67e session nationale « Politique de défense » La résilience – La société française de 2014 pourrait-elle… Rapport présenté par le comité n°2 COMITE N°2 LE GENDRE Bernard VAUJOUR Nicolas ► Président du comité 2 ► Secrétaire du comité 2 ALBARELLO Sergio Médecin en chef Service de Santé des Armées BLANC de la NAULTE Arnaud Avocat associé Cabinet NMCG CHAIRA Patricia Rédactrice en chef PAC Presse CIANFARANI Stéphane Directeur des exécutions de contrat Dassault Aviation DUGOIN-CLEMENT Christine Chercheur IPSE DUPOND de DINECHIN Pierre Ingénieur en chef de 1ère classe SGA/SID LE GENDRE Bernard Directeur Hottinguer Corporate Finance MANDON Fabien Colonel Armée de l'Air MAZOYER Jean-Paul Directeur informatique et industriel Groupe Crédit Agricole SA PEYRAUD Matthieu Conseiller Ministère des Affaires étrangères PIVET Sylvestre Directeur des activités nucléaires, Saclay CEA POTTIER Philippe Colonel Armée de Terre QUINTIN Anne-Florence Secrétaire nationale « Cadres » CFDT RAVILLY Nathalie Vice-Président, Fusions-Acquisitions Thales RAZOUX Pierre Directeur de recherches IRSEM SALDANA SAGREDO Francisco Javier Colonel Armée de Terre, Espagne VAUJOUR Nicolas Capitaine de Vaisseau Marine Nationale Directeur de l’IHEDN : Général de Corps d’Armée Bernard de COURREGES d’USTOU Année 2014-2015 1 2 Résumé synthétique La commémoration, cette année, du centenaire de la Première Guerre mondiale invite à s’interroger : la société française serait-elle capable aujourd’hui de résister à un choc aussi brutal que celui de 1914, puis de se reconstruire et de poursuivre sa destinée collective ? Le concept de résilience, emprunté à la science et étendu à de nombreux domaines, est apparu dès le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008. Le renforcement de la résilience de la société française s’est imposé depuis comme l’un des objectifs poursuivis par les politiques publiques. Dans l’absolu, la société française actuelle semble en capacité de faire face à un choc majeur et de le surmonter. La France de 2014 possède des atouts que celle de 1914 n’avait pas. Le système politique a été conçu pour résister aux chocs, la chaîne de décision est louée par les partenaires étrangers. La société française a pour elle une démographie plus dynamique, un niveau d’éducation plus élevé, une plus grande mobilité, une plus grande diversité. Mais il est vrai que quarante années de marasme économique, débouchant sur un accroissement massif du chômage et de la dette, sont venues saper le moral et les forces. Le modèle apparaît, parfois, à bout de souffle. La quête d’identité et la multiplication des actes d’incivisme témoignent d’un malaise français. Pour analyser la notion de choc majeur, on peut utiliser une matrice croisant quatre facteurs : choc exogène / choc endogène ; agression / accident. Cette matrice permet de travailler sur les scénarios imaginables : catastrophes naturelles, épidémies, accidents industriels, krach boursier, émeutes urbaines, attentats, cyber-attaques, guerre conventionnelle, guerre nucléaire. Il est utile également de se demander ce qu’il en est de la résilience française en cas d’une succession de chocs de basse intensité minant progressivement la confiance ? La société française apparaît alors insuffisamment préparée. Ces constats amènent donc à formuler des recommandations pour accroître la résilience : un discours qui prépare les esprits et les confronte à la réalité des menaces ; une plus large diffusion de la culture de défense, pour renforcer le lien ArméesNation ; une meilleure préparation opérationnelle, en exerçant les individus et les institutions à l’éventualité d’un choc majeur ; une mise en posture des corps intermédiaires, pour s’appuyer sur un maillage de relais dans la société ; enfin, un renforcement de la cohésion nationale, en travaillant sur ce qui rassemble et crée le lien social, pour faire aimer la France. 3 Sommaire I. Introduction ........................................................................................................................ 5 II. L’histoire démontre que la France a su faire face à des chocs majeurs et se montrer résiliente ..................................................................................................................................... 8 A. 1914-1918 : La France soutient le choc de la Grande Guerre grâce à sa société beaucoup plus qu’à ses institutions .................................................................................... 9 B. 1940 : La France, affaiblie par le choc de la Grande Guerre, s’effondre car ni la société, ni les institutions ne sont prêtes à encaisser un nouveau choc majeur aussi rapidement ........................................................................................................................ 12 C. 2014 : Les institutions françaises sont mieux préparées pour faire face à un choc majeur, mais des doutes subsistent sur la société et ses vulnérabilités ............................ 13 III. La société française et l’environnement ont changé : il existe des risques majeurs auxquels la France n’a pas encore été confrontée .................................................................... 16 A. La société a changé ................................................................................................ 16 B. A quels chocs majeurs peut-on être confronté ? .................................................... 18 C. Les chocs lents : vers une réaction irrationnelle de la société ............................... 22 IV. Recommandations ............................................................................................................ 25 V. A. Les moyens de gestion des crises ........................................................................... 25 B. Un discours qui prépare les esprits et les confronte à la réalité des menaces ........ 27 C. Une solidarité renforcée entre la société et les forces de sécurité .......................... 29 D. Une mise en posture des corps intermédiaires ....................................................... 30 E. Un discours patriotique .......................................................................................... 31 F. Renforcer la cohésion nationale ............................................................................. 31 Annexes ............................................................................................................................ 34 A. Sources et bibliographie ......................................................................................... 34 B. Comptes rendus d’entretiens .................................................................................. 36 4 INTRODUCTION Il y a cent ans, la France entrait dans l’un des conflits les plus terribles de son histoire. Durant quatre années, toutes les forces de la Nation furent mobilisées pour concourir à la victoire finale. Serions-nous capables aujourd’hui de consentir un tel effort et un tel sacrifice pour la patrie ? Et serions-nous capables de nous reconstruire et de poursuivre notre destinée collective ? Cette capacité à absorber un choc sans destruction des qualités fondamentales est souvent qualifiée de résilience1. Ce terme, d’étymologie latine, est apparu au XVIIe siècle dans le vocabulaire anglo-saxon pour définir une notion de physique. Il a rapidement acquis une seconde signification : celle de réaction après un choc, de rebond. En France, le terme resiliere évolue à cette époque vers le mot « résiliation » (se rétracter, se dégager d’un contrat)2. A partir des années 1980, le concept est associé à d’autres disciplines des sciences humaines et sociales (psychanalyse, psychologie, sociologie), de la médecine psychiatrique, mais aussi des sciences de l’ingénieur (théorie des systèmes en informatique), de l’économie et de la bioécologie. Examiner toutes ces définitions serait fastidieux, mais il est utile d’en explorer quelques-unes. En physique, la résilience est définie comme la capacité de résistance aux chocs d’un matériau. Dans le cas des matériaux « cassants » (aciers par exemple), la résilience est caractérisée par l’énergie nécessaire pour rompre le matériau par un choc. Cette première définition amène par analogie aux remarques suivantes : Les matériaux solides possèdent un domaine d’élasticité. A l’intérieur de celui-ci, le matériau retrouve spontanément sa forme originelle après déformation. En revanche, une fois la limite d’élasticité franchie, le matériau subit une déformation permanente, puis se rompt. Cette notion de physique permet, dans le cadre de cette étude, de faire la différence entre chocs mineurs (retour spontanée à l’état initial) et chocs majeurs (déformation permanente ou rupture). La limite d’élasticité peut être dépassée soit par choc violent, soit par contrainte forte (pression, traction, cisaillement), soit par fatigue (action répétée de chocs ou contraintes plus faibles mais conduisant à une déformation permanente, voire à la rupture). Ce dernier mode conduit à s’interroger non seulement sur la capacité de la société à résister à un choc majeur, mais aussi à celle d’absorber des chocs moins importants, mais répétés. Enfin, le fait que cette définition s’applique plus particulièrement à l’acier (il existe une définition assez différente pour les élastomères) conduit à nous interroger sur les caractéristiques intrinsèques de la société permettant de la comparer à un métal : qu’est-ce qui assure sa cohésion, ses valeurs, son organisation ? 5 En théorie des systèmes, la notion de résilience correspond à la capacité d’un système à intégrer une perturbation dans son fonctionnement, sans changer de structure qualitative. Un système sera dit résilient lorsqu’il est capable de se maintenir tout en étant affecté par une ou plusieurs perturbations. L’intérêt de cette notion est qu’elle relativise le caractère positif d’un certain nombre de concepts systémiques tels que la stabilité et l’équilibre. En psychologie, différentes définitions coexistent. Les définitions française et anglo-saxonne recouvrent deux acceptations différentes. Pour le psychiatre Boris Cyrulnik, qui a popularisé le terme en France, la résilience est « la capacité d’une personne ou d’un groupe à se développer correctement, à continuer à se projeter dans l’avenir, en dépit d’événements déstabilisants, de conditions de vie difficiles, de traumatismes parfois sévères »3. Cette vision de la résilience comme capacité à s’adapter dans la durée est une conception beaucoup plus française, voire européenne, qu’universelle4. Ainsi, les auteurs français et certains de leurs homologues européens considèrent-ils que la résilience est liée à la notion de régénération, c’est-à-dire la capacité des individus à sortir indemne d’une expérience traumatisante et à s’en enrichir5. Cette capacité n'est pas rare, elle est présente chez un grand nombre de personnes, mais à des niveaux variés qui peuvent évoluer dans le temps, notamment selon le contexte. Cette notion de résilience comme capacité peut permettre d’élaborer des échelles de mesure qui permettent de prédire pour des individus, par lien de causalité, leur probabilité à faire face à des chocs6. Ces échelles sont tributaires de l’évaluation des facultés intrinsèques des individus. Néanmoins, une bonne réussite à ces tests ne garantit pas que la personne ne développera pas de troubles post-traumatiques. La conception anglo-saxonne, pour sa part, se focalise essentiellement sur la capacité instantanée à supporter un choc et à en ressortir indemne7. Elle se réfère au bon fonctionnement de la personne qui maintient son équilibre tout au long de la réponse au stress8. La résilience se présente alors plutôt comme un processus dynamique reposant sur des interactions multiples, tant internes qu’externes. La notion de temps est, par ailleurs, fondamentale car elle différencie résilience, résistance et récupération. Dans l’instantané, la résistance affronte le choc sans autre conséquence qu’un épuisement progressif des ressources. La récupération implique au contraire une réadaptation à un fonctionnement normal, après une période dans laquelle le sujet expérimente un état physique ou psychique négatif. Enfin, la résilience implique un élément de régénérescence d’un nouvel ordre de société, durable. Dans les deux cas, il existe deux dimensions indissociables de la notion de résilience : (1) la résistance au trauma et (2) l’évolution ultérieure satisfaisante et socialement acceptable. 