L’épuration économique à la Bourse de Paris
Paul Lagneau-Ymonet1 & Angelo Riva2
1 CSE – EHESS – Paris
2 DEAS – Università di Milano & IDHE – Paris 10
Pour citer cet article:
Lagneau P. – Riva A., « L’épuration à la Bourse de Paris », in Barjot D., Fridenson P., Joly H.
et Margairaz M. (eds..), L’épuration économique en France à la libération, Presses
Universitaires de Rennes, 2008.
L’épuration économique à la Bourse de Paris
Paul Lagneau-Ymonet & Angelo Riva1
Introduction
L’épuration économique oblige à croiser différentes perspectives parce qu’elle recouvre,
dans la double visée originelle du châtiment et du renouvellement, une pluralité de procédures
et une multiplicité d’agents. Est ici considéré comme épuration économique l’ensemble des
procédures de fait, judiciaires, administratives ou professionnelles, qui ont été intentées à
l’encontre d’individus, soit au sujet de certaines de leurs activités économiques entre 1939 et
1945 soit, étant donnés leurs postes notamment d’encadrement, de direction et/ou de
propriétaires, pour des comportements qui, même s’ils n’ont pas directement trait à l’activité
économique proprement dite de ces individus ou de l’entreprise à laquelle ils sont liés, font
qu’il leur est demandé des comptes.
Dans cette contribution, nous décrivons comment les deux groupes professionnels en
charge de l’intermédiation à la Bourse de Paris, les agents de change et les courtiers en
valeurs, se sont rapidement auto-épurés dès l’automne 1944. Nous démontrons qu’ils l’ont fait
moins pour punir certains de leurs membres compromis ou bien pour renouveler leurs cadres,
que pour donner des gages d’allégeance aux nouvelles autorités. Ces bourgeois d’affaires ont
servi les pouvoirs en place pour faire survivre les organisations qui leur permettaient de
conserver les ressources matérielles et symboliques nécessaires à la perpétuation de leurs vies
bourgeoises, malgré les difficultés et les incertitudes de la guerre, de l’Occupation et de la
Libération. Dans ce contexte, les intermédiaires boursiers ont modifié l’organisation du
marché financier et leurs pratiques afin de les adapter aux exigences des pouvoirs en place et
d’éviter ainsi des réformes qui auraient anéanti ces deux groupes.
Il s’agit de considérer la période 1944-1947, comme un moment critique et crucial à
restituer dans l’histoire économique et sociale de la Bourse de Paris. Critique, parce que
l’épuration économique remet en cause l’évidence du nomos économique (« les affaires sont
1 Nous remercions Liora Israël, Frédéric Lebaron, Kim Oosterlinck ainsi que les organisateurs et les participants
du colloque « L’Épuration économique en France à la Libération » pour leurs précieux commentaires. Patrick
Verley a eu la générosité de nous faire profiter de ses connaissances et manuscrits. Que les archivistes du Centre
des archives économiques et financières ainsi que Martin Binet (NYSE Euronext, Paris) soient assurés de notre
reconnaissance pour leur aide dans le repérage des sources. Les erreurs éventuelles restent de notre
responsabilité.
1
les affaires ») par le biais d’une interrogation politique et morale sur la légitimité de cette
autonomisation des affaires. Crucial, dans la mesure où le nouveau pouvoir entérine des
transformations structurelles, promues depuis les années 1930, dans la politique économique
nationale2.
Revenir sur ce qu’a été l’épuration des intermédiaires boursiers de la capitale impose de
comprendre ce qui est précisément reproché à ceux d’entre eux dont il se dit, à la libération de
Paris, qu’ils auraient collaboré. Comment et par qui est (re)défini le comportement tolérable
sous l’Occupation pour les professionnels de la Bourse ? Quel est le degré d’autonomie des
instances disciplinaires de ces professions, dont la réputation est indissociable de
l’honorabilité de leurs membres, par rapport à leur tutelle ministérielle, le ministère des
Finances, et à la justice politique alors en marche ?
Pour rompre avec les enjeux normatifs qui façonnent nombre de travaux sur l’épuration
pour des faits de collaboration, nous adoptons la définition durkheimienne du crime : « un
acte est criminel quand il offense les états forts et définis de la conscience collective »3. Nous
empruntons ensuite des concepts à la sociologie des professions et à celle du droit, ainsi qu’à
l’économie institutionnaliste des organisations. La première donne à voir les luttes pour la
définition et le contrôle par les groupes professionnels des conditions, matérielles comme
symboliques, d’exercice de leurs activités. L’entrelacs des dispositifs d’épuration révèle le
droit en action, c’est-à-dire l’usage que les agents économiques font des règles pour
(re)définir et juger des pratiques pendant l’Occupation ainsi que les luttes sur la conception, la
mise en œuvre et la légitimité d’une justice politique, elle-même prise dans un faisceau
d’injonctions contraires : sanctionner les individus les plus compromis, renouveler les cadres
et les structures économiques, mais surtout asseoir la légitimité des nouvelles autorités.
L’approche institutionnaliste permet d’analyser les rapports entre les groupes professionnels,
les organisations boursières et l’économie.
La partie suivante de cette contribution revient sur l’organisation de la Bourse de Paris et
sur la marche des affaires pendant la guerre. Ensuite, les dispositifs d’épuration et les
trajectoires individuelles des personnes incriminées sont analysés. Puis, la quatrième partie
2 Michel MARGAIRAZ, l'Etat, les Finances et l'Economie, histoire d'une conversion : 1932 à 1952, Paris,
CHEFF, 1991 ; François DENORD, Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique, Paris,
Demopolis, 2007.
