tient lieu d’injonction et ce qui ma-
nifeste la résistance à celle-ci. Elles aboutissent encore à redéfinir la notion de symbole de façon à la
faire elle-même apparaître comme un concept proprement théorique et non plus seulement comme un
concept tiré de l’usage commun. Le séminaire se déroulera sous la forme de la présentation du thème
principal de la recherche par le professeur et de la participation des étudiants au travail sur la significa-
tion que ces concepts reçoivent dans différentes œuvres théoriques. La présentation qui suit a pour ob-
jectif d’introduire aux exposés oraux du professeur qui occuperont environ la moitié des séances de la
session, l’autre moitié étant réservée aux présentations des participants.
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Lorsqu’au tout début du traité De l’Interprétation, Aristote soutint que les mots parlés étaient des
« symbola », des symboles non des choses elles-mêmes mais des pathêmata tês psychês, des « états de
l’âme » de ceux qui entrent en rapport avec elles, il faisait faire un bond à la pensée du langage. Il don-
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nait à entendre que, dans la parole, la signification se diffracte nécessairement entre les symbola, dont la
forme et la signification sont variables selon les langues, et l’imaginaire des pathêmata que les hommes
produisent dans leur rapport aux choses, affects qui selon lui existent de façon identique chez tous, dans
toutes les cultures et dans toutes les périodes historiques1. Mais quelle que fût la nouveauté de la théorie
du langage qu’il avançait, Aristote demeurait alors fidèle à une des significations du mot symbolon que
l’époque avait consacrée, à savoir celle de « signe conventionnel ». On pourrait suivre chacune des
autres occurrences du terme dans l’œuvre qui nous est parvenue de lui, elles sont peu nombreuses, et
montrer qu’à chaque fois son usage est pour l’essentiel conforme aux significations usuelles de
l’époque2.
Lorsque, par exemple, au Livre IV Des Politiques - en grec le titre est au pluriel- Aristote dit de la
politeia, de la politie, terme que la nouvelle traduction d’Aubonnet a consacré en français, qu’elle est
une forme particulière de politique qui compose des principes constitutionnels différents, les principes
de l’oligarchie et ceux de la démocratie, ou seulement des dispositions législatives et des mesures admi-
nistratives dont l’esprit est distinct, il dit que ce qu’elle fait est identique à ce que font « les parties d’un
symbolon» (1294a 31). À ce moment- là, il offrait à son lecteur une leçon de pragmatisme politique, le
sien propre et celui qu’il appelait de ses vœux3. En outre, il lui donnait une leçon d’étymologie philoso-
phique. En effet, depuis les temps les plus reculés, par symbolon on désignait dans sa culture un morceau
d’argile qu’on brisait en deux, chacun des deux morceaux étant transmis aux descendants en souvenir
d’un lien d’hospitalité, permettant ainsi à ces derniers de le renouer éventuellement. Chacun des mor-
ceaux est le signe de l’autre, son complément unique et du même coup reconnaissable, et sert de média-
tion à la reconnaissance réciproque. Cette interprétation de la signification du mot symbolon comme mé-
diation entre différents, nous la retrouvons dans un autre passage de l’œuvre, consacré au devenir dans la
nature. Aristote nomme alors symbolon n’importe laquelle des qualités fondamentales - le froid, le sec,
le chaud, l’humide- dès lors qu’elle fait office de médiation de la transformation d’un élément en
l’autre : l’air, le feu, la terre, l’eau4. Enfin dans un passage de la Rhétorique (1416a), où le mot symbolon
1 Aristote, De l’interprétation, traduction Jean Tricot, Vrin, Paris 1977, pp.77-78.
2 Je dois à mon collègue Jean-Marc Narbonne, professeur à la Faculté de philosophie de l’Université Laval et spécialiste de la
philosophie grecque, de m’avoir fourni des précisions précieuses sur le sens exact du mot symbolon dans l’œuvre d’Aristote.
C’est sur la base de son examen des trente et une occurrences répertoriées dans le corpus aristotélicien (mis à part les frag-
ments) qu’il a établi la liste des six significations distinctes qu’on va énumérer plus loin. Je profite de l’occasion pour le re-
mercier publiquement.
3 Aristote, La Politique, traduction Jean Aubonnet, Gallimard, 1993, p.132.
4 De la génération et de la corruption, traduction .Jean Tricot, Vrin, Paris, 1971, p.109 (331a). Si, par exemple, le feu, qui
combine le chaud et le sec, se transforme rapidement en air, qui combine le chaud et l’humide, soutient Aristote, c’est qu’ils
contiennent l’un et l’autre des symbola, le chaud de l’un et le chaud de l’autre, qui médiatisent l’opposition du sec et de
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a plutôt le sens d’indice, d’un signe dont le sens est à découvrir, Aristote nous dit, à propos de
l’accusation et de la défense lors d’un procès : « est commun aux deux le lieu consistant à invoquer les
symbola»5. Le lieu est chez Aristote l’endroit où se cache l’ « argument » déployé par le discours6. Le
lieu commun de l’attaque et de la défense est donc celui de l’affrontement des interprétations dans la
commune invocation des symbola. Une fois de plus, les symbola sont donc bien ce qui médiatise les dif-
férents, voir cette fois les interprétations opposées d’un sens à découvrir.