6 En sociologie, il est fait état de deux types de résilience : la résilience intra-individuelle, propre à l’individu, et la résilience interindividuelle, que l’on retrouve aux niveaux familial et communautaire. Même si ces deux formes sont distinctes, elles sont interdépendantes et complémentaires. Dans cette acception, la résilience peut s’analyser à différents niveaux : individuel, petits groupes (famille, collègues de travail,…), communautés, collectivités et organisations (commune, entreprise,…), ou bien encore société dans son ensemble. Les mécanismes en jeu pour faire face à des événements graves ne sont pas exactement les mêmes pour chacun d’entre eux, ni les méthodes pour les renforcer. La résilience interindividuelle est constituée d’interactions entre de très nombreux paramètres matériels (réseaux, moyens d’information, équipements,…), structurels (importance des services de gestion de crise,…), organisationnels (coordination, préparation,…) mais également psychologiques et moraux (valeurs, confiance, éducation et sensibilisation des populations). Elle est évolutive, ce qui la rend difficilement modélisable. Cette faculté d’adaptation et de survie est-elle innée ou acquise ? Dépend-elle de l’intensité et/ou de la durée du choc ? La société française actuelle ferait-elle preuve des mêmes qualités qu’en 1914 ? Ou bien s’effondrerait-elle comme en 1940, provoquant la scission du pays en deux Frances, l’Etat français d’une part, et la France libre d’autre part ? Certains, comme Jacques Attali ou Alain Bauer, suggèrent que la Collaboration était une forme de résilience, par opposition à la Résistance. En effet, si l’on réduit la notion de résilience à sa forme la plus minimaliste, c’est-à-dire la survie, on peut considérer, en se plaçant dans la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, que l’asservissement est la forme ultime de la résilience et que toute société est résiliente, hors cas de génocide. C’est pourquoi Jacques Attali et Alain Bauer préfèrent s’interroger sur la capacité de résistance de notre société plutôt que sur sa résilience. Quoi qu’il en soit, le renforcement de la résilience de la nation s’est imposé comme un objectif des politiques publiques en matière de sécurité et de défense depuis 2008, date à laquelle ce concept apparaît dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. Cette exposition a conféré au concept de résilience une visibilité nouvelle dans le domaine de la défense, mais également une réelle reconnaissance officielle9. Est-ce à dire que les auteurs des Livres blancs de 2008 et 2013 ont des raisons de considérer qu’à défaut de renforcer la résilience de la Nation, celle-ci serait susceptible de ne pas pouvoir faire face à un choc majeur ? 7 I. L’HISTOIRE DEMONTRE QUE LA FRANCE A SU FAIRE FACE A DES CHOCS MAJEURS ET SE MONTRER RESILIENTE En cette période de commémoration du centenaire de la Grande Guerre, il est apparu utile de regarder en arrière et de s’interroger sur les forces et les vulnérabilités de la Nation française, à travers sa société et ses institutions, pour tenter de comprendre comment celle-ci a su faire preuve de résilience après les chocs majeurs qu’elle a subis au cours du XXe siècle, afin d’imaginer comment elle pourrait affronter ceux qui ne manqueront pas de survenir au XXIe siècle. Cette réflexion a conduit à s’interroger sur la notion de choc majeur. S’agissant de la France, on peut en retenir deux : d’une part, la guerre de 1914-1918, dont les effets directs se poursuivent jusqu’en 1919 à travers la poursuite des opérations militaires sur les fronts d’Orient et de Mer Noire, mais aussi à travers l’épidémie catastrophique de grippe espagnole liée à l’affaiblissement physique de la société ; d’autre part, la défaite de juin 1940 qui provoque l’effondrement de la Nation française et son redressement progressif jusqu’à la libération du territoire national en 1945 et la mise en place de nouvelles institutions. Bien évidemment, il existe bien d’autres chocs importants qui ont ébranlé la société française au cours du siècle passé : la crise polymorphe des années 1930 et son cortège d’effets déstabilisants pour l’économie, la société et les institutions politiques ; la vague de décolonisation qui dépouille la France de son empire et qui culmine avec la guerre d’Algérie, usant son armée et fragilisant ses institutions, comme le démontre la tentative de putsch d’avril 1961 ; la crise politique et sociétale de mai 1968, qui survient alors même que la France engrange les bénéfices de la période de croissance économique des « Trente Glorieuses » ; les chocs pétroliers de 1973 et 1979 qui cassent la croissance et remettent en cause le modèle économique et la politique étrangère de la France ; l’effondrement de l’URSS et la fin de la Guerre froide en 1991, qui met fin à l’affrontement des deux blocs capitaliste et communiste et laisse entrevoir un monde globalisé beaucoup plus complexe, difficile à appréhender et déstabilisant à bien des égards. Malgré tout, ces chocs intermédiaires n’ont pas constitué des agressions extérieures de nature à remettre en cause l’existence même de la Nation française. 8 Seule l’hypothèse, fort heureusement non concrétisée, d’une troisième guerre mondiale et d’un conflit nucléaire en Europe entre l’OTAN et le Pacte de Varsovie aurait constitué un choc équivalent ou supérieur à ceux de 1914 et 1940. Pour comparer la situation entre 1914 et 2014, il a semblé pertinent de s’attacher à dépeindre le contexte global, la société elle-même, le rapport au pouvoir et aux institutions, l’influence des médias et des autres corps intermédiaires, pour se concentrer en dernier lieu sur l’analyse de la politique de défense nationale et de la stratégie française dans son ensemble. A. 1914-1918 : la France soutient le choc de la Grande Guerre grâce à sa société beaucoup plus qu’à ses institutions Le contexte international qui prévaut lors du déclenchement de la Première Guerre mondiale est marqué par l’impérialisme européen, les rivalités coloniales et l’existence d’alliances rigides fondées sur la défense des frontières. La menace principale reste militaire et se caractérise par l’envahissement du territoire et la conquête de provinces. Chacun en France comprend que la guerre en Europe est probable et qu’il lui faudra défendre la souveraineté d’une nation ancienne, dont le système politique républicain s’avère en revanche relativement récent (la durée cumulée des trois premières républiques – de 1789 à 1914 – ne dépasse pas alors les cinquante ans). Comme l’avait souligné l’historien Marc Bloch, « les hommes n’étaient pas gais, mais ils étaient résolus, ce qui est beaucoup mieux ». Ils ne sont pas montés au front la fleur au fusil. Comme l’a rappelé le Général Elrick Irastorza, ancien chef d’Etat-major de l’Armée de Terre et président de la mission de commémoration du centenaire de la Grande Guerre, il convient d’avoir à l’esprit quelques éléments fondamentaux : l’esprit de revanche de la défaite subie en 1870 face à la Prusse, qui pousse la société à se structurer de manière à pouvoir supporter une nouvelle guerre avec l’Allemagne, afin de pouvoir récupérer les provinces perdues (Alsace et Lorraine) ; l’esprit de sacrifice et le patriotisme qui animent la société et qui sont soigneusement entretenus par les livres d’histoire et l’Instruction publique (les « Hussards noirs » de la République) ; l’Union sacrée de l’ensemble de la classe politique, alors même que l’idée de République n’est pas encore solidement enracinée, comme en témoignent le boulangisme, les agendas proclamés des partis socialistes, monarchistes et bonapartistes et les attentats anarchistes du début du XXe siècle ; 9 l’ampleur des pertes initiales qui traumatise à la fois la population, le pouvoir et l’armée. De mémoire d’homme, « on avait jamais connu cela auparavant ». Le tiers des pertes militaires françaises de la guerre est supporté pendant les cinq premiers mois de la guerre, avec un pic le 27 août 1914, lorsque la France perd 27 000 tués et 54 000 blessés en une seule journée qui s’avère la plus coûteuse de toute l’histoire militaire française depuis la fin des guerres napoléoniennes. Ce niveau de pertes explique la rupture majeure que constitue la première phase de la Grande Guerre dans l’imaginaire collectif de la société française. Lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale, la société reste rurale et rustique. Elle compte essentiellement des paysans et des ouvriers. Il s’agit d’une société de classe, marquée par une faible mobilité sociale ou géographique. Certes, l’instruction publique permet de s’élever socialement, mais le déterminisme du milieu familial reste prépondérant. Même si certains hommes prennent la route pour louer leurs bras et si d’autres n’hésitent pas à s’établir dans les colonies, la plupart des Français passent l’essentiel de leur vie (hormis la période du service militaire obligatoire) près de leur lieu de naissance. La commune, voire le canton, s’imposent comme les référents territoriaux. Migrer à l’autre extrémité d’un département, a fortiori s’installer dans un autre département ou une autre région, demeure l’exception. Les identités régionales demeurent très fortes et les patois supplantent bien souvent la langue française en dehors des cadres institutionnel et administratif. Les hommes et les femmes sont aguerris et vivent dans un confort très relatif. Ils cultivent l’épargne et la prévoyance, n’hésitant pas à constituer des stocks de nourriture et produits de première nécessité dans les placards, malgré des salaires en hausse, une croissance économique positive et des périodes de plein emploi. L’expression nostalgique et sublimée de « Belle Epoque » n’apparaitra en réalité qu’au début des années 1920. La mort collective (épidémies, famines, guerres) fait encore partie de la mémoire vive des Français. Le lien familial n’est pas forcément fort, car la mort frappe souvent, y compris parmi les plus jeunes. La mort n’est pas cachée et fait partie du quotidien : on meurt souvent au travail ou à la maison et les corps sont exposés à la vue de la famille et des amis pour un ultime hommage. La structure familiale reste empreinte de valeurs traditionnelles forgées par la religion et l’instruction publique. Le clivage entre le pouvoir et la religion reste très vif, comme en témoignent l’affaire Dreyfus (1898), la loi sur les associations (1901) et celle sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat (1905). Si le consensus social reste fort, il n’en est pas moins malmené par les combats syndicaux, idéologiques et politiques qui divisent la société française. Les conflits sociaux font florès. Les mouvements pacifistes et anarchistes sont puissants. 