Symboles et fonction symbolique

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OLIVIER CLAIN
HIVER 2013
FACULTÉ DES SCIENCES SOCIALES
DÉPARTEMENT DE SOCIOLOGIE
SOC-8001
SÉMINAIRE DE DOCTORAT II : SYMBOLES ET FONCTION SYMBOLIQUE
Présentation
Pour penser l’expérience psychique et la vie sociale des hommes, « la théorie » du 20e siècle a
ménagé une place inédite aux notions de signe, de symbole, de fonction et de système symboliques. Le
séminaire prendra pour point de départ une recherche en cours, menée en collaboration avec Roger Ferreri, psychiatre et psychanalyste, qui a, entre autres, pour objectif de distinguer de façon plus tranchée
ces notions que ne l’ont fait les théories sociologiques, anthropologiques et psychanalytiques du dernier
siècle. Tout en empruntant aux définitions antérieures, et en particulier à celles de Lévi-Strauss, les définitions que nous proposerons ne se laissent ramener à aucune d’elles. Elles ont pour visée de rejeter
l’habitus théorique qui consiste à rendre compte de la vie sociale et psychique des êtres humains en invoquant une quasi-substance, le « symbolique » et de le faire aussi bien en ce qui a trait à la vie sociale
qu’à l’expérience subjective. Autrement dit, elles visent à disjoindre ce qui, depuis que l’usage de ces
notions a fait florès, est souvent présenté dans une continuité implicite ou explicite entre ce qui vaudrait
pour le singulier et ce qui vient du groupe, entre ce qui, selon nous, tient lieu d’injonction et ce qui manifeste la résistance à celle-ci. Elles aboutissent encore à redéfinir la notion de symbole de façon à la
faire elle-même apparaître comme un concept proprement théorique et non plus seulement comme un
concept tiré de l’usage commun. Le séminaire se déroulera sous la forme de la présentation du thème
principal de la recherche par le professeur et de la participation des étudiants au travail sur la signification que ces concepts reçoivent dans différentes œuvres théoriques. La présentation qui suit a pour objectif d’introduire aux exposés oraux du professeur qui occuperont environ la moitié des séances de la
session, l’autre moitié étant réservée aux présentations des participants.
***
Lorsqu’au tout début du traité De l’Interprétation, Aristote soutint que les mots parlés étaient des
« symbola », des symboles non des choses elles-mêmes mais des pathêmata tês psychês, des « états de
l’âme » de ceux qui entrent en rapport avec elles, il faisait faire un bond à la pensée du langage. Il don-
2
nait à entendre que, dans la parole, la signification se diffracte nécessairement entre les symbola, dont la
forme et la signification sont variables selon les langues, et l’imaginaire des pathêmata que les hommes
produisent dans leur rapport aux choses, affects qui selon lui existent de façon identique chez tous, dans
toutes les cultures et dans toutes les périodes historiques 1. Mais quelle que fût la nouveauté de la théorie
du langage qu’il avançait, Aristote demeurait alors fidèle à une des significations du mot symbolon que
l’époque avait consacrée, à savoir celle de « signe conventionnel ». On pourrait suivre chacune des
autres occurrences du terme dans l’œuvre qui nous est parvenue de lui, elles sont peu nombreuses, et
montrer qu’à chaque fois son usage est pour l’essentiel conforme aux significations usuelles de
l’époque 2.
Lorsque, par exemple, au Livre IV Des Politiques - en grec le titre est au pluriel- Aristote dit de la
politeia, de la politie, terme que la nouvelle traduction d’Aubonnet a consacré en français, qu’elle est
une forme particulière de politique qui compose des principes constitutionnels différents, les principes
de l’oligarchie et ceux de la démocratie, ou seulement des dispositions législatives et des mesures administratives dont l’esprit est distinct, il dit que ce qu’elle fait est identique à ce que font « les parties d’un
symbolon» (1294a – 31). À ce moment- là, il offrait à son lecteur une leçon de pragmatisme politique, le
sien propre et celui qu’il appelait de ses vœux 3. En outre, il lui donnait une leçon d’étymologie philosophique. En effet, depuis les temps les plus reculés, par symbolon on désignait dans sa culture un morceau
d’argile qu’on brisait en deux, chacun des deux morceaux étant transmis aux descendants en souvenir
d’un lien d’hospitalité, permettant ainsi à ces derniers de le renouer éventuellement. Chacun des morceaux est le signe de l’autre, son complément unique et du même coup reconnaissable, et sert de médiation à la reconnaissance réciproque. Cette interprétation de la signification du mot symbolon comme médiation entre différents, nous la retrouvons dans un autre passage de l’œuvre, consacré au devenir dans la
nature. Aristote nomme alors symbolon n’importe laquelle des qualités fondamentales - le froid, le sec,
le chaud, l’humide- dès lors qu’elle fait office de médiation de la transformation d’un élément en
l’autre : l’air, le feu, la terre, l’eau 4. Enfin dans un passage de la Rhétorique (1416a), où le mot symbolon
1
Aristote, De l’interprétation, traduction Jean Tricot, Vrin, Paris 1977, pp.77-78.
Je dois à mon collègue Jean-Marc Narbonne, professeur à la Faculté de philosophie de l’Université Laval et spécialiste de la
philosophie grecque, de m’avoir fourni des précisions précieuses sur le sens exact du mot symbolon dans l’œuvre d’Aristote.
C’est sur la base de son examen des trente et une occurrences répertoriées dans le corpus aristotélicien (mis à part les fragments) qu’il a établi la liste des six significations distinctes qu’on va énumérer plus loin. Je profite de l’occasion pour le remercier publiquement.
3
Aristote, La Politique, traduction Jean Aubonnet, Gallimard, 1993, p.132.