Dans l’ensemble de l’œuvre qui nous est parvenue de lui, le terme peut désigner le jeton ou tessère
qui sert à marquer la participation à une assemblée et à voter, la qualité qui constitue le point commun
ou la marque commune à deux entités distinctes, un régime intermédiaire entre deux autres régimes poli-
tiques, une convention ou un accord entre deux cités, un signe dont la forme comme la signification sont
conventionnelles et enfin tout signe commun, signal ou preuve sensible de quelque chose7. Ces diffé-
rents usages se laissent relativement facilement ramenés aux grandes significations du terme que lui
donne l’ensemble de l’antiquité gréco-latine. Pour le formuler de façon synthétique, on dira que celle-ci
faisait du symbolon un signe de reconnaissance réciproque, un signe à caractère conventionnel, un signe
commun à des choses différentes, un signe porteur d’un sens caché mais lisible et, dans le christianisme
primitif, une prescription quant aux croyances. Ces cinq grandes significations du mot « symbolon » vont
traverser l’histoire jusqu’à nous. Si Aristote a donc pour l’essentiel reconduit la signification usuelle du
mot symbolon, on doit convenir qu’il n’a pas proposé une nouvelle définition du terme ni construit un
concept philosophique autonome de symbole. Si par théorie du symbolisme ou de la symbolisation on
entend une théorie des conditions d’usage des symboles, de la manière dont ils sont produits, de la façon
dont ils sont reçus, des modes sous lesquels ils se présentent à nous, des effets qu’ils ont dans la vie so-
ciale et dans la vie psychique, alors il faut dire qu’elle n’existe pas non plus chez Aristote.
Dans la philosophie de la modernité, si on laisse de côté la signification purement formelle que
Leibniz attachait au terme de symbole, l’usage des termes de symbole, de symbolique et de symbolisme
appartient à la tradition de la philosophie esthétique et donnent lieu à son développement tout à fait par-
l’humide, d’une part, du feu et de l’air, d’autre part. Le fait que le mot symbolon soit ici employé au pluriel signifie que les
mêmes qualités, le chaud du feu et le chaud de l’air par exemple, ne sont pas ramenées par Aristote à une qualité commune,
qu’elles sont saisies dans leur particularité et non pas « élevées » à leur identité abstraite.
5 Aristote, Rhétorique, traduction Pierre Chiron, p.205, Garnier Flammarion, 2007, p.505
6 Il distinguait : le lieu de l’adresse (citoyen, juré, spectateur); la fonction du discours (persuader/dissuader, accuser/défendre,
louer/blâmer); le temps (futur/passé/présent); la fin poursuivie (l’utile, le juste, le beau et leurs contraires). Voir Pierre Chiron
Introduction à la Rhétorique, op.cité, p.68 Plus tard, il ajoutera un cinquième lieu, le style.
7 Jean-Marc Narbonne. Communication personnelle, Janvier 2012.
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ticulier dans la philosophie allemande qui associera l’étude des symboles dans les domaine de l’art et de
la religion. Chez Kant, pour qui le jugement de goût singulier est l’occasion par excellence de la re-
cherche de l’accord avec autrui, la notion apparaît dans la Critique de la faculté de juger, pour qualifier
un mode de présentation dans le champ de la sensibilité d’un concept que la Raison seule peut penser.