10 Les institutions restent faibles et se méfient viscéralement de « l’homme providentiel », après les épisodes du boulangisme et du bonapartisme. Le système politique est dominé par le parlementarisme et les jeux d’alliances complexes et à géométrie variable. Le Parlement est le lieu du débat politique. C’est de là que l’Etat se dirige. Le pouvoir exécutif se trouve dans les mains du président du Conseil, qui doit composer avec ses ministres et la majorité parlementaire pour gérer les crises. Le président de la République n’a pas de pouvoir décisionnaire, mais il est respecté et incarne la stabilité des institutions. Ce système ne favorise donc pas la mise en place, par l’Etat, de structures spécifiquement dévolues à la gestion de crises ou de chocs majeurs, puisqu’il faudrait que celles-ci soient réactives, responsabilisées et dotées de réels pouvoirs décisionnaires - le contraire même de l’esprit qui préside à la Troisième République. Le Gouvernement mise en fait sur le facteur temps pour réagir aux crises, voire même aux guerres. Personne n’imagine que l’Etat puisse s’écrouler rapidement. La presse écrite, les pamphlets distribués sous le manteau et les affiches placardées de nuit sur les murs représentent alors les seuls véritables contre-pouvoirs. A l’heure de la vapeur et de l’électricité, l’automobile et l’aviation restant des curiosités qui n’ont d’impact que sur une marge infime de la population, les moyens d’informations rapides demeurent la correspondance manuscrite, les télégrammes et les journaux qui restent soumis à la censure. Le téléphone et les pneumatiques accélèrent le processus, mais uniquement dans les plus grandes villes. La défense nationale repose sur une armée de masse et de conscription (service de trois ans) considérée comme le modèle le mieux adapté pour fournir les effectifs nécessaires à la sécurité du pays et le plus conforme au principe d'égalité républicaine. Le service militaire constitue alors tout autant un outil permettant d’alimenter les gros bataillons, qu’un instrument de cohésion et d’intégration au profit de la société. L’Etat-major bénéficie d’une grande autonomie, le ministère de la guerre n’étant que chargé d’assurer l’organisation, l’entraînement, l’équipement et la logistique des armées. Sa stratégie d’offensive à outrance doit permettre d’éviter l’effondrement au premier round et de développer les outils lui permettant de s’adapter aux coups suivants. Les stratèges français étaient conscients des faiblesses inhérentes au système français, à commencer par celles consistant à mal anticiper les menaces et à être souvent pris par surprise. Avec le recul, on peut affirmer que c’est la chance (la manœuvre audacieuse de la Marne en fait) qui permet à la France d’encaisser le choc de 1914, et la structure de sa société qui lui permet de tenir ensuite pendant cinq années terribles. La résilience de la société française ne s’exprime pleinement qu’à partir de l’année 1915 jusqu’à la fin de l’année 1919. Dès 1915, le consensus politique national s’érode, phénomène qui s’amplifie avec les offensives meurtrières de 1916 et 1917 qui causeront les mutineries punies par 640 fusillés pour l’exemple. 11 L’éloignement de la guerre et les souffrances endurées sur le front renforcent considérablement l’attachement familial en transcendant la structure familiale (les nombreux recueils de lettres de soldats et de parents de soldats en attestent), alors même que la mort frappe durement la plupart des familles. Autres conséquences sociétales majeures de la Grande Guerre : l’appropriation de l’outil de production par les femmes qui s’imposent dans les usines, les entreprises et les administrations pour pallier l’absence des hommes retenus au front ; et l’exode rural destiné à combler les pertes d’ouvriers tués sur les champs de bataille. Pour conclure cette réflexion sur la Grande Guerre, peut-être convient-il de rappeler trois points soulignés par le Général Irastorza qui battent en brèche les légendes bâties depuis : en 1918, l’Allemagne est battue mais pas écrasée et son potentiel industriel est quasi intact ; l’apport des troupes américaines n’a pas été décisif et n’a commencé à produire ses effets qu’à partir de juin 1918 ; les empires coloniaux ont certes contribué à l’effort de guerre, mais ce ne sont pas les troupes coloniales qui ont emporté la victoire (15 % des effectifs, 5 % des pertes). En fait, la Grande Guerre se termine militairement par un match nul, au mieux une victoire aux points des Alliés qui les pousse à humilier l’Allemagne à travers le traité de Versailles, semant ainsi les graines d’une nouvelle tempête qui ravagera l’Europe vingt ans plus tard. B. 1940 : la France, affaiblie par le choc de la Grande Guerre, s’effondre car ni la société, ni les institutions ne sont prêtes à encaisser un nouveau choc majeur aussi rapidement. En juin 1940, le réveil est brutal. Prises par surprise, l’armée, les institutions et la société française s’effondrent en six semaines. Les instances mises en place pour faire face à un choc majeur après la Grande Guerre n’ont pas fonctionné, car la surprise, la rapidité de l’avance allemande et la faillite morale d’une partie de la société et de la classe dirigeante ont créé un effet de panique fatal à la Troisième République. Le « miracle » de la bataille de la Marne ne s’est pas reproduit et la France a succombé au premier round, alors même qu’elle croyait en la Ligne Maginot et en son armée de manœuvre mécanisée pour lui offrir le répit nécessaire lui permettant de s’adapter, d’user l’adversaire, puis de contre-attaquer10 ; or, la Ligne Maginot a été contournée et l’armée de manœuvre battue. Le traumatisme fut tel qu’il a conditionné plusieurs générations de décideurs politiques et qu’il a convaincu la France de se doter d’une force de dissuasion nucléaire. 12 Soixante-dix ans plus tard, il continue d’alimenter les débats d’historiens et d’inspirer des auteurs inventifs en mal d’uchronie. Dans leur ouvrage intitulé 1940 – Et si la France avait continué la guerre, Jacques Sapir et Franck Stora imaginent un scénario où le gouvernement français ne capitule pas et continue le combat depuis l’Afrique du Nord. Dans L’Etrange Défaite, Marc Bloch analysera sans concession l’effondrement de juin 1940, montrant qu’il résulte tout autant d’une faillite des élites et de la société que de celle des institutions et de l’armée. Cet effondrement tire sa source de la victoire de 1918 qui a causé l’épuisement de la France. C’est également le sens du roman de Roland Dorgelès, Le Réveil des morts, qui prédisait, dès 1923 : « Se battre, on ne le pouvait plus ; mourir, on ne le voulait pas ». La France des années 1930 souffre donc du syndrome du « plus jamais ça ! » qui pousse ses élites, du moins celles qui ont survécu à la Grande Guerre, au pacifisme et à la compromission. Dans tous les domaines (intellectuel, scientifique, politique et économique), trop de talents ont été sacrifiés dans les tranchées et manquent cruellement à la France pour faire entendre une autre voix. Au-delà du plan humain, la Première Guerre mondiale a coûté très cher sur le plan financier à la France (l’équivalent d’une année et demie de PIB rapporté aux critères d’aujourd’hui) qui en supportera le coût pendant des décennies, limitant l’ampleur et la rapidité du réarmement décidé à contrecœur à la fin des années 1930. C. 2014 : les institutions françaises sont mieux préparées pour faire face à un choc majeur, mais des doutes subsistent sur la société et ses vulnérabilités Aujourd’hui, le contexte international a radicalement changé. La France évolue dans un monde globalisé où le phénomène de mondialisation efface partiellement les frontières. Les agressions ne se manifestent plus forcément par la violation de ces dernières, pas plus que par l’occupation du territoire national par des armées étrangères. L’OTAN, l’Union européenne et l’ONU sont autant d’acteurs supranationaux qui garantissent, d’une manière ou d’une autre, la sécurité physique de la France et de ses alliés et partenaires européens. Ces alliances, tout comme le Conseil de sécurité des Nations unies qui peut décider d’interventions militaires internationales pour faire cesser une agression caractérisée, rendent très improbable l’éventualité d’une guerre classique « à l’ancienne » au sein même de l’Union européenne, même si la guerre – y compris interétatique – reste toujours possible à ses marches, comme le prouve le conflit en Ukraine orientale qui oppose les autorités de Kiev à celles de Moscou. 13 La France possède aujourd’hui des atouts précieux qui n’existaient pas en 1914. Les institutions françaises se sont renforcées et se sont adaptées pour mieux faire face aux chocs en tout genre, y compris politiques. Des plans d’urgence (ORSEC) et de continuité du fonctionnement des institutions ont été élaborés et mis en place dans de nombreux domaines. Le système politique de la Ve République a été conçu pour résister aux chocs, en concentrant les pouvoirs au niveau du président de la République, quitte à lui conférer une certaine forme de « monarchie républicaine ». Les dispositions constitutionnelles arrêtées en 1958 (état d'urgence, état de siège, article 16) ont été renforcées pendant la décennie suivante par la mise en place de la force de dissuasion nucléaire. En matière d’intervention extérieure, la chaîne de décision est souvent louée par les partenaires de la France et le soutien de l’opinion française est généralement fort. La question reste de savoir si la dualité entre dissuasion nucléaire et forces de projection restera pertinente demain, et si les armées, professionnelles et structurées selon un format très compact, disposeront de suffisamment de moyens humains et financiers pour maintenir leur savoir-faire et leur crédibilité, face à un environnement différent et des menaces plus diffuses, moins faciles à cerner. Le débat politique s’est quant à lui déplacé sur de nombreux fronts. Il s’est développé non seulement dans la presse, mais aussi et surtout dans les médias audiovisuels, sur les réseaux sociaux et sur Internet, rendant la censure institutionnelle quasi-impossible. L’information circule, nourrissant un débat plus mûr à défaut d’être plus visionnaire. Les clivages pro et antirépublicains se sont effacés, laissant place à d’autres antagonismes, notamment religieux. De son côté, la société française est désormais formée de classe moyennes urbaines émancipées qui travaillent principalement dans le secteur des services. Elle est culturellement, ethniquement et religieusement hétérogène. Elle considère son confort matériel comme l’un des biens les plus précieux à défendre. Elle se judiciarise de plus en plus (augmentation exponentielle du nombre de saisines des tribunaux). Sa structure familiale s’est sensiblement modifiée (moins d’enfants, mariages plus tardifs, transformation du mariage républicain pour le rendre possible entre deux personnes de même sexe, banalisation du divorce, familles recomposées). La société française est devenue plus individualiste et consumériste. De nombreux intellectuels pointent du doigt l’individu qui ne serait plus préoccupé que par la réalisation de ses attentes personnelles, développant une vision narcissique au détriment de l’intérêt général. Ils condamnent cet individualisme forcené qui, poussé à l’extrême, encourage et accroît le populisme. Allié au vieillissement de la population, il amènerait les individus à consommer, à s’endetter et à privilégier le moment présent par rapport à un futur jugé très incertain, rendu d’autant plus inquiétant qu’ils n’entraperçoivent aucune politique publique capable de lutter efficacement contre la crise économique, le chômage de masse et l’accroissement des déficits publics. De fait, un nombre croissant d’individus se laisse tenter par des thèses déclinistes alimentées par une littérature de circonstance. 