4
De la génération et de la corruption, traduction .Jean Tricot, Vrin, Paris, 1971, p.109 (331a). Si, par exemple, le feu, qui
combine le chaud et le sec, se transforme rapidement en air, qui combine le chaud et l’humide, soutient Aristote, c’est qu’ils
contiennent l’un et l’autre des symbola, le chaud de l’un et le chaud de l’autre, qui médiatisent l’opposition du sec et de
2
3
a plutôt le sens d’indice, d’un signe dont le sens est à découvrir, Aristote nous dit, à propos de
l’accusation et de la défense lors d’un procès : « est commun aux deux le lieu consistant à invoquer les
symbola» 5. Le lieu est chez Aristote l’endroit où se cache l’ « argument » déployé par le discours 6. Le
lieu commun de l’attaque et de la défense est donc celui de l’affrontement des interprétations dans la
commune invocation des symbola. Une fois de plus, les symbola sont donc bien ce qui médiatise les différents, voir cette fois les interprétations opposées d’un sens à découvrir.
Dans l’ensemble de l’œuvre qui nous est parvenue de lui, le terme peut désigner le jeton ou tessère
qui sert à marquer la participation à une assemblée et à voter, la qualité qui constitue le point commun
ou la marque commune à deux entités distinctes, un régime intermédiaire entre deux autres régimes politiques, une convention ou un accord entre deux cités, un signe dont la forme comme la signification sont
conventionnelles et enfin tout signe commun, signal ou preuve sensible de quelque chose 7. Ces différents usages se laissent relativement facilement ramenés aux grandes significations du terme que lui
donne l’ensemble de l’antiquité gréco-latine. Pour le formuler de façon synthétique, on dira que celle-ci
faisait du symbolon un signe de reconnaissance réciproque, un signe à caractère conventionnel, un signe
commun à des choses différentes, un signe porteur d’un sens caché mais lisible et, dans le christianisme
primitif, une prescription quant aux croyances. Ces cinq grandes significations du mot « symbolon » vont
traverser l’histoire jusqu’à nous. Si Aristote a donc pour l’essentiel reconduit la signification usuelle du
mot symbolon, on doit convenir qu’il n’a pas proposé une nouvelle définition du terme ni construit un
concept philosophique autonome de symbole. Si par théorie du symbolisme ou de la symbolisation on
entend une théorie des conditions d’usage des symboles, de la manière dont ils sont produits, de la façon
dont ils sont reçus, des modes sous lesquels ils se présentent à nous, des effets qu’ils ont dans la vie sociale et dans la vie psychique, alors il faut dire qu’elle n’existe pas non plus chez Aristote.
Dans la philosophie de la modernité, si on laisse de côté la signification purement formelle que
Leibniz attachait au terme de symbole, l’usage des termes de symbole, de symbolique et de symbolisme
appartient à la tradition de la philosophie esthétique et donnent lieu à son développement tout à fait par-
l’humide, d’une part, du feu et de l’air, d’autre part. Le fait que le mot symbolon soit ici employé au pluriel signifie que les
mêmes qualités, le chaud du feu et le chaud de l’air par exemple, ne sont pas ramenées par Aristote à une qualité commune,
qu’elles sont saisies dans leur particularité et non pas « élevées » à leur identité abstraite.
5
Aristote, Rhétorique, traduction Pierre Chiron, p.205, Garnier Flammarion, 2007, p.505
6
Il distinguait : le lieu de l’adresse (citoyen, juré, spectateur); la fonction du discours (persuader/dissuader, accuser/défendre,
louer/blâmer); le temps (futur/passé/présent); la fin poursuivie (l’utile, le juste, le beau et leurs contraires). Voir Pierre Chiron
Introduction à la Rhétorique, op.cité, p.68 Plus tard, il ajoutera un cinquième lieu, le style.
7
Jean-Marc Narbonne. Communication personnelle, Janvier 2012.
4
ticulier dans la philosophie allemande qui associera l’étude des symboles dans les domaine de l’art et de
la religion. Chez Kant, pour qui le jugement de goût singulier est l’occasion par excellence de la recherche de l’accord avec autrui, la notion apparaît dans la Critique de la faculté de juger, pour qualifier
un mode de présentation dans le champ de la sensibilité d’un concept que la Raison seule peut penser.
Autrement dit, pour Kant, si aucune intuition directe ne peut convenir à la présentation d’une réalité intelligible à représenter, cette présentation se produira par analogie avec ce qui se passe avec la représentation de ce qui est représentable. Le symbole suppléera à l’irreprésentable du réel en question en le représentant par analogie avec le représentable, en usant des mêmes procédés que la réflexion ordinaire, à
savoir la schématisation de l’intelligible dans le sensible. Kant partait du fait que les concepts de la raison étant des principes, des règles, des Idées, ils désignent des objets irreprésentables, non schématisables dans l’intuition sensible. Par exemple, l’idée de totalité dont la raison fait une règle de l’usage de
l’entendement, n’a pas de représentation sensible qui lui convienne directement. Or pour satisfaire aux
besoins légitimes de la représentation et de la communication, la subjectivité a besoin de rendre présents
à l’intuition les objets des concepts en général et de celui de totalité en particulier. Dès lors, à un concept
dont l’objet est irreprésentable, la réflexion peut associer une représentation sensible en usant d’une analogie. C’est ainsi par exemple qu’on dira de l’État qu’il est un corps ou une machine, dans les deux cas
le qualificatif fonctionnant comme symbole. En substituant au concept de la raison qui n’a pas d’image
dans le sensible un concept qui en a une, un concept empirique par exemple, l’acte subjectif et singulier
de réflexion donne l’image sensible qui l’accompagne à celui qui n’en a pas. La réflexion subjective
devient ainsi symbolish. Bref, le grand mérite de Kant à propos du sujet qui nous occupe est d’avoir défini le symbole comme ce qui supplée à un impossible à représenter et d’avoir soutenu la thèse selon
laquelle seul l’usage subjectif et singulier de la réflexion fait exister en acte un symbole. On constate
ainsi qu’il donne à l’activité subjective de construction du symbole une place inédite dans l’histoire de la
pensée. Chez Kant, créativité et fonction symbolique, sont étroitement liées.