Autrement dit, pour Kant, si aucune intuition directe ne peut convenir à la présentation d’une réalité in-
telligible à représenter, cette présentation se produira par analogie avec ce qui se passe avec la représen-
tation de ce qui est représentable. Le symbole suppléera à l’irreprésentable du réel en question en le re-
présentant par analogie avec le représentable, en usant des mêmes procédés que la réflexion ordinaire, à
savoir la schématisation de l’intelligible dans le sensible. Kant partait du fait que les concepts de la rai-
son étant des principes, des règles, des Idées, ils désignent des objets irreprésentables, non schémati-
sables dans l’intuition sensible. Par exemple, l’idée de totalité dont la raison fait une règle de l’usage de
l’entendement, n’a pas de représentation sensible qui lui convienne directement. Or pour satisfaire aux
besoins légitimes de la représentation et de la communication, la subjectivité a besoin de rendre présents
à l’intuition les objets des concepts en général et de celui de totalité en particulier. Dès lors, à un concept
dont l’objet est irreprésentable, la réflexion peut associer une représentation sensible en usant d’une ana-
logie. C’est ainsi par exemple qu’on dira de l’État qu’il est un corps ou une machine, dans les deux cas
le qualificatif fonctionnant comme symbole. En substituant au concept de la raison qui n’a pas d’image
dans le sensible un concept qui en a une, un concept empirique par exemple, l’acte subjectif et singulier
de réflexion donne l’image sensible qui l’accompagne à celui qui n’en a pas. La réflexion subjective
devient ainsi symbolish. Bref, le grand mérite de Kant à propos du sujet qui nous occupe est d’avoir dé-
fini le symbole comme ce qui supplée à un impossible à représenter et d’avoir soutenu la thèse selon
laquelle seul l’usage subjectif et singulier de la réflexion fait exister en acte un symbole. On constate
ainsi qu’il donne à l’activité subjective de construction du symbole une place inédite dans l’histoire de la
pensée. Chez Kant, créativité et fonction symbolique, sont étroitement liées.
Pour Hegel, le symbole désigne déjà autre chose. La représentation symbolique est, comme chez
Kant, distinguée de la représentation en général, de la représentation médiatisée par des signes et des
signes linguistiques. Le symbole est ainsi posée comme un signe « abstrait », tel cependant que
l’arbitraire propre au signe abstrait s’y trouve nié par la présence, dans ce qui sert de matière signifiante,
d’une identité avec ce qui doit être exprimé. Au lieu de thématiser la représentation symbolique comme
ce qui pallie à l’impossible à représenter, Hegel part du caractère mythique ou naturel de l’adéquation du
visible et de l’invisible. C’est à partir de cette définition du symbole qu’il développera une analyse re-
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marquable de l’«art symbolique », en commençant d’ailleurs par celle des mythes, qui en est à ses yeux,
comme à ceux de Shelling, le prototype. On notera que l’usage du terme de « symbolique » chez Hegel
n’apparaît nulle part dans l’analyse de la dialectique de la reconnaissance, dont il est pourtant le premier
à comprendre toute la profondeur et l’importance dans la vie sociale de l’être humain. En fait, pas plus
chez Kant que chez Hegel, bien que les notions de symbole et de symbolisme ouvrent déjà aux questions
du rapport à autrui, les définitions du symbole, du symbolisme et du caractère symbolique d’une activité
humaine demeurent relativement coupées de l’analyse de la vie sociale en général. En outre, pas plus
qu’Aristote, ni Kant ni Hegel ne proposent de définitions élaborées du concept de symbole. On remar-
quera tout de même que c’est Hegel qui a construit la première définition proprement philosophique du
symbole.
Pour autant qu’elle désigne un type de signes, reconnaissable par des caractères réputés « obser-
vables », la notion commune de symbole qui porte avec elle depuis plus de deux mille cinq cents ans les
significations évoquées à propos des anciens peut bien être dite « empirique ». Cela ne signifie pas que
ces caractères distinguent de façon parfaitement claire ceux qui, parmi les signes, doivent être reconnus
comme symboles mais qu’elle peut guider assez sûrement le jugement en cette matière. Ces concepts
sont des concepts pleinement « théoriques ». Je veux dire que leur signification est suspendue aux hypo-
thèses et aux principes qui ont présidé à leur apparition et qu’ils nomment un objet abstrait, à savoir les
constances dans les relations entre faits recueillis. En passant dans le discours des sciences humaines et
sociales, le terme de symbole conservera sans aucun doute une part de ses significations inaugurales
mais son usage dans le champs de la théorie du 20e siècle est réorganisé en fonction des notions nou-
velles de fonction symbolique et de système symbolique. C’est Lévi-Strauss qui a introduits ces concepts
de la manière la plus systématique, même s’il hérite d’un mouvement de la pensée qui remonte à
Durkheim et Freud. Ce mouvement met de l’avant quelques thèmes fondamentaux en reprenant à son
compte, que ce soit implicitement ou explicitement, ce que la philosophie allemande avait élaboré, à
savoir la représentation symbolique de l’irreprésentable, dont usent le rêve et le symptôme hystérique
pour symboliser le désir refoulé (Freud) ou que mettent en œuvre les formations religieuses qui permet-
tent de représenter l’irreprésentable de l’unité de la société dans le symbole qu’est le totem (Durkheim).
Les concepts de fonction symbolique et de système symbolique, tels qu’ils vont être définis par
Lévi-Strauss doivent recevoir une attention particulière. Il en use pour compte des résultats de l’analyse
des langues, de la parenté, des mythes, des rites et du chamanisme ou de ce que la psychopathologie
nous révèle de la névrose et de la folie -on sait à quel point il s’intéressait aussi bien de près à ces der-
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