14 Autre élément marquant qui la démarque de 1914, la société française refuse la mort. Pendant la Première Guerre mondiale, près d’un millier de Français étaient tués chaque jour. Pendant la Seconde Guerre mondiale, une centaine d’entre eux tombaient quotidiennement. Ils n’étaient plus qu’une dizaine à être tués pendant la guerre d’Algérie. En 2008, la mort tragique mais ponctuelle de dix combattants à Uzbin, en Afghanistan, a provoqué un drame national. Les avancées de la science couplées à l’affaiblissement des croyances religieuses laissent penser à une part croissante de la société que l’âge de la mort peut être sans cesse reculé, de sorte qu’elle cherche à passer celle-ci sous silence et à rendre invisible les funérailles, même si certains événements la font resurgir de manière exacerbée (attentats, pandémies, catastrophes naturelles ou industrielles). Conséquence de cette évolution, les Français ont développé une culture de l’assurance et de la prévention. Le principe de précaution s’est imposé au décideur politique jusqu’à l’abus, déconnectant parfois le jugement politique du bons sens en faisant prévaloir les statistiques scientifiques. Suivant cette même évolution, la société française a développé une phobie de la guerre et des pertes. La mise sur pied d’une armée professionnalisée a contourné partiellement cette contrainte, puisque les pertes concernent non plus des conscrits, émanation de la Nation tout entière, mais des combattants professionnels qui se sont engagés volontairement en connaissant les risques encourus. D’un côté, la montée de l’individualisme et du refus de la mort semblent donc porteurs d’un affaiblissement de la résilience de la société à faire face collectivement aux épreuves. D’un autre côté, l’individualisme implique aussi l’envie de travailler pour autrui et de se mettre au service des autres, à condition que ce choix personnel soit guidé par sa propre conscience et ne soit pas imposé de l’extérieur. Autre élément positif, la société française a pour elle une démographie dynamique comparée à celle des autres pays européens, ce qui constitue l’un des atouts clés de la France. La société française de 2014 bénéficie d’un niveau d'éducation plus élevé, d’une plus grande mobilité et d’une plus grande diversité que celle de 1914. Répondre à l’interrogation de savoir si la France serait prête à faire face aujourd’hui à un choc majeur, revient à être capable d’identifier les raisons qui font qu’une nation est prête à se soulever, à se battre, et à mourir si nécessaire. En d’autres termes, cela revient à se poser les questions suivantes : en quoi croient les Français ? Pour qui et pour quoi seraient-ils prêts à mourir ? Quel est leur adversaire majeur aujourd’hui ? Ce n’est qu’en répondant à ces questions que l’on pourra déterminer plus précisément la résilience de la France. 15 II. LA SOCIETE FRANÇAISE ET L’ENVIRONNEMENT ONT CHANGE : IL EXISTE DES RISQUES MAJEURS AUXQUELS LA FRANCE N’A PAS ENCORE ETE CONFRONTEE A. La société a changé En un siècle, la société française a affronté deux guerres mondiales, changé de système politique et subi des évolutions géopolitiques majeures. La fin de la Guerre froide, avec l’effondrement de l’URSS, a laissé croire à certains à la fin de l’histoire. Pourtant, la globalisation des échanges et l’avènement de la mondialisation ont rebattu les cartes et fait renaître des menaces et des crises jusqu’aux portes de l’Europe. D’une société rurale, autonome et rustique, la France est devenue une société développée connectée sur le monde et dépendante de ses partenaires. Même si la comparaison est délicate, il est utile de revenir sur les caractéristiques de la société française de 2014 pour mieux cerner sa possible résilience. Une société de la mondialisation Les évolutions technologiques, tant dans les transports que dans les systèmes de communication, ont démultiplié les échanges entre nations, provoquant un certain effacement des frontières. La mondialisation, par l’ouverture au monde qu’elle a provoquée, a modifié le rapport des peuples aux notions d’« identité » et de « nation ». Les individus, beaucoup plus libres, tentent de redessiner une carte mondiale des territoires. « Le découpage politique n’est plus celui du découpage culturel »11. Ce mouvement de fragmentation fait apparaître des communautés infra ou supranationales. De leur côté, les identités nationales s’amoindrissent. Fidèle à ses valeurs d’accueil, la société française veut intégrer les minorités présentes sur son territoire. Son identité et ses valeurs historiques s’atténuent pour laisser place à chacune. Les groupes ne se retrouvant pas dans les concepts d’universalité prônés par l’Etat se réfugient dans le communautarisme. De fait, la perte de repères diminue le sentiment d’appartenance à la Nation. Il est dès lors plus difficile de rassembler le peuple français pour défendre un idéal. L’uniformisation des valeurs et des identités affaiblit la capacité à s’unir. « Une nation se défait (…) quand ceux qui la peuplent cessent de trouver un intérêt à être ensemble. (…) Une nation ne peut survivre face aux enjeux et périls à venir qu’en se projetant dans le temps, en ayant pleine conscience de son histoire, de sa raison de durer. (…) Cela requiert également la formulation d’un grand projet commun : projet de défense nationale ou d’alliances internationales ou d’identité culturelle. »12 Pour renforcer la résilience de la Nation, la France devrait donc réaffirmer ses valeurs et son identité nationale. Une société de la précaution En 1914, la mort faisait partie intégrante de la vie. Les épidémies, les morts collectives étaient vécues avec une certaine fatalité. Il n’en est plus de même aujourd’hui. La fatalité est rejetée et chacun cherche à désigner des responsables. L’Etat est sommé de prévenir tous les risques. 16 Mais, en rendant l’Etat responsable de tout, l’irresponsabilité individuelle progresse. La prudence laisse place à la précaution, qui s’érige désormais en principe, y compris dans la constitution. L’acceptation du risque s’efface et empêche l’innovation ou l’audace de s’exprimer. La société de la précaution se fait moins créative et moins adaptable aux bouleversements du monde. Dans ce contexte, la mort violente est devenue inacceptable. Même s’il est essentiel de montrer la considération de la Nation envers un soldat mort pour défendre la patrie, il est nécessaire de s’interroger sur l’expression de cette considération, car une réaction disproportionnée souligne la fragilité de la société face à la mort. Sous couvert d’un respect nécessaire, la disproportion risque en fait d’afficher au grand jour les faiblesses de la société. Face à la mort, la réaction fréquente des responsables politiques consiste à chercher des fautifs. En cas d’accident, on recherche souvent les responsabilités du seul côté de l’Etat, affaiblissent l’autorité de la puissance publique et, par là même, certains pans de la résilience nationale. Une société de droits plus que de devoirs ? Cette « sur-responsabilité » de l’Etat peut conforter les citoyens dans leur confort individuel. En 1914, l’esprit de sacrifice était entretenu dans les villages, dans les livres, par les professeurs et surtout par un mode de vie rural propice à l’entraide. Les obligations de la vie en société étaient érigées en vertus et assimilées par la population. En 2014, elles s’oublient. Le citoyen peut être tenté de considérer qu’il n’a plus que des droits (droit à la liberté, droit à la sécurité, droit aux subventions), oubliant parfois les devoirs qui sont leurs corollaires. Les relations entre les hommes politiques et la Nation sont distendues. Pour ces raisons, il est nécessaire d’envisager un nouvel espace commun autour duquel la Nation pourrait se rassembler. Si en 1914 la défense du territoire paraissait une évidence, aujourd’hui la même situation n’apporterait pas forcément la même réponse. La société française vit des dividendes de la paix, son territoire n’étant plus directement menacé. On peut supposer que la société française se rassemblerait et se battrait probablement surtout pour défendre son mode de vie et sa liberté individuelle, quitte à laisser de côté la société ellemême. Une société de la dépendance En 1914, la vie rustique dans les campagnes permettait sans doute une plus forte résilience, car elle ne dépendait que peu de l’extérieur. Aujourd’hui, les dépendances se multiplient. L’explosion des moyens de communications et de transports a révolutionné les modes de vie. Les vêtements sont fabriqués en Chine. Les besoins en pétrole sont alimentés par des pays africains (Algérie, Nigéria), européens (Norvège) et moyen-orientaux (Arabie Saoudite). Les systèmes bancaires sont interconnectés. Les aliments sont importés du monde entier. 17 La société française est devenue une société de consommation qui crée chaque jour de nouveaux besoins et trouve dans la mondialisation les moyens d’y répondre. L’avènement d’un monde numérique qui réduit les distances devrait encore accélérer ce mouvement. Pour répondre aux besoins, la société a généré, souvent sans en prendre conscience, de nombreux liens et habitudes qui lui font perdre en autonomie. Que pourrait-on faire aujourd’hui sans énergie, sans téléphone, sans Internet, sans système bancaire ou sans transport aérien ? B. A quels chocs majeurs peut-on être confrontés ? Pour que l’on puisse parler de choc majeur, il convient que celui-ci cause un grand nombre de victimes, qu’il affecte la plus grande partie de la population, qu’il crée un sentiment de surprise, qu’il désorganise le fonctionnement de l’Etat, qu’il atteint la société dans certains de ses secteurs vitaux (électricité, pétrole, gaz, eau potable, communications, transports, système bancaire) et que ses effets se fassent sentir durablement. Les différents scénarios possibles peuvent être classés en fonction de la nature du choc et de la réaction probable de la société. Sont considérés, d’une part, les chocs qui relèvent soit de l’agression, soit de l’accident (fatalité) ; d’autre part, les chocs de nature soit endogène, soit exogène. En situation de crise, les médias agissent comme un démultiplicateur d’effets sur la population, tant positifs que négatifs. AGRESSION FATALITE EXOGENE Attentat Guerre (conventionnelle ou non) Cyber-attaque ENDOGENE Emeute Embrasement des banlieues Révolte Révolution Epidémie Pandémie Krach boursier Catastrophe naturelle Accident technologique L'examen de ces scénarios fait apparaître des risques et permettra ensuite d'émettre des recommandations. 