Pour Hegel, le symbole désigne déjà autre chose. La représentation symbolique est, comme chez
Kant, distinguée de la représentation en général, de la représentation médiatisée par des signes et des
signes linguistiques. Le symbole est ainsi posée comme un signe « abstrait », tel cependant que
l’arbitraire propre au signe abstrait s’y trouve nié par la présence, dans ce qui sert de matière signifiante,
d’une identité avec ce qui doit être exprimé. Au lieu de thématiser la représentation symbolique comme
ce qui pallie à l’impossible à représenter, Hegel part du caractère mythique ou naturel de l’adéquation du
visible et de l’invisible. C’est à partir de cette définition du symbole qu’il développera une analyse re-
5
marquable de l’«art symbolique », en commençant d’ailleurs par celle des mythes, qui en est à ses yeux,
comme à ceux de Shelling, le prototype. On notera que l’usage du terme de « symbolique » chez Hegel
n’apparaît nulle part dans l’analyse de la dialectique de la reconnaissance, dont il est pourtant le premier
à comprendre toute la profondeur et l’importance dans la vie sociale de l’être humain. En fait, pas plus
chez Kant que chez Hegel, bien que les notions de symbole et de symbolisme ouvrent déjà aux questions
du rapport à autrui, les définitions du symbole, du symbolisme et du caractère symbolique d’une activité
humaine demeurent relativement coupées de l’analyse de la vie sociale en général. En outre, pas plus
qu’Aristote, ni Kant ni Hegel ne proposent de définitions élaborées du concept de symbole. On remarquera tout de même que c’est Hegel qui a construit la première définition proprement philosophique du
symbole.
Pour autant qu’elle désigne un type de signes, reconnaissable par des caractères réputés « observables », la notion commune de symbole qui porte avec elle depuis plus de deux mille cinq cents ans les
significations évoquées à propos des anciens peut bien être dite « empirique ». Cela ne signifie pas que
ces caractères distinguent de façon parfaitement claire ceux qui, parmi les signes, doivent être reconnus
comme symboles mais qu’elle peut guider assez sûrement le jugement en cette matière. Ces concepts
sont des concepts pleinement « théoriques ». Je veux dire que leur signification est suspendue aux hypothèses et aux principes qui ont présidé à leur apparition et qu’ils nomment un objet abstrait, à savoir les
constances dans les relations entre faits recueillis. En passant dans le discours des sciences humaines et
sociales, le terme de symbole conservera sans aucun doute une part de ses significations inaugurales
mais son usage dans le champs de la théorie du 20e siècle est réorganisé en fonction des notions nouvelles de fonction symbolique et de système symbolique. C’est Lévi-Strauss qui a introduits ces concepts
de la manière la plus systématique, même s’il hérite d’un mouvement de la pensée qui remonte à
Durkheim et Freud. Ce mouvement met de l’avant quelques thèmes fondamentaux en reprenant à son
compte, que ce soit implicitement ou explicitement, ce que la philosophie allemande avait élaboré, à
savoir la représentation symbolique de l’irreprésentable, dont usent le rêve et le symptôme hystérique
pour symboliser le désir refoulé (Freud) ou que mettent en œuvre les formations religieuses qui permettent de représenter l’irreprésentable de l’unité de la société dans le symbole qu’est le totem (Durkheim).
Les concepts de fonction symbolique et de système symbolique, tels qu’ils vont être définis par
Lévi-Strauss doivent recevoir une attention particulière. Il en use pour compte des résultats de l’analyse
des langues, de la parenté, des mythes, des rites et du chamanisme ou de ce que la psychopathologie
nous révèle de la névrose et de la folie -on sait à quel point il s’intéressait aussi bien de près à ces der-
6
nières questions. L’extraordinaire fortune des concepts de symbolisme, de fonction symbolique, de système symbolique d’abord proposés par Lévi-Strauss, puis celle « du symbolique », proposé par Lacan,
leur diffusion dans tous les champs des sciences humaines et sociales depuis soixante ans, sous le patronage de principes et de théorisations les plus hétérogènes, a fini par éroder leur puissance heuristique
initiale. À partir du début des années 1980, l’intérêt pour les notions d’ « échange symbolique » et de
don a progressivement laissé la place à l’affirmation de plus en plus soutenue d’une crise généralisée des
repères symboliques, d’une menace d’altération ou de disparition de « l’ordre symbolique ». Cette idée
d’une fragilisation voir d’une fragilité intrinsèque « du symbolique » était complètement absente de la
période précédente, je veux dire celle qui va de 1950 à la fin des années 70. Ni les camps Nazis, ni Hiroshima n’avaient empêché chez Lévi-Strauss l’affirmation du caractère universel et transhistorique du
symbolisme, on serait tenté d’ajouter, bien au contraire. On assiste par conséquent à un glissement du
sens de la notion dans la dernière période du 20e siècle et d’universel anthropologique qu’il était, «le
symbolique » semble devenu une dimension historique de l’humanité de l’Homme, mise en péril par le
monde postmoderne.
***
On l’a dit, la recherche dont il sera question dans ce séminaire ne porte pas, comme telle, sur
l’histoire des théories du symbole et de la symbolisation même si elle s’appuie sur cette dernière et que
les participant(e)s au séminaire seront d’abord invité(e)s à l’explorer. Elle vise à remettre en question
une certaine perspective qui constitue une nouvelle doxa sur le sujet. Pour ce faire, elle s’appuie sur un
ensemble de quatre définitions originales. La présentation qui suit donne une idée de ce qui sera développé oralement dans la partie du séminaire qui sera consacrée aux exposés du professeur. Son caractère
éminemment schématique est bien entendu lié à l’espace restreint dont nous disposons ici mais il a ses
vertus propres, dont celle de faire travailler l’imagination théorique de celui ou celle qui, sans explication plus développée, en prend connaissance. Voici donc ces définitions, les brefs commentaires qui leur
sont associées et l’anticipation du développement qu’elles recevront
Définition 1. Lorsque, pour un organisme vivant, un élément quelconque du milieu de vie ou du corps
propre tient lieu d’autre chose que de lui-même, il fonctionne comme un signe. Inscription, Interpellation, Interprétation, Désignation, sont alors les moments logiques de ce fonctionnement.