3 Emile . DURKHEIM, De la division du travail social, Paris, PUF, 1998, p. 37 sq.
2
définit les enjeux dans une bourse « en épuration »4. Enfin, les principaux apports de cette
recherche sont repris en conclusion.
L’organisation de la Bourse de Paris
La Bourse de Paris pendant la guerre révèle cet apparent paradoxe : la très forte
augmentation des cours ne correspond pas à la conjoncture économique et cette hausse a lieu
alors que les transactions boursières, contrôlées par une stricte régulation anti-spéculation,
diminuent significativement5.
Jacques Marseille6 explique ainsi l’augmentation violente du prix des actions (cf. fig. 1) :
les investisseurs, dans le cadre d’anticipations rationnelles, auraient escompté les profits des
entreprises dans l’après-guerre. Sans exclure qu’au moment de choisir les titres, les
investisseurs prennent en considération la future rentabilité des émetteurs parmi d’autres
variables (localisation des entreprises, bombardement, commandes étatiques, nationalisations
envisagées), ils décident d’investir en actions car leur valeur n’est pas directement affectée
par la forte inflation de la période. En outre, les possibilités d’investissement dans d’autres
actifs sont particulièrement réduites par la pénurie, la baisse des taux sur les titres à revenu
fixe (eux aussi soumis à l’érosion monétaire) et par les contraintes réglementaires, bien plus
strictes que celles encadrant l’investissement en actions, qui entravent les opérations
immobilières, les transactions internationales et le commerce de devises et or.
Insérer Figure 1 plus ou moins ici.
Cette « hausse de misère »7, les autorités allemandes et françaises ont voulu la contenir,
au nom de la lutte contre le gain spéculatif, pour diriger les capitaux vers les titres d’Etat. En
fait, le gouvernement français contrôle strictement le marché financier pour boucler son
4 Marc BERGERE, Une société en épuration. Épuration vécue et perçue en Maine-et-Loire de la Libération au
début des années 50, Rennes, PUR, 2004.
5 Kim OOSTERLINCK, « Market microstructure and Nazi influences on the Paris stock exchange during
WWII », Université Libre de Bruxelles, Solvay Business School, Working Paper, WP-CEB 04/026 ; Albert
LAMOULEN Le fonctionnement de la Bourse de Paris de 1939 à 1945, thèse de doctorat, Université de Paris,
Faculté de droit, 1946.
6 Jacques MARSEILLE, « La Bourse sous l’Occupation », dans Olivier DARD, Jean-Claude DAUMAS,
François MARCOT (dir.), L’Occupation, l’Etat français et les entreprises. Actes du colloque organisé par
l'Université de Franche-Comté (Laboratoire des sciences historiques, Centre d'histoire contemporaine) et le
Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon, mars 1999, ADHE, Paris, 2000, p. 415-425.
7 Albert LAMOULEN, op. cit., p. 136.
3
« circuit » et stabiliser le franc tandis que, pour les autorités allemandes, il s’agit de financer
la guerre. La mise au pas de l’économie passe donc par le contrôle des marchés boursiers
parisiens, rouages-clefs pour le placement des titres publics et le recensement des patrimoines.
La place financière de la capitale comprend trois marchés : le marché officiel ou parquet
dirigé par la Chambre syndicale (CS) de la Compagnie des agents de change (CAC), la
coulisse organisée par le Syndicat général des banquiers en valeurs (SGBV) et le marché
hors-cote, sans organe institué de direction. Ces trois marchés sont caractérisés par un niveau
décroissant d’« intégration », définie comme l’intensité de l’autorité des organes directeurs de
chaque marché sur les intermédiaires qui y opèrent8.
Comme le syndic de la CAC le fait remarquer en 1942, « nous abordons ici ce paradoxe
qui intriguera sans doute nos successeurs : celui d’un organe d’économie libérale conduit à
s’adapter aux contraintes de l’économie dirigée »9. Cette adaptation correspond à l’adoption
des mesures anti-spéculatives, fiscales, racistes et xénophobes, imposées par l’Etat Français et
les autorités d’occupation aux agents de change et aux coulissiers menacés sinon de voir
disparaître leurs organisations et, avec elles, leurs positions au sein de la place financière et de
la (bonne) société.
Dès l’été 1940, « c’est la question de la suppression de la Bourse et de la Compagnie qui
se trouve présentement posée. […] On peut craindre que par la suite le marché des valeurs
mobilières ne s’institue selon le mode allemand, c'est-à-dire sous forme de transactions de
banque à banque traitées directement à des cours fixés d’autorité par un représentant du
gouvernement »10. Les boursiers écartent ce danger parce qu’ils acceptent, avec l’application
des mesures fiscales et racistes, qu’« il ne [soit] plus question de liberté des prix »11 à la
Bourse de Paris.
Les mesures anti-spéculatives embrassent tous les aspects de l’activité boursière.
L’inscription obligatoire au nominatif des titres et la création de la Caisse centrale de dépôt et
de virements des titres (CCDVT) doivent faciliter le recensement des titres. Un taux de
courtage plus élevé pour les achats que pour les ventes est introduit, afin de dissuader la
spéculation haussière. La réforme des statuts des intermédiaires boursiers et des bourses
françaises de 1941 et 1942 poursuit, quant à elle, deux objectifs : d’une part, faire de la
coulisse une copie conforme du parquet et, d’autre part, éliminer toute possibilité de marché
8 Claude MENARD, Mary M. SHIRLEY (dir.), Handbook of New Institutional Economics, Springer, 2005
9 Archives d’Euronext Paris (AEP), procès-verbaux des assemblées générales de la Compagnie des agents de
change (PVAG), 21 décembre 1942.
10 AEP, PVAG, 7 août 1940.
11 AEP, PVAG, 21 décembre 1942.
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