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Cette nouvelle entité muséale livre le récit d’une modernité qui, au tournant du XIXe siècle, a pris une forme
multiple pour que sens et idées se répondent en une floraison puissante. Pour développer notre projet, nous
sommes partis d’un bâtiment dont nous avons tenu à respecter l’esprit en tirant profit de ses choix architectu-
raux. Le « puits de lumière » est devenu un amphithéâtre qui, au cœur de la place du Musée, fait vibrer la
mémoire d’une architecture souvent maltraitée à Bruxelles. Les salles ont été rénovées sans céder à une
certaine posture de mode privilégiant effets de couleurs et kitsch revival. Au contraire, nous avons conservé le
principe moderne qui avait présidé à la conception du bâtiment inauguré en 1984. Si les murs ne sont pas
totalement blancs, ils prolongent un certain idéal moderniste associé ici à la fin de siècle.
Avec l’organisation, dans les salles mêmes de notre musée, des salons des XX (1883-1894) et de la Libre
Esthétique (1894-1914), Bruxelles a constitué un carrefour de la création véritablement unique. Si celui-ci ne
s’est pas identifié à la seule lame de fond impressionniste, il a trouvé dans la conjonction du symbolisme, du
wagnérisme et de l’Art nouveau les emblèmes d’une identité qui a largement déterminé le visage de Bruxelles.
« Bruxelles capitale de l’Art nouveau » n’est pas une réalité qui ne vaudrait que pour l’architecture. Le terme
recouvre d’abord le dynamisme d’une société. Et celui-ci s’est manifesté dans tous les domaines de la création :
littérature, peinture, opéra, musique, architecture, photographie ou poésie ; Maeterlinck, Verhaeren, Ensor,
Khnopff, Spilliaert, Maus, Horta, Van de Velde, Kufferath, Lekeu... La liste n’est pas exhaustive et le présent
ouvrage en détaille les facettes. Mais elle témoigne de la richesse d’une création qui a largement débordé nos
frontières. La réception européenne – et même mondiale – d’un Maeterlinck, avec le prix Nobel qui lui fut
octroyé en 1911, l’atteste avec éclat.
Ce musée puise sa légitimité dans les trente et un salons qui réunirent à Bruxelles l’essentiel de la création
européenne. Il s’articulera autour des cercles artistiques qui, à partir de 1868 – et de la création de la Société
libre des beaux-arts –, introduiront en Belgique ce débat sur la modernité dont, peu de temps auparavant, à
Paris, Charles Baudelaire avait creusé le sens avec ses Petits poèmes en prose qui forment Le Spleen de Paris.
À la modernité qui écume en mode répond une dynamique qui, à l’intérieur de la mouvance moderne, met au
premier plan une qualité critique tournée contre l’illusion « modernolâtre » même. À la fois périphérique en
regard de Paris et centrale par sa qualité de carrefour européen, la scène artistique belge a porté à maturité
cette multiplicité du moderne, entendu à la fois comme frénésie avant-gardiste et recul critique.
Rendre compte de cette aventure requérait une pluridisciplinarité qui n’a été envisageable que grâce à un parte-
nariat unissant les Musées royaux des Beaux-Arts, la Bibliothèque royale, le Théâtre royal de la Monnaie, les
Musées royaux d’Art et d’Histoire, la Cinémathèque royale de Belgique, la Bibliotheca Wittockiana, la Fondation
Roi Baudouin, le Conservatoire royal de Bruxelles ainsi que la Belfius Banque, dont les collections témoignent
de l’ancrage profond de cette culture fin de siècle dans le paysage belge. Avec ces partenaires, nous avons pu
construire un récit dense et pénétrant. Grâce à la Région Bruxelles-Capitale, le récit se mue en spectacle avec
l’extraordinaire collection Gillion Crowet. Au parcours historique répond la passion d’une collectionneuse qui a
réuni autour d’elle une succession de chefs-d'œuvre témoignant de l’unité et de la créativité d’une époque. Alors
que certains auraient aimé diviser cet ensemble en opposant arts décoratifs et beaux-arts, la volonté
d’Anne-Marie Gillion Crowet a été, au contraire, de fusionner pâtes de verre et peintures, meubles et argenterie
en un spectacle fastueux qui témoigne de l’aspiration commune des créateurs et des artisans : une aspiration
d’art qui transfigure le réel.