7
Appelons « milieu de vie» (umwelt) l’environnement tel qu’il apparaît une fois objectivé par un
organisme. Cette objectivation peut encore concerner son corps propre comme une de ses parties. Lorsque, parmi ces produits de l’objectivation, l’un tient lieu d’un autre, alors il fonctionne comme signe.
Aliquid stat pro aliquo, la formule nous vient d’Augustin. Mais, elle ne s’applique, en toute rigueur,
qu’aux produits de l’objectivation, non aux choses mêmes. En interprétant librement la théorie du signe
de Peirce, laquelle nous développerons en détail dans les exposés, nous dirons que pour qu’un de ces
éléments du milieu de vie « tienne lieu d’un autre », pour qu’il le désigne, il faut que conjointement trois
autres processus aient lieu. Tout d’abord il faut l’« inscription » du premier élément en « corps d’un
signe », sa séparation d’avec le milieu et éventuellement son insertion dans un système de signes.
L’inscription du signe comme signe, qui est bien le résultat d’un premier travail du vivant, fait alors apparaître le corps du signe à celui qui le reçoit comme une adresse, comme un appel à son attention. Tout
signe, qu’il soit intentionnel ou non et que l’adresse elle-même soit repérée ou non, est de ce fait même
« signe pour ». L’inscription et l’adresse sont étroitement corrélées bien qu’elles ne se confondent pas.
L’adresse ou interpellation appelle seulement à la lecture du corps du signe, alors que l’inscription institue le corps du signe, qui ne se confond pas avec la matière qui le constitue éventuellement, comme
signe. Cette lecture, cette interprétation, à laquelle appelle le signe, le regard extérieur peut dire qu’elle
aboutit le plus généralement à l’action. Mais avant que l’action ne vienne la conclure, l’interprétation
possède sa consistance propre et on doit dire que ce moment logique est sans doute le plus important des
quatre. Ce qui est désigné par le corps du signe ne l’est donc jamais que par la médiation de
l’interprétation. La fonction d’interprétation est l’anticipation, dans le vivant, de celle-là même dont
Kant disait qu’elle fait la symbolisation. Elle possède un primat et une antériorité logiques sur les trois
autres moments, même lorsque le signe fonctionne seulement comme un simple signal qui déclenche
une action immédiate. Enfin le signe désigne autre chose que lui-même, une situation, un état de chose.
Un système de signes, servant à la communication à l’intérieur d’un groupe d’individus de la
même espèce, suppose l’existence d’un code qui oriente l’inscription et l’interprétation. La langue est
bien plus qu’un code puisque les hommes, une fois qu’ils y sont entrés, y font l’expérience de ce de quoi
ils ne peuvent se séparer. Elle est une « Lalangue » disait Lacan, pour insister sur ce collage de celui qui
parle aux signifiants premiers de la langue maternelle. Le signe linguistique porte en outre la possibilité
de signifier tous les autres signes, ce que remarquait déjà Augustin. Avec le signe linguistique, la signification universelle se détache de la désignation particularisante et apporte avec lui la négation, le refoulement de la particularité de ce qui est désigné ici et maintenant. Autrement dit, le signe linguistique est
8
d’emblée un signe universalisant. Seul le « nom propre » désigne plutôt qu’il ne signifie. Mais il n’y
parvient qu’en transférant l’universalité première du signifié sur le cadre de ce qui est désigné. Il est, dit
Kripke, le désignateur rigide d’une réalité particulière qui demeurerait ainsi la même dans tous les
mondes possibles. Avec le langage articulé, le signe conserve l’ensemble des quatre fonctions évoquées
mais tout se passe comme si elles étaient désormais traversées, à chaque fois différemment, par
l’opposition de l’universel et du singulier. Mais, pour nous, le langage articulé ne constitue pas encore
comme tel un système symbolique. Avec Kant et Hegel, nous le concevons comme essentiel à la constitution du système symbolique mais le concevons seulement comme un système de signes linguistiques.
Définition 2. On appellera « système symbolique » l’offre faite à chacun de ceux qui parlent
d’actualiser des dispositifs de différenciation virtuelle de positions, de déplacements entre ces positions
et de mises en équivalence de ces derniers médiatisés par le langage.
Le premier principe qui donne sens au concept de système symbolique tel que nous le concevons,
est le principe de réciprocité. Nous empruntons directement ce principe à l’œuvre de Lévi-Strauss,
puisqu’il s’y trouve explicitement invoqué. Il est d’abord à entendre comme un « dispositif de différenciation »8. Le principe de réciprocité invente des positions et des distances entre elles. Si l’on s’en tient à
la seule idée que la réciprocité est empiriquement observable dans l’échange, comme dans tout « rapport
social », on soutiendra sans doute que la notion de réciprocité est décidément une notion triviale, trop
indéterminée pour dire quoi que ce soit de la vie sociale. Mais le principe de réciprocité fait d’abord
autre chose que de dire que si A se rapporte à B, B se rapporte à son tour à A de quelque manière. Il différencie les « lieux » qu’occupent A et B. Même si ces lieux prennent appui sur des qualités imaginaires
et des différences perceptibles dans le monde, le symbolisme engendre, à même ces qualités et ces différences, des positions et des différences d’un autre ordre. La différenciation n’est produite que pour être
parcourue, par ceux qui répondront à l’offre. La distance instituée entre positions est parcourue soit par
la parole adressée à l’autre, soit par les partenaires des échanges matrimoniaux entre groupes, soit par
des biens, soit par des signes de reconnaissance, etc. Parmi ces positions du système symbolique nous
reconnaissons bien celles qui supposent immédiatement la réciprocité, comme le font par exemple les
position de parenté ou les positions données par les pronoms ou les positions sociales que sont celles du
maître et de l’esclave, du roi et des sujets, etc. Nous comprenons toutefois le système symbolique non
seulement comme l’ensemble des positions qui sont directement réciproques mais, parce que nous insis8
Marcel Hénaff, Claude Lévi-Strauss Le passeur de sens, op. cité p. 74.