18 1. Analyse des scénarios - Agression exogène L’attentat terroriste C’est la menace aujourd’hui la plus probable, sous la forme d’attaques isolées ou coordonnées sur le territoire national, au moyen d’armes à feu, de bombes ou de produits chimiques et radiologiques. Un tel choc majeur entraînerait des réactions fortes au sein de la population : fort sentiment d’insécurité, méfiance vis-à-vis de l’autre. La recherche d’un coupable pourrait exacerber les tensions communautaires. L’éventualité que les acteurs de ces attentats soient français pourrait accroître cette psychose généralisée, ce qui dégraderait sensiblement la cohésion nationale. L’activité économique pourrait être affectée, du fait de mesures de sécurité supplémentaires et d’une forme de prudence. La présence policière et/ou militaire, tout en jouant son rôle sécuritaire, entretiendrait un sentiment d’angoisse dans la population. La guerre conventionnelle Subir une attaque conventionnelle sur le territoire national constituerait incontestablement un choc majeur pour la population française, après soixante-dix années durant lesquelles aucun combat n’a été mené sur le sol français. A cet égard, l’attaque des côtes méditerranéennes par des missiles balistiques de type SCUD serait probablement interprétée comme un conflit interétatique, puisqu’elle proviendrait d’un territoire bien identifié. Pour que la société française se sente impliquée, il faudrait sans doute que le territoire national soit touché. Un conflit en Europe sur le modèle de la guerre en Bosnie, voire plus récemment en Ukraine, laisserait probablement la population relativement indifférente. La réaction politique et militaire, nécessairement forte, entraînerait un resserrement du lien national, surtout si la classe politique montrait une réelle unité, ce qui est probable. La contestation interne resterait toutefois possible, qu’elle émane de pacifistes ou d’individus cherchant des boucs émissaires. Un tel conflit aurait forcément des conséquences sur nos relations avec nos partenaires de l’UE ou de l’OTAN, soit pour resserrer les liens, soit au contraire dans le sens de leur délitement. Tout dépendrait sans doute de la nature de l’agression et des réactions de chacun. Une conséquence à moyen terme pourrait être la remontée en puissance de nos armées (équipements et effectifs), avec un soutien plus marqué de la population. On doit aussi s’interroger sur la déclinaison de ce scénario pour les DOM-TOM. Quelles réactions l’attaque d’un département d’outre-mer produiraient-elles en France ? La situation géopolitique ne permet pas de confirmer cette menace mais, si on se réfère à l’exemple de la guerre des Malouines en 1982, on peut se demander si les Français, comme les Britanniques alors, soutiendraient leur gouvernement et seraient favorables à l’emploi de la force armée ? 19 La cyber-attaque Une attaque informatique de grande ampleur est devenue probable. L’accès facile aux moyens physiques et logiciels nécessaires, l’anonymat de l’agresseur quasiment garanti et l’interdépendance des nombreux systèmes, réseaux et utilisateurs contribuent à cette probabilité croissante, puisqu’un Etat ou une organisation criminelle peut l’envisager aisément. La notion de territoire national n’a plus de sens dans le cyberespace, seules les entités attaquées seront soit nationales, soit internationales. Une attaque de type « déni de service » sur nos dépendances entraînant soit une rupture dans l’approvisionnement en énergie et/ou en eau, une cessation de services bancaires, et/ou un blocage du transport aérien deviendrait rapidement un choc majeur. L’absence d’agresseur identifié brouillerait la perception de la population qui attendrait de l’Etat la résolution totale de la crise sans délai. Ce serait « l’épreuve du feu » dans le domaine cyber où l’Etat a commencé à prendre des mesures sérieuses13 mais n’a pu entraîner les unités concernées par ce type de crise (contrairement aux forces armées conventionnelles et stratégiques). On peut également compter sur la coopération du monde industriel pour lutter contre une attaque cyber, du fait des intérêts partagés par tous les utilisateurs dépendant des réseaux informatiques. On peut imaginer une escalade entre les moyens de défense et d’attaques cyber, mais jusqu’où ? La capacité à identifier l’agresseur à court terme pourrait devenir la meilleure stratégie pour autoriser l’emploi d’armes physiques et ainsi freiner, voire stopper ces attaques. La rupture du tabou nucléaire L’hypothèse d’une agression nucléaire directe contre le sol français n’a pas été retenue dans cette analyse, car elle entraînerait automatiquement une riposte nucléaire aux conséquences dévastatrices, dépassant très largement le cadre de cette étude. Deux autres cas de figure doivent néanmoins être envisagés : Un pays disposant de l’arme nucléaire en fait usage, à la surface du globe ou dans l’espace, sans viser spécifiquement la France. La surprise est énorme et l’angoisse gagne la population, d’autant plus que l’explosion est proche. Les forces armées sont en état d’alerte et la posture des moyens de dissuasion nucléaire est renforcée. La France, en état de légitime défense, lance une frappe nucléaire sur un pays tiers après une montée aux extrêmes des tensions et une agression caractérisée contre ses intérêts vitaux. On peut alors miser sur la relative compréhension de la population française. En revanche, le gouvernement devra déployer une véritable stratégie de communication internationale pour expliquer pourquoi il a été amené à agir ainsi. 20 Dans ces deux cas, la rupture du tabou nucléaire constituerait un choc majeur pour la population, car la stratégie française de protection par la dissuasion nucléaire « de nonemploi » serait bouleversée. On changerait alors de paradigme, rien n’étant plus comme avant. Cette déstabilisation de la société pourrait générer des comportements incontrôlés, des manifestations pacifistes, voire révolutionnaires. 2. Analyse des scénarios - Agression endogène La France a déjà vécu de nombreuses agressions de ce type : attentats menés par le groupe Action Directe (80 attentats entre 1979 et 1987) ou bien encore actions fanatiques du type de celle conduite par Mohamed Merah en 2012. Lors de ces épisodes, les transports publics n’avaient finalement pas été réellement délaissés (-8% de fréquentation) mais les relations entre individus s’étaient tendues et une peur insidieuse avait ralenti l’activité économique. Il pourrait s’agir demain d’actions terroristes conduites par des djihadistes revenant de Syrie. Associé à l’épisode de l’embrasement des banlieues, comme en 2005, on pourrait alors envisager une crise majeure évoluant en guerre civile sur certaines parties du territoire. 3. Analyse des scénarios - Fatalité exogène Ce pourrait être le scénario d’une épidémie massive de type Ebola ou H1N1 sur le territoire national. Une expansion rapide de la contamination, face à une capacité limitée à traiter les symptômes, pourrait développer un sentiment de panique et de méfiance vis-à-vis du voisin, entamant gravement le lien social. Après un choc initial mettant à rude épreuve nos ressources médicales civiles et militaires, on constaterait probablement un double effet : mobilisation accrue des moyens et acceptation plus forte du risque encouru. Il n’empêche qu’il est probable que les choix faits par l’Etat, à la fois préventivement, puis dans le traitement d’urgence, susciteraient des critiques de la part des personnes survivantes les plus touchées ou des proches des personnes décédées. 4. Analyse des scénarios - Fatalité endogène On peut considérer deux types de scenarios : La catastrophe naturelle De nombreuses catastrophes naturelles se sont produites depuis cinquante ans. Aucune n’a été considérée comme un choc majeur pour la société, même si cela correspondait à chaque fois à un véritable drame humain, car elles ont frappé ponctuellement et sur une partie limitée du territoire national. Elles ont plutôt été l'occasion de démontrer la capacité de mobilisation des secours, tant aux niveaux local que national, et la solidarité dont la société française est capable. 21 A l’avenir, l’hypothèse probable d’une crue centennale de la Seine affectant la ville de Paris reste emblématique, car elle provoquerait des dommages impactant en cascade les éléments les plus vitaux pour la population comme pour l’économie : rupture d’approvisionnement en électricité, gaz, carburant et eau potable, système bancaire hors service, désorganisation des transports, alimentation des particuliers en péril. Par son ampleur, une telle crue pourrait constituer un choc majeur. Ses conséquences à moyen terme seraient probablement d’ordre politique et organisationnel : la recherche des responsabilités, c’est-à-dire de l’origine des carences dans la prévention, pourrait entraîner des changements dans nos institutions. L’accident technologique Les pollutions chimiques de grande ampleur, les accidents nucléaires impliquant la destruction de sites et la pollution radioactive incontrôlée pourraient être des chocs majeurs pour la société, tant par les dommages humains et matériels que par l’affaiblissement de l’autorité de l’Etat et la démonstration de son incapacité à protéger les citoyens. Les risques avérés sur la santé et sur la chaîne alimentaire auraient des impacts forts (importations alimentaires en forte hausse, territoires altérés voire stériles et invivables pour longtemps). La remise en cause des choix technologiques et de dépendance résultants d’une telle catastrophe modifierait les modes de vie sur le long terme. C. Les chocs lents : vers une réaction irrationnelle de la société. A ces scénarios, il convient d’ajouter ceux qui ne constituent pas en eux-mêmes un choc majeur ou une rupture. Ils transforment et déstabilisent pourtant la société. Ces menaces moins visibles, mais plus pernicieuses, existent et trouvent leur source dans une modification lente de la société, modification engendrée par la succession et l’accumulation d’incivilités et d’événements apparemment insignifiants, mais qui, additionnés, peuvent être assimilés à un véritable choc majeur pour la société. Ces transformations lentes installent une situation favorable à une rupture ultérieure. Ces menaces, que l’on qualifiera de « choc lent », prennent deux formes : une forme agressive endogène larvée, qui alimente le désordre et la révolte ; une forme fataliste endogène passive, qui génère la résignation et la collaboration. 1. La forme agressive endogène La forme agressive endogène trouve sa source dans l’accumulation d’événements qui génèrent un sentiment d’exaspération dans la société : chômage, coût de la vie, inégalités, impunité, injustice flagrante. Ce sentiment pourrait créer une réaction en chaîne qui s’exprimerait à l’occasion d’un fait catalyseur dont le caractère anormal mobiliserait des groupes de mécontents. Cette menace est illustrée par plusieurs faits récents. 22 Les émeutes d’octobre 2005 dans les banlieues françaises, initiées par un accident dans lequel deux jeunes avaient trouvé la mort à l’issue d’une course poursuite avec les policiers, ont pris leur source dans un milieu marqué par le chômage et l’insécurité. Le bilan s’est avéré financièrement et moralement très lourd : écoles brûlées, bâtiments publics saccagés, maisons de quartiers dévastées, transports en commun et nombreux bien privés détruits (plus de 10 000 voitures incendiées). Parties de Clichy-sous-Bois, les émeutes se sont très vite répandues dans les quartiers défavorisés de nombreuses villes françaises. Malgré l’imposition de l’état d’urgence, le gouvernement n'a réussi à contenir ce mouvement qu’à l’issue de trois semaines d’affrontement avec les forces de l’ordre. Certaines scènes de guérilla urbaine ont choqué la population dans cet épisode de violence intérieure qui fut le premier d’un tel niveau en France depuis mai 1968. Ce type de crise, particulièrement difficile à identifier et à déjouer, a montré les vulnérabilités de la société et l’importance d’une politique de prévention adaptée. Les réseaux sociaux, les téléphones portables et les médias amplifient ce phénomène de contagion lorsqu’il éclate. L’implication de combattants revenus de Syrie, en rupture de ban, renforcerait significativement leur impact sur la société. Un autre exemple plus récent mérite d’être rappelé. En octobre 2013, le phénomène des « Bonnets rouges » en Bretagne, à la suite de la mise en place de portiques destinés à percevoir l’écotaxe, a suscité le rassemblement de mécontents qui ont rapidement fédéré plusieurs mouvements contestataires affichant des revendications souvent très éloignées les unes des autres. Ce mouvement délétère a sapé l’autorité de l’Etat sur une partie du territoire national et pourrait connaître demain des récidives. 2. La forme fataliste endogène A l’inverse, une forme fataliste endogène, générée par l’insécurité, les incivilités, le sentiment d’abandon, la délinquance et la corruption, produit une forme de repli sur soi et accroît le communautarisme. Ces menaces remettent en cause l’esprit républicain et provoquent chez le citoyen un rejet de l’autre et des institutions. La société française y est particulièrement sensible en raison de son positionnement sur d’importantes routes migratoires. Son histoire, fondée sur l’intégration des minorités, ne rejette pas l’étranger – au contraire – mais lui impose le respect de valeurs communes. Cet équilibre fragile paraît aujourd’hui menacé, comme en témoigne l’affaire du voile islamique. L’insécurité est la première cause du rejet de l’étranger. Elle fait porter une suspicion vis-à-vis de ceux qu’on ne connaît pas. L’apparition de plus de 3000 communautés de « voisins vigilants » destinées à assurer une protection de voisinage, mais aussi à prévenir la police de la présence de personnes suspectes, en témoigne. 23 Certaines de ces communautés n’hésitent pas à faire appel à des sociétés de sécurité privée qui représentent des effectifs proche de ceux de la police et de la gendarmerie, montrant le doute qui s’insinue dans la société sur sa capacité à assurer la sécurité collective14. Dans un autre registre, celui de la cybercriminalité, les fraudes à la carte bancaire et les skimming (détournements d’argent via la manipulation des automates) créent une délinquance dont la fréquence ne cesse d’augmenter. Ces pratiques, contre lesquelles il est particulièrement difficile de lutter, font naître un sentiment de grande injustice et de frustration dans une population qui tend à devenir de plus en plus méfiante, tant vis-à-vis des autres que du progrès technique. Certaines décisions administratives bouleversent les habitudes et créent de nouvelles pratiques : la circulation des biens et des personnes est favorisée par l’Union européenne et, plus particulièrement, l’espace Schengen, mais la lutte contre les trafics y rencontre bien des difficultés. Le phénomène du « plombier polonais » médiatisé en période électorale pour accuser l’Europe de tous les maux est révélateur d’une méfiance vis-à-vis de l’autre. Le très médiatisé « gang des Roumains », démantelé au début de l’année 2014 dans la région de Nancy, montre la difficulté des forces de l’ordre à parer des menaces qui gagnent en ampleur. Le travail au noir, qui permet une rémunération échappant à toute fiscalité et tout contrôle de l’Etat, démontre également une défiance vis-à-vis de la société dans la répartition juste des richesses. C’est une preuve de plus de la méfiance de la population à l’égard de la solidarité nationale. Depuis huit ans, ce phénomène a doublé et le montant de la fraude pourrait représenter 5% des cotisations sociales, soit deux fois et demi plus que le seuil incompressible estimé ; 18% des entreprises du bâtiment des travaux public et de la restauration seraient touchée par ce fléau15. L’explosion des sites de troc, des marchés, des braderies et des vides greniers qui permettent d’échapper aux taxes sur les transactions commerciales montre aussi la paupérisation de classes grandissantes de la société. Face à l’accumulation de ces agressions, la population se montre résignée. Se défiant de la capacité des autorités à la défendre, elle peut être tentée de se réfugier dans le rejet des institutions ou/et dans une forme croissante de communautarisme. Cette évolution suscite un mécontentement et une frustration qui pourrait provoquer une révolte de la société en cas de choc majeur, comme en Tunisie pendant l’hiver 2010-201116. Elle fragilise surtout le sentiment d’appartenance nationale et la capacité de la société à réagir à un choc plus brutal. Dès lors, que faire pour atténuer ces effets négatifs, ressouder la population et accroître la résilience de la société ? 24 III. RECOMMANDATIONS Afin que la France renforce sa capacité à encaisser un choc majeur comme celui de 1914, plusieurs domaines d’amélioration peuvent être envisagés, aussi bien au niveau étatique, que sociétal et qu’individuel. Etant donné la diversité des risques auxquels la société française peut être exposée et leur part d’imprévisibilité, il convient de formuler des recommandations avec prudence et modestie, sans prétendre épuiser un sujet aussi vaste et sensible. Il s’agit, ni plus, ni moins, d’assurer la survie de la Nation face à un péril extrême, ce qui est une composante élevée de la responsabilité politique. Les recommandations, basées sur les ressorts même qui composent la résilience, s’articulent autour de six volets : les moyens de gestion des crises, déjà fortement soulignés par le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013, un discours qui prépare les esprits et les confronte à la réalité des menaces, une solidarité renforcée entre la société et les forces de sécurité, une mise en posture des corps intermédiaires, un discours patriotique fédérateur, un renforcement de la cohésion nationale. A. Les moyens de gestion des crises Si la résilience de la Nation présuppose qu’elle se donne les moyens de résister aux menaces qu’elle détecte, sa résilience reposera, comme par le passé, et en premier lieu, dans son armée, sa police et ses services de sécurité. Comme le rappelle le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013, « l’Etat met en œuvre depuis 2006 une politique de sécurité des activités d’importance vitale » de façon à assurer « la continuité des fonctions essentielles ». La préservation de la continuité des fonctions essentielles de la Nation est placée, avec la protection du territoire et de nos concitoyens, « au cœur de notre stratégie de défense et de sécurité nationale ». L’identification des moyens est un facteur de préservation du fonctionnement de l’Etat et de la population en cas de crise. L’état de préparation est déterminant sur la capacité de l’Etat et de la population à réagir. Aussi, les composantes organisationnelles et logistiques amenées à apporter des réponses matérielles post-crise participent à la résilience de la société. Il s’agira d’assurer les besoins premiers de la population, tout en garantissant la stabilité de l’ordre public permettant entre autres de protéger les ressources communes. 25 Ces moyens se composent de plusieurs éléments : la ressource humaine, le matériel disponible, l’entraînement des équipes, la chaîne de commandement. Concernant la composante humaine, la faiblesse sera sa capacité à rester mobilisée et parfaitement opérationnelle dans la durée. Il semble que la capacité à durer est centrale dans tout scénario de crise. La crise peut s’inscrire dans le moyen ou le long terme, mais la reconstruction, matérielle ou psychologique, s’inscrit toujours dans le temps long. Les professionnels de sécurité conserveront leur disponibilité normale, seule l’endurance des hommes sera le gage de leur pérennité. En revanche, les équipes usant de volontaires vivant d’une activité économique annexe –par exemple, les 200 000 pompiers volontaires – auront plus de difficultés à s’en écarter. Le lien contractuel avec les services où ils opèrent ne pourrait les contraindre au maintien en poste, l’efficacité des équipes sera affaiblie sur le long terme par la diminution des effectifs et le fonctionnement des services s’en verrait immanquablement altéré. Ainsi quelles seraient les compétences mobilisables en cas de crise dans les entreprises et autres organisations ? Et quelle gestion des perturbations dues à l’absence prolongée des personnes mobilisées ? Les entreprises gèrent les absences prévisibles, de durée courte à moyenne, mais lors d’une crise, la mobilisation peut être longue, et l’absence peut toucher des volets cruciaux de l’entreprise en les privant de compétences clés. On peut aussi songer à un impact quantitatif significatif, comme lors de la mobilisation des ouvriers et des paysans pendant la Grande Guerre, toute proportion gardée. La recommandation portera alors sur la capacité à rendre supportable par leur employeur l’absence des personnes mobilisables. Au-delà du monde civil, en cas de choc, d’autres compétences seront largement nécessaires. Or la culture nationale en France pousse à se tourner immédiatement vers l’Etat et à en attendre le salut. Cette culture limite évidemment la résilience du pays : on en oublie qu’il peut être nécessaire de se prendre en charge individuellement, et de contribuer à un but désormais commun. Paraphrasant J.F. Kennedy, en cas de crise, il ne faudrait pas se demander ce que l’Etat peut faire pour chacun mais ce que chacun peut faire pour la communauté, que ce soit au niveau de l’Etat central, à un niveau intermédiaire de ses structures –préfecture, mairie– ou encore pour des structures non-étatiques. Les moyens techniques pour faire face à un choc majeur ont besoin de préparation et de maintien en condition opérationnelle. La préparation doit comporter des tests, des exercices de sécurité civile. S’ils existent pour les accidents nucléaires, pour les risques chimiques, bientôt pour le risque de crue majeure de la Seine à Paris, en revanche, les exercices relatifs aux cyber-attaques et aux pertes de pans du réseau électrique sont encore balbutiants. Ces carences sont paradoxales, car notre société est fortement dépendante de ces réseaux. Ce serait une faute stratégique que de persévérer à ignorer notre dépendance aux nouvelles technologies et à la connectivité, et à ne pas se préparer à une crise dans ce domaine. 