9
tons sur le caractère seulement virtuel des déplacements qu’il « dispose », nous disons qu’il comprend
plus généralement toutes les positions et déplacements virtuels entre positions accessibles à celui qui
parle. Les dispositifs dont la définition fait un élément central portent avec eux des contraintes logiques
en même temps que des possibilités. Le fait que le système symbolique porte avec lui des contraintes de
structure langagière, à la fois universelles et locales, propres à chaque langue, ne doit pas être confondu
avec le fait que les prescriptions sociales y prennent également place en tant, comme on va le voir,
qu’elles définissent les symboles.
À cette première dimension du concept de système symbolique, s’en ajoute une seconde, tout
particulièrement à l’œuvre dans le mythe, le rituel et dans la pensée sauvage en général. Nous l’appelons
le principe d’équivalence et il n’est pas nommé comme tel ni dans l’œuvre de Lévi-Strauss ni dans celle
de Marcel Hénaff 9. Par principe d’équivalence, il faut entendre que dans le système symbolique
s’instituent des analogies. Certes, ces analogies concernent d’abord des éléments, des qualités qui peuplent le monde imaginaire de la culture et de la psyché. Cependant Lévi-Strauss a montré que la propension du mythe à fixer des ressemblances s’exerce non seulement sur les qualités respectives des objets
du monde mais également sur les relations entre ces qualités imaginaires. Aussi, l’équivalence concernet-elle d’abord des relations entre groupes d’éléments apparentés. Le principe d’équivalence du symbolisme est au fondement de la capacité à manipuler mentalement les qualités, leurs relations et les opérations qu’on peut effectuer sur les unes et les autres. Il permet de les déplacer d’un lieu à l’autre en les
maintenant identiques ou en concevant l’une dans son inverse ou dans son complément ou encore en
posant l’une comme élément et l’autre comme fonction de ce dernier. Dans l’œuvre de Lévi-Strauss, le
principe d’équivalence qui travaille le récit mythique consiste principalement à instituer deux différences essentielles entre quatre groupes de mythèmes, mythèmes eux-mêmes déjà liés par les analogies,
pour ensuite tenter de rendre ces différences équivalentes, sans jamais y parvenir tout à fait. On notera
que le principe d’équivalence est donc seulement tendanciel et qu’il rencontre précisément des résistances, des limites, qui sont celles de l’imaginaire et du réel. Pour nous, le principe d’équivalence du
symbolisme fait ce que fait déjà le principe de réciprocité, à savoir instituer des différences pour permettre, à ceux qui répondent à l’offre de symbolisation, de relativiser ou de parcourir ces différences.
Le troisième principe, que nous rattachons au concept de système symbolique, celui de systématicité, dit simplement que le symbolisme produit des différences qui forment système. Toutefois ce que
9
Marcel Hénaff la nomme « le dispositif opératoire du symbolisme » mais nous préférons la nommer « le principe
d’équivalence » Marcel Hénaff, Claude Lévi-Strauss Le passeur de sens, op. cité, p. 111.
10
Lévi-Strauss appelait les « systèmes symboliques »- les règles matrimoniales, les échanges économiques, l’art, le langage - sont pour nous des élaborations locales « du » système symbolique. LéviStrauss, on le sait, emprunte l’idée de systématicité à la linguistique de Saussure et à l’école phonologique de Prague. En élargissant le mouvement de pensée de cette dernière, qui ne concernait au départ
que les plus petites unités de la langue parlée, les sons élémentaires, les phonèmes, dont Jakobson disait
qu’ils sont des « faisceaux de traits différentiels », s’impose à Lévi-Strauss l’idée que cette notion permet de caractériser toute manifestation concrète du symbolisme. Un système symbolique est un système
de différences où chaque terme tire sa signification de son opposition aux autres et dont la totalisation
seule garantit qu’on puisse y découvrir une loi de structure. Mais Lévi-Strauss hésite à suivre jusqu’au
bout l’idée qui voudrait que tous les systèmes symboliques soient finalement des mises en œuvre locales
du système symbolique. Il ne ressent pas la nécessité de le faire, sans doute parce que la dimension universelle que nous-mêmes attribuons au système symbolique, il la reconnaissait à « la fonction symbolique » de l’esprit humain.
Définition 3. À l’intérieur du système symbolique, nous appellerons « symbole » ce dont la signification
est donnée par une proposition du collectif à laquelle il nous est demandé de croire sans discuter et qui
se présente à nous comme une injonction touchant nos rapports à certains objets du monde.
Nous disons que le symbole fait partie du système symbolique. Le symbole circonscrit un lieu.
Maintenant ces lieux du système symbolique sont-ils purement et simplement les lieux de la langue? En
élargissant délibérément le propos d’Aristote sur les topoi, nous dirons, que les lieux du système symbolique sont des lieux où se cachent la possibilité des discours et que c’est bien la langue qui nous permet
d’accéder à ces lieux. Mais si les lieux idéels du langage peuvent bien être dits appartenir au système
symbolique, comme Aristote s’en est avisé, ils y apparaissent non pas parce qu’ils signifient des objets
mais seulement parce que la symbolisation toute générale qu’ils opèrent objective notre rapport imaginaire aux objets signifiés, rapport qui est construit ultimement par ce que nous appelons l’objectivation
sociale. Et c’est seulement en fonctionnant comme signes pour nous, que des éléments de notre milieu
de vie, des parties de l’espace, des moments du temps, des actes, peuvent devenir des symboles. Mais
néanmoins, seule une proposition du collectif fait que quelque chose devienne symbole et c’est seulement la langue qui permet cette transformation radicale. Toutefois, par commodité, nous parlerons des
« symboles dont use la parole ». Ce sera bien alors des mots dont nous parlerons mais pour autant précisément qu’ils signifient des symboles.
11
Le symbole fonctionne comme un signe tel que le lien entre son corps signifiant et sa signification conventionnelle est toujours donné comme une proposition qui vient du collectif, une prescription
sociale, jamais comme un lien naturel. Les groupes ne parlent pas mais ce sont toujours des singularités
qui les font parler. Ces groupes auxquelles la parole singulière confère l’idéalité de l’Un, ne parlent jamais en personne et c’est seulement dans l’horizontalité de son rapport à l’autre que la subjectivité se
fait porte-parole du collectif et de sa singularité propre. La signification du symbole est indissociable de
la prescription, de l’exigence dont elle se fait la porte-parole. Celle-ci ne porte pas seulement sur la signification, et par conséquent sur la manière dont chacun doit interpréter le symbole, mais d’abord sur le
rapport pratique à l’objet symbolisé. Toutefois, on pourrait faire remarquer que le caractère conventionnel et prescriptif du symbole porte encore sur son corps signifiant. On pourrait encore affirmer que la
prescription du symbole se rapporte à la manière dont il interpelle ou dont l’interpellation doit être reçue. Mais la prescription venant du collectif en ce qui trait à la manière de rapporter à ce qui est symbolisé et au symbole lui-même est pour nous le caractère distinctif et premier du symbole. Dire que la proposition du collectif qui fait le symbole se donne comme indiscutable, ne signifie pas qu’on ne puisse
pas en discuter mais qu’au moment où le symbole se présente à la subjectivité, au moment où elle le fait
« fonctionner » comme symbole, il se présente et fonctionne comme ce qui est recevable par elle sans
discussion, avec une marge d’interprétation étroite. On distinguera deux grands modes de la transmission des symboles. Soit les symboles sont transmis sur un mode implicite et fonctionnent alors comme
savoir non su, au sens le plus général du terme; soit ils nous sont enseignés et à ce moment-là les règles
de leur usage nous sont proposées en même temps qu’eux. Dans les deux cas, toutefois, il y a dans la
proposition collective qu'est le symbole, une attente de soumission organisatrice qui lie le symbole au
politique et au pouvoir. Lévi-Strauss et Lacan vont bien l’un et l’autre associer l’idée de contrainte à
l’idée de symbole mais ils le font le plus souvent en la présentant comme la manifestation d’une loi de
structure. Or les symboles sont des injonctions et même s’il existe des contraintes structurales qui président à leur organisation et qui méritent de retenir notre attention, les injonctions sont aussi des propositions politiques élémentaires qui ont une consistance propre.
Définition 4 Nous appelons « fonction symbolique », la disposition, présente en chacun, à contourner ce
point d’arrêt à la parole qu’est le symbole, en engageant la mise en discussion de la signification du
symbole dans l’échange avec les autres.
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La proposition du collectif est celle que fait parler celui qui use du symbole dans sa parole ou
dans son symptôme. Le symbole assure une double médiation, entre le collectif et le singulier, d’une
part, entre les singularités des individus d’autre part. Ces médiations sont mises en œuvre en même
temps mais néanmoins séparables par l’analyse, comme la médiation des symbola dans la nature selon
Aristote. Et ces médiations effectuées par le symbole sont à chaque fois l’occasion d’une dialectique. Si,
dans le rapport de chaque singulier avec le collectif, le symbole est ce qui met un point d'arrêt à sa parole, c’est que dans l'organisation de notre rapport aux objets du monde, les symboles ont pour fonction,
de mettre en scène des propositions collectives, provisoirement indiscutables. Si, dans l’échange avec les
autres, la parole de chacun propose des symboles, le symbole qu’elle met en partage est accompagné de
la mise en partage de la question, pour celui qui parle, de sa signification et de sa valeur. La mise en
partage du symbole est mise en partage de sa mise en question. Un symbole présentifie encore une mise
en scène de notre rapport au monde mais ce que nous appelons fonction symbolique est la capacité
d’interroger la mise en scène, de déplacer le décor et aussi bien de jouer avec les drama qui devraient
s’y dérouler. En tant qu’ils actualisent des propositions collectives recevables et crédibles sans discussion, les symboles peuvent être soutenus par des dispositifs plus ou moins coercitifs.
La fonction symbolique est ancrée dans la singularité de la psyché. Elle est d’abord, sur ce fond,
singularité interprétante, comme l’a bien vu Deleuze. Mais elle est aussi, poussée à l’échange avec
l’autre singularité, poussée à la parole. L’ouverture à la parole de l’autre est généalogiquement première,
puisqu’elle a été condition d’accès à la parole. Elle est encore, comme la fonction d’interprétation pour
le signe, une condition de l’actualisation de la réciprocité virtuelle. Mais elle fait plus. Le fait qu’une
proposition collective se donne comme proposition de la signification indiscutable d’un symbole
n’empêche pas, bien au contraire, que chacun veuille la discuter avec les autres. En mettant en partage la
signification et la valeur de l’injonction contenue dans le symbole, se pose en même temps à celui qui
parle ou qui propose son symptôme à l’autre, la question de la limite du partageable dans cette mise en
discussion de significations et de valeurs des symboles. La fonction symbolique exprime, on l’a dit, une
résistance du singulier au symbole. Elle est mise en question du symbole et, dans sa forme radicale, mise
en cause de l’offre de symbolisation contenue dans le système symbolique. Par extension, l’exercice de
la fonction symbolique devient une mise en question du langage, une mise en question de ses limites ou,
plutôt, une contestation de la croyance au caractère illimité des possibilités offertes par le langage en
même temps d’ailleurs, assez souvent, qu’une reconduction de cette croyance dans la résistance qu’elle
opère. Elle est une lutte contre le refoulement de la dimension contextuelle, particulière, opérée par la
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signification conventionnelle et universelle à l’intérieur de laquelle la désignation vient nécessairement
s’inscrire. La fonction symbolique ne témoigne pas tant de la capacité du langage à saisir le monde que
de la critique en acte des limites de cette saisie, même si précisément l’exercice de fonction symbolique
se donne souvent à entendre comme parole, comme un acte inscrit dans le langage. On va tenter immédiatement d’en donner quelques illustrations.