26 Des restrictions s’imposeront évidemment quant aux mises en situation. On ne peut simuler l’indisponibilité étendue des services assurés par Internet ou des dommages économiques aux nombreuses entreprises dont l’activité dépend de leurs échanges numériques. L’hypothèse d’une cyber-attaque sur les centres vitaux (bourse, banques, électricité, gaz...) mériterait néanmoins de faire l’objet de simulations, à l’instar des stress tests pratiqués sur la résistance des banques à des scénarios extrêmes. De façon générale, il faut une prise de conscience de la nécessité des tests ce qui suppose l’acceptation de l’existence de menaces à affronter. C’est l’objet du point qui suit. B. Un discours qui prépare les esprits et les confronte à la réalité des menaces La France connaît la paix sur son territoire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’incidence de ce contexte paisible sur la capacité de résilience de la société française pourrait être négative, laissant la population sans conscience de la possibilité d’un choc, donc sans préparation psychologique à devoir s’en relever. Quelle perception a la société française des menaces qui la guettent ? Si ses forces armées sont aujourd’hui engagées sur de nombreux théâtres, la menace d’une agression militaire s’est éloignée des frontières et l’idée d’un conflit sur un territoire proche de la population française a disparu. La société perçoit la réalité des opérations extérieures, surtout dans leurs premières semaines. La paix en Europe et la construction de l’Union européenne peuvent donner l’illusion de vivre dans un monde dans lequel, au fond, aucune menace sérieuse ne pèserait sur la France et sa population. Sur le plan de la sécurité intérieure, la France a connu les tueries de Toulouse et Montauban en 2012 avec l’affaire Merah, mais elle n’a pas subi de vague terroriste depuis l’attentat du RER à la station Port-Royal en 1996, qui suivait les attentats de juillet à octobre 1995. C’est le versant négatif du contexte de paix dont la France a la chance de bénéficier : l’émoussement de la perception de la menace risque d’engendre un désintérêt pour les questions de défense. Plus profondément, se percevoir comme abritée de toute menace sérieuse laisse la société française dans un certain état de fragilité. Elle s’expose au risque d’un profond désarroi en cas de choc, au risque d’une interrogation paralysante sur la réalité de ce qui survient et sur ses causes, au moment même où il sera nécessaire de se ressaisir collectivement pour faire face. Cet aspect n’est pas à négliger. En effet, plus l’acte déclenchant le choc pourra être perçu comme probable, plus il pourra être intellectuellement normalisé et plus il en sera surmontable. Inversement, un choc qui n’aura jamais été envisagé et qui bouleverserait totalement le fonctionnement trouverait la société sans capacité de résilience si elle est convaincue, dès les premiers temps, que tout effort est d’ores et déjà vain. 27 L’illusion de l’absence de menace se double d’une disparition de la mort du champ social. On ne meurt plus chez soi ; les proches d’un mourant sont rarement confrontés à l’agonie, dont on délègue l’accompagnement à du personnel spécialisé. Chassée de la vie ordinaire, la mort est même congédiée du vocabulaire courant. On exige que la mort soit douce –sens étymologique du terme euthanasie. Quelle résilience attendre d’une société attachée à son confort, pleine de désarroi devant l’adversité et qui ne veut côtoyer ni la souffrance, ni la mort ? Au-delà de l’enjeu d’encaisser les premiers coups et de conserver sa capacité de réaction, émerge l’enjeu du sacrifice individuel, pouvant aller jusqu’au sacrifice ultime de la vie, ou du sacrifice collectif, se traduisant en des renoncements et des privations d’ordre matériel comme dans le domaine des libertés. Identifier ce qui mérite efforts et sacrifice, ou disposer de principes pour le reconnaître, semble indispensable pour que la société sache se défendre activement et non pas supporter passivement les effets d’une agression extérieure. Il semble bien que l’effort considérable demandé aux armées pour déployer le plan Vigipirate de façon quasi-permanent de 1991 n’ait plus d’effet de sensibilisation de la population. Il suffit de songer que toute la partie de la population âgée de moins de 25 ans a toujours vu circuler des patrouilles de militaires dans les lieux les plus sensibles. Pire, la sensibilité a fait place à la lassitude, voire parfois à un regard amusé quant à l’inutilité imaginée du déploiement. Garder la société française en alerte est une nécessité. Il ne s’agira pas d’alarmer inutilement la population, déjà plus encline à la morosité qu’à l’exaltation. Mais un discours de vigilance, soucieux d’informer pour alerter, doit se faire entendre. Par son contenu même et pour avoir l’effet recherché, il appartient au pouvoir politique. Un tel discours se fait entendre sur le risque terroriste en France. Selon les spécialistes de la sécurité, la question n’est plus de savoir s’il y aura des attaques terroristes mais de savoir quand elles surviendront. L’élaboration de ce discours, ou de ses éléments de langage, portera une attention toute particulière à la mise en place coordonnée de structures efficaces, faute desquelles la sensibilisation aura pour effet indésirable de décrédibiliser l’Etat. A titre d’exemple, lors de l’épidémie Ebola, l’absence de contrôle de la température corporelle des voyageurs dans les aéroports internationaux a participé à l’auto-flagellation et à la montée de vives critiques de l’Etat par les relais de la population inquiète et désabusée. Aussi, venant conforter un discours de vigilance, l’entraînement des moyens de gestion des crises mentionné au paragraphe précédent peut-il contribuer à cette sensibilisation. En effet, les exercices de crise peuvent avoir quatre résultats obtenus simultanément : l’entraînement technique des moyens : c’est la raison d’être principale des exercices ; 28 la sensibilisation de la population : c’est grâce à l’expérience vécue que tout un chacun est véritablement réceptif. Cette expérience peut être celle d’un exercice : la mise en situation jouée sincèrement suffit sans qu’il soit nécessaire d’être soi-même confronté à des crises réelles. En matière de sécurité, il n’est pas impératif de multiplier les exercices pour obtenir une bonne sensibilisation individuelle. Par exemple, l’expérience d’un exercice incendie avec fumigènes dans un immeuble de grande hauteur suffit généralement à inoculer des réflexes solides ; de façon générale, les exercices incendie développent la capacité collective à réagir et contribuent à la prévention des incendies en accentuant la vigilance individuelle ; le développement de la confiance dans les moyens de gestion de crise et dans la capacité collective à faire face aux crises repose sur l’effet de l’expérience. La démonstration de la compétence technique des spécialistes et l’expérience de la réaction collective renforcent le sentiment d’une sécurité correctement assurée dans la dimension du traitement des effets d’un événement indésirable ; le développement de la capacité de l’individu et de la société à être résistant d’abord, et résilient ensuite. En effet, chacun se sentira capable de survivre à cette épreuve ; de plus, le fait d’envisager la crise la démystifie et évite la peur qui engendre la passivité néfaste à la résilience. Il est bien clair que seuls des exercices impliquant non pas seulement les spécialistes mais également la population, peuvent permettre d’atteindre ces objectifs. Et c’est ce qui limite a priori le domaine envisageable. Et pourtant il conviendrait de multiplier les mises en alerte pour montrer que les moyens sont réels et pour entraîner ces moyens comme la population. Les scénarios d’exercice devraient permettre de tester la réaction face à des événements paraissant improbables. Plus l’entraînement est soutenu, plus le champ laissé à l’imprévu se réduit, plus le delta de surprise qu’il reste à gérer se restreint. C. Une solidarité renforcée entre la société et les forces de sécurité Pour que la société soit résiliente, il faudra recourir aux forces de sécurité mais aussi à la société civile. Or pour que ces deux composantes poursuivent un objectif commun, il faudra au préalable qu’au-delà d’une connaissance mutuelle, elles se respectent et s’apprécient afin de développer un sentiment proche de l’esprit de corps indispensable en cas de choc. Bien souvent les forces de sécurité, qu’il s’agisse de police ou de gendarmerie, jouissent d’une perception variée. Si cela provient du contexte difficile des dernières années, il y aussi le fait qu’elles sont plus souvent perçues comme forces de coercition punitives que comme vecteurs d’aide et de soutien. Il y a là un problème de connaissance, de compréhension et de considération. De même, l’explosion des milices de quartier ou le réarmement des civils montrent une perte de confiance dans ces services (à titre d’illustration, la fédération française de tir a vu ses effectifs passer de 152 156 licenciés en 2012 à 171 406 en 2014.) 29 La communication faite sur ces corps d’Etat reste limitée aux problématiques budgétaires et aux affaires violentes, moments pendant lesquels l’impartialité et la compétence des forces sont mises en question. Un travail, de longue haleine mais nécessaire, visant à donner une meilleure image, plus réaliste, des compétences et devoirs de ces corps de métiers permettrait de retisser un lien trop distendu aujourd’hui. Les membres de la Réserve pourraient jouer un rôle de lien en normalisant la perception des forces de sécurité. En effet, les réservistes sont avant tout des civils, insérés dans le maillage local, ce sont des citoyens comme les autres. Aussi, il leur est plus facile d’être porteurs d’une image positive de la sécurité. De plus, eux-mêmes conscients de leur rôle, ils pourraient faire office d’intermédiaires entre la société civile et les forces de sécurité. Dans le même esprit, la réappropriation du rôle et de la valeur ajoutée de l’armée par la société civile, ne serait-ce qu’intellectuellement, permettrait également de recréer une proximité entre ces deux composantes. Cette proximité serait favorable à l’acceptation de la situation de crise mais aussi, voire surtout, à l’acceptation de la prise de mesures contraignantes mais nécessaires en cas de crise, mesures le plus souvent mises en place par l’armée. Là encore, si nous avons observé entre autres lors des campagnes publicitaires de recrutement, la mise en place d’une communication positive de l’armée, il serait sans doute utile de renforcer cette démarche. D. Une mise en posture des corps intermédiaires Il apparait utile d’accorder davantage de confiance et de responsabilités aux acteurs intermédiaires entre l’Etat et les individus : entreprises, syndicats, acteurs locaux... Afin de diminuer sa fragilité, l’Etat devrait créer des structures intermédiaires entre la population et le pouvoir centralisé, ce qui revient à accepter de céder certaines prérogatives. Cette démarche permettrait d’accroître la flexibilité de la réponse en cas de crise et d’avoir un référent physiquement identifiable, une personne morale ou physique vers laquelle se retourner plutôt que de chercher le salut dans la fuite. L’histoire nous apprend qu’à la chute de l’Empire romain centralisé au Ve siècle, la société s’est repliée sur de plus petites entités, ouvrant l’époque féodale. Ce repli était possible, car il existait des éléments de cohésion acceptables par le groupe entier : la terre, l’origine, la langue, etc. Ces intermédiaires, véritables étages à taille humaine entre l’Etat central perçu comme lointain et le citoyen dans le doute, pourront avoir une fonction d’amortisseurs lors du choc et de la reconstruction qui s’ensuivra. En ayant un interlocuteur conscient des besoins et des réalités de terrain, le sentiment d’abandon diminuera, limitant la perte de confiance voire le rejet de ce qui représente la Nation dans l’esprit de la population : l’Etat. 30 Dernier support mobilisable, certains corps intermédiaires comportent des compétences qui pourraient être nécessaires en cas de crise. Or l’Etat ne peut rien leur imposer. On peut citer l’exemple des fédérations de chasseurs qui disposent de compétences en plus d’une présence sur la quasi-totalité du territoire. Faute d’avoir conscience de leur propre richesse, ces corps pourraient ne pas songer à se mobiliser. Si l’Etat n’est pas en mesure les contraindre, il peut être incitatif et intervenir dans la formation de base de certaines activités. Ainsi, pourquoi ne pas imaginer un module « sécurité » dans la formation du permis de