Si le partage, la coopération et la communication, qui sont les déterminations premières de toute
vie sociale, trouvent dans l’échange, dès lors qu’il s’accompagne de sa prise en charge par le langage, le
lieu même de leur commune détermination de la vie sociale, la question de la valeur de ce qui s’échange
dans l’échange et la question de la valeur de l’échange lui-même sont au plus près des déterminations de
cette vie sociale, en même temps qu’elles les mettent en péril. Ce qui s’échange dans tout échange, avec
ce qui circule, est la question de la valeur. La valeur est bien d’abord celle de la valeur de la reconnaissance réciproque que l’échange actualise, celle des actes que je pose sur le monde, la valeur de mon travail par exemple et celle de ma situation existentielle. La question de la valeur se déploie nécessairement
selon quatre grandes dimensions. Il existe d’abord, avant l’échange, et comme condition de l’échange
lui-même, la valeur pour l’usage de chacun de ce qui va devenir objet échangé et qui est incommensurable à une autre. Les valeurs d’usage sont toujours singulières et d’une certaine manière, les symboles
qui entrent dans l’échange ont d’abord pour chacun une certaine valeur d’usage. Les valeurs d’usage,
que ce soit celles des symboles, ou que ce soient les valeurs d’usage au sens de Marx, peuvent être partagées mais elles sont toujours d’abord singulières. Il y a ensuite la valeur pour et dans l’échange de ce
qui est échangé. Autrement dit, dans l’échange, il est fait abstraction de la valeur d’usage pour chacun de
ce qui est échangé en même temps précisément qu’avec la valeur de ce qui s’échange porte désormais
avec elle la question de la valeur pour chacun de ce qui est échangé. Il y a encore la valeur d’échange
« intrinsèque » de ce qui est échangé, valeur déterminée collectivement, qui apparaît dès lors que
l’échange est répété maintes et maintes fois entre des acteurs différents et qui tend à
l’institutionnalisation. La valeur d’échange intrinsèque représente alors l’interchangeabilité et la commensurabilité de ce qui est échangé, en « représentant » justement comme effectives l’interchangeabilité
impossible et l’incommensurabilité réelle des objets différents. Représenter ce qui est immédiatement
irreprésentable en le représentant par analogie avec ce qui est représentable, c’est précisément ce que fait
le symbole, disait Kant. Mais pour nous, en dépit du fait que cette remarque de Kant soit cruciale, on
peut faire un pas de plus. Nous posons qu’il existe ainsi une injonction du collectif en ce qui a trait à la
valeur de ce qui est échangé et cette injonction du collectif varie selon les régimes économiques. Enfin,
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il y a, avec l’échange lui-même, la valeur de l’échange pour chacun de ceux qui échangent. Toutes ces
dimensions sont co-présentes aussi bien dans l’échange de paroles que dans l’échange des objets.
De façon générale, nous poserons que l’échange les différentes dimensions de la valeur sont présentes sous la forme de questions. L’injonction collective touchant la valeur intrinsèque de ce qui est
échangé incarne une politique, une politique du collectif. Elle répond aux questions de chacun à propos
de la valeur en fermant ces questions. Or les questions ont une signification éminente. Tout d’abord il
faut dire qu’une question se dérobe en général à toute attente la concernant. Elle surgit en amont de
l’attente, elle est ce qui attend, moins une réponse comme telle, que la confirmation du fait qu’apparaitra
la limite de la réponse dans la réponse, que toute réponse sera courte. Il est possible que les réponses ne
soient jamais des réponses à la question ou qu’elles n’aient pour véritable enjeu que de déplacer la question ou de mettre en jeu une autre question. Pour nous, la question qui s’échange dans l’échange de paroles et qui se diffracte selon les différentes dimensions de la valeur dont on a parlé exprime la résistance de la subjectivité à la satisfaction. Les enfants nous enseignent bien que la question est toujours
plus forte que les réponses, que toute réponse n’est là que pour faire la place à une autre question. Pour
Lacan, la question est ce qui enracine la subjectivité dans son inconscient. Le sujet de l’inconscient est
au travail d’une question. Il y a une question toute générale : « Que veut l’Autre? » et ensuite autant de
modulations particulières de cette question : « Qu’est-ce qu’une femme? », « Qu’est-ce qu’un père? »,
etc. Pour Lévi-Strauss le groupe est au travail d’une question. Par exemple la question « Pourquoi naîton de deux et pas d’un seul? » serait à l’origine du mythe d’Œdipe. La question, chez les Grecs, surgirait
ainsi à la limite de la croyance qui veut que l’autochtonie soit une valeur centrale alors même que la
procréation brouille l’imaginaire de l’autochtonie. La question surgit alors, au sein même du groupe,
comme la contestation de la croyance collective en la valeur de l’autochtonie. Mais ni Lévi-Strauss ni
Lacan n’ont insisté sur le fait que les questions circulaient dans l’échange de paroles. Dans les deux
théories de la symbolisation qu’on vient d’évoquer la question est le moteur de la symbolisation de sorte
que le symptôme et le mythe sont des réponses provisoires, partielles mais antalgiques, c’est-à-dire
qu’elles calment l’angoisse mais, pour nous, de surcroît, la question qui circule dans l’échange est
d’abord la manière dont la fonction symbolique en chacun résiste aux croyances collectives et se met en
partage. Lorsqu’elle devient la question d’un groupe, la question surgit comme limite à la croyance produite par le groupe lui-même.
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Dans la rencontre de l’autre, fût-il le plus proche, c’est à l’inconnu que je m’adresse. L’exigence
du collectif que ma parole reprend à son compte lorsqu’elle use d’un symbole « règle » ma distance à
l’autre. Mais pour régler la distance à l’autre elle me laisse croire que je sais ce qu’il ou elle attend, que
je sais qui il est et qui je suis, ce qu’il me veut et ce que moi-même attend etc.….L’injonction qui règle
la distance à l’autre, dès lors que je la fais mienne, bruisse de certitudes qui contredisent de toute façon
le fait premier que la parole surgit du lieu où l’absence de l’expérience de celui à qui je m’adresse est
bien présente, même si je l’ignore. Et c’est du lieu où cet inconnu m’est néanmoins présent comme connu, que surgit le dire que j’entends avant même qu’il ne devienne la parole que je lui adresse. La question est déjà ce que je connais de l’inconnu, elle est ce qui médiatise le passage à la parole. Le dire,
l’énoncé qui va devenir la parole que j’adresse est donc lui-même à entendre comme une réponse à une
question. Ce qui s’échange, ce qui se livre avec la parole, est donc bien l’écho d’une question. Cependant, même si l’échange de paroles avec l’autre est une activité de base de la socialité humaine, elle
n’est qu’une des expressions de l’usage de la fonction symbolique qui est plus large et qui est à l’œuvre
aussi bien dans les actes que dans les symptômes qui font réponse mais portent encore avec eux la question. Le névrosé est celui qui est habité par une question. Elle bloque son autonomie de mouvement : le
symptôme limite, fixe la subjectivité, il invalide. Mais de temps en temps le névrosé lâche la question ou
la question le lâche. Celui qu’on dit psychotique est celui que sa question ne lâche pas.
Résumons ce qui vient d’être avancé à titre de propositions liminaires de travail et annonçons
brièvement le développement que nous allons leur donner. La parole et le symptôme usent de symboles
et cet usage permet à chacun de nous de régler sa distance à l’autre. Puisque les groupes auxquels elle
confère l’idéalité de l’Un ne parlent jamais en personne, dans son rapport à l’autre, la subjectivité se fait
porte-parole du collectif et de sa singularité propre. Pour autant que le politique commence dans le rapport à l’autre en tant qu’il est différent, la parole et le symptôme peuvent être compris comme des polities, au sens d’Aristote, qui composent des propositions élémentaires s’appuyant sur des principes différents, ceux du collectif et du singulier mais aussi, dans l’horizontalité du rapport à l’autre, ceux du partageable et du non partageable. Cette composition répond à une question, inconsciente, que nous tentons
de mettre en partage. Nous ferons encore l’hypothèse que les modes particuliers de blocage de la dialectique à l’œuvre dans l’usage singulier de la fonction symbolique et des symboles sont alors précisément
des blocages sur une question qui travaille la subjectivité, que ce soit dans la névrose la plus commune
ou ce qu’on appelle la psychose. Plus largement, il s’agira de pointer que ce qui s’échange dans la parole
mais aussi dans les échanges des objets est la question de la valeur, celle des symboles, de la situation
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existentielle, des actes et de la reconnaissance elle-même. C’est donc finalement à la thématique toute
générale de l’échange et de ce qu’elle emporte avec elle du politique, sous sa forme élémentaire, qu’il
s’agira de frayer la voie pour théoriser ce qui ressort encore actuellement de la seule théorie du sujet.
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Nous passerons à travers un certain nombre de textes qui gravitent autour de ces notions. Les
textes à l’étude seront déterminés en fonction du nombre et des choix des participants. Voici une première liste de textes que nous suggérons de travailler pour ce séminaire. Mais cette liste n’a aucun caractère limitatif et chacun(e) des participant(e)s du séminaire pourra proposer d’autres textes à travailler.
De façon générale, il en choisira un et en préparera une présentation d’une heure. Un essai de 20 pages
portant soit sur le texte retenu et la perspective d’ensemble de son auteur sur le signe, le symbole, le
système symbolique ou la fonction symbolique soit sur l’ensemble de la problématique est attendu en fin
de session.
-G.W.F Hegel L’art symbolique (2e vol. de l’Esthétique)
-S. Freud L’interprétation des rêves
-S. Freud Études sur l’hystérie
-E. Durkheim Les formes élémentaires de la vie religieuse
-M. Mauss Essai sur le don
-M. Mauss Sociologie et Anthropologie
-C. Lévi-Strauss Introduction à Sociologie et Anthropologie de Marcel Mauss
-C. Lévi-strauss Le totémisme aujourd’hui.
-C. Lévi-strauss L’efficacité symbolique
-C. Lévi-strauss Les mythologiques
-J. Lacan Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse
-J. Lacan Séminaire III : Les Psychoses
-M. Freitag Dialectique et Société première partie du Vol 2
-M. Freitag La dissolution postmoderne de l’identité
-P. Legendre Le crime du Caporal Lortie. Traité sur le père
-P. Legendre La fonction généalogique des États
-M. Zafiropoulos Lacan et les sciences sociales
-M. Zafiropoulos Lacan et Lévi-Strauss.
-A. Caillé (dir) Plus réel que le réel : le symbolique.
-F. Chaumon Lacan. La loi, le sujet et la jouissance
-O. Clain Fonder le symbolique ? Sur la mort et la Loi
-O. Clain L’inconscient et son sujet. Sur Hegel et Lacan
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