chasse ? L’Education Nationale est évidemment à mobiliser : la France est en retard, par exemple, dans l’enseignement des techniques de base de secourisme, pour ne citer que cet exemple. E. Un discours patriotique On le voit, il faut une prise de conscience des compétences à mobiliser. Mais pour que cette mobilisation devienne effective il est nécessaire que l’envie la soutienne. Il faudra que la population trouve la motivation de devenir actrice, pour l’individu et pour la société, et donc qu’il y ait des valeurs suffisamment fortes pour que le sacrifice individuel paraisse acceptable au vu de la survie collective. Ces valeurs doivent retentir puissamment : il s’agit de l’amour de la France, de la patrie comme lieu du vivre ensemble dans une société dont l’histoire et la culture sont le ciment. Un discours de la responsabilité du politique doit faire émerger les causes pour lesquelles nous sommes prêts à aller jusqu'au sacrifice. Chez les militaires, l’esprit de corps s’ancre dans la loyauté mais aussi dans la fierté. Il permet de résister dans des situations périlleuses, parfois désespérées. A l’inverse, une pensée défaitiste aura tendance à être prémonitoire en ce qu’elle sera auto-réalisatrice. Aussi, il faudra identifier les valeurs suffisamment partagées pour être facteurs d’unité et de cohésion. Cela impliquera l’audace de les identifier et le courage de les affirmer, malgré une possible levée de boucliers de ceux qui jugeront ces choix clivants ou inadaptés. Au-delà des valeurs, il pourrait être porteur de cristalliser un élan d’adhésion autour de projets mobilisateurs devenant source de fierté nationale. A titre d’illustration, la conquête spatiale avait fédéré la population américaine, renforçant la fierté nationale. Aussi quels seraient les projets pouvant être les vecteurs de ces valeurs et de cette mobilisation ? F. Renforcer la cohésion nationale Le patriotisme renforcé permet de passer de la peur individuelle à la résistance de la Nation. Plusieurs penseurs, parmi lesquels le Pr. Maffesoli, pensent que la force du sentiment d’appartenance à un groupe est un profond facteur de résilience. 31 A partir de la reconnaissance des libertés individuelles proclamées en 1789, des conditions favorables ont été progressivement réunies pour une amélioration de la qualité de vie. Mais la valeur accordée à la liberté individuelle s’est enflée jusqu’à devenir une valeur première, avec pour effet négatif d’affecter la cohésion du corps social. Pour Jacques Attali, il s’agit même d’un « idéalisme autodestructeur », en ce qu’il isole l’individu du groupe, mais également et de ses plus proches partenaires, lui ôtant le sentiment d’appartenance à une entité supérieure. Cette « décohésion » ruine l’idée de sacrifice individuel. La société française d’aujourd’hui se comparera-t-elle à un métal, dont la cohésion de chaque composant élémentaire est forte, ou à du sable mouillé, à la cohésion éphémère? Sans cohésion, la fuite sera choisie en cas de crise. Cet état d’esprit, très présent dans la génération « Y », semble tout à fait opposé au concept de résilience d’une société. Cela peut aussi mener à une forme servile de résilience, privilégiant la survie à la liberté, la collaboration à la résistance. Cependant la résilience est-elle une fin en soi ? La recherche d’une capacité de résilience n’est-elle pas porteuse d’un risque? Tout d’abord, la résilience concerne celui qui a été endommagé, qui a subi un choc ou une défaite. On ne parle pas de résilience chez les vainqueurs d’un conflit mais uniquement chez les vaincus qui doivent encaisser le choc et se reconstruire. Aussi, pour être résilients, certains pourraient renoncer à leur combativité puis à leur dignité, et la résilience s’opposerait la résistance. Un pays hostile pourrait jouer de la résilience de la population adverse pour annihiler ce qui en fait une nation, et absorber la population qui par résilience sera plus vite assimilable car renonçant à son identité originelle. La soumission peut aussi être une forme de résilience en ce qu’elle permet de continuer à vivre. Aussi, jusqu’où faut-il aller pour assurer la survie, qui est la résilience par excellence ? Et la résilience est-elle une notion pertinente ? On peut différencier la résilience de l’individu et la résilience de la société. Le point de départ serait donc de trouver le lien permettant d’unir ces deux sphères d’intérêts, par nature voisines, mais pourtant distinctes. Cette interrogation nous ramène aux éléments fédérateurs permettant à l’Etat, à l’individu et à la société de trouver le ressort nécessaire pour être conjointement résilients. Dans le cas de la France, l’extrême centralisation du pouvoir a rendu le modèle fragile, et si le pays a su être résilient, l’association de cette fragilité, de la modification de la société et de sa cohésion évoquée plus haut, change profondément les données du problème. Il faudrait donc faire le choix de valeurs phares permettant de recréer, voire de créer, une cohésion sociale parfaitement nécessaire à la volonté de faire perdurer une nation. Sans cet élément fédérateur, la désagrégation de la société en cas de choc risque de s’avérer inéluctable. 32 Au titre des valeurs fédératrices, on pourra alors parler de l’esprit de défense, et de la loyauté, car elles impliquent une responsabilisation des individus. L’esprit de défense force à se poser la question de ce que l’on peut faire pour la structure, pour la nation, et à ne pas être systématiquement attentistes, passifs et critiques l’endroit de cette dernière. Il est à noter que ce choix et sa réalisation demanderont du courage tant à la structure le portant qu’à la population se transformant. De même, et pour éviter l’écueil de la perte de la dignité évoquée plus haut, il serait plus judicieux de chercher à développer une notion plus complète que la résilience. Résilience et résistance sont par nature différentes. Souvent opposées, elles sont les néanmoins les deux faces d’une même médaille et devraient être mises en action de concert pour assurer la survie de la société française. * * 33 * IV. ANNEXES A. Sources et bibliographie ALARY Eric, La Grande Guerre des civils 1914-1919, Perrin, 2014. ATTALI Jacques, Survivre aux crises, Fayard, Paris, 2009. AZEMA Jean-Pierre, 1940 - L’Année noire, Points Histoire, 2012. BAVEREZ Nicolas, Réveillez-vous ! Fayard, 2012 ; La France qui tombe, Perrin, 2004. BLOCH Marc, L’Etrange Défaite (préface de Stanley Hoffmann), réédition, Folio Poche Histoire, 1990. CABANES Bruno, La Victoire endeuillée : la sortie de guerre des soldats français 19181920, Points Histoire, 2014. CHEVENEMENT Jean-Pierre, 1914-2014 : l’Europe sortie de l’Histoire ? Fayard, 2013 ; La France est-elle finie ? Fayard, 2011. CICDE (Centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations), Résilience – Réflexion doctrinale interarmées, rapport n° 202, décembre 2011. CROS M., GAUTHIER-GAILLARD S., HATER H. & PECH P., Catastrophes et risques urbains, Edition Lavoisier, 2010. CYRULNIK Boris et Claude SERON, La Résilience ou comment renaître de sa souffrance. coll. Penser le monde de l’enfant, Fabert, 2004. DEBRAY Régis, Eloge des frontières, Gallimard, 2010. DIAMOND Jared, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Gallimard, 2006 DORGELES Roland, Le Réveil des morts, réédition au Trotteur ailé, Les Lettres de Picardie, 2010. FREMEAUX Jacques & Michelle BATTESTI, Sortir de la guerre, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 2014. 34 FONDATION POUR LA RECHERCHE STRATEGIQUE, La Contribution des armées à la résilience de la Nation, rapport final d’une consultance pour le compte du ministère de la Défense, diffusé le 17 novembre 2011 par la FRS. GUENO Jean-Pierre, Paroles de poilus : lettre et carnets du front (1914-1918), Editions 84, 2013. HESSEL Stéphane, Indignez-vous ! Indigène éditions, 2011. LE BOMIN Gabriel, Les Fragments d’Antonin, Film en couleurs diffusé en 2006. LIVRES BLANCS SUR LA DEFENSE DE 2008 ET 2013, La Documentation Française. MAFFESOLI Michel, Le Réenchantement du monde, une éthique pour notre temps. La Table Ronde, Paris, 2007. PAGIS Julie, Mai 1968, un pavé dans leur histoire, Les presses de Sciences Po, 2014. PASTEUR Katherine, From Vulnerability to resilience, Practical Action Publishing, Rugby, 2011. PEDDER Sophie, Le Déni français, JC Lattès, 2012. PEYRELEVADE Jean, Histoire d’une névrose – La France et son économie, Albin Michel, 2014. RICHEMOND Alain, La Résilience économique, une chance de recommencement. Editions d'Organisation (Paris), 2003. SAPIR Jacques & Franck STORA, 1940 – Et si la France avait continué la guerre… Tallandier, 2 tomes, 2010 et 2012. STORA Benjamin, La Guerre d’Algérie expliquée à tous, Seuil, 2012. TAINTER Joseph, L'Effondrement des sociétés complexes, Le retour aux sources, 2013 VERAY Laurent, La Cicatrice : une famille dans la grande guerre, Documentaire ECPAD diffusé sur France 3 le 24 mars 2014. 35 B. Comptes rendus d’entretiens 1. Rencontre avec M. Alain Bauer, professeur de criminologie appliquée au Conservatoire national des arts et métiers (16 octobre 2014) Le mot résilience est un faux ami. Savoir si la société française serait résiliente est même un vrai faux débat, une non-question : tant que son extermination n’est pas totale, les peuples, les nations, les tribus sont mécaniquement, automatiquement résilients. Ils perdurent en effet et se reconstruisent, plus ou moins bien, plus ou moins à l’identique. L’Histoire donne de nombreuses preuves du fait que le groupe se reconstruit toujours après une épreuve. La résilience est un concept de perdants, un paradoxe. Elle pourrait être opposée à la résistance. Ces deux notions diffèrent dans leur essence même. En effet, la résistance est le fait de ceux qui ne se résignent pas, alors que la résilience consisterait à s’accommoder de la défaite. Une société vaincue aura à faire preuve de résilience pour se reconstruire. A cet égard, le parallèle avec la société française de 1914, exemple certes intéressant, sera sans doute moins parlant que celui que l’on peut faire avec la société française de 1940. Après la débâcle et l’armistice, il y eut les « résilients » qui acceptaient la situation. Pourquoi certains sont-ils devenus collaborationnistes ? Ils avaient certainement le désir de servir leur pays en limitant les souffrances de la population, des prisonniers de guerre. Mais il y eut aussi un mouvement de résistance active organisé par opposition à cette résilience. Ainsi le Général de Gaulle, que l’on aurait pu imaginer devenir ministre du Maréchal Pétain, fait-il un autre choix. La résilience des structures de l’Etat peut être utilisée comme outil par le vainqueur dans un pays conquis, pour guider l’organisation de la société vaincue afin que celle-ci se fonde au mieux dans ses objectifs et la vision poursuivie. Deux exemples de ce procédé sont la reconstruction de la CDU sur les ruines du parti nazi et la reconstruction du parti japonais sur les ruines des partisans de l’Empereur. Paradoxalement, ce que les Etats-Unis ont ainsi réussi après 1945, ils ont oublié de le mettre en application après la deuxième guerre du Golfe en 2003, détruisant le parti Baas au lieu de s’appuyer sur ses structures défaites pour reconstruire l’Etat irakien, ce qui a abouti à la situation actuelle, immaitrisable et dangereuse. Qu’est que Daesh si ce n’est le reste de l’armée de Saddam ? Comment la France réagirait-elle face, non à un choc majeur, mais à un moindre choc ? Après les attentats de 1986 et de 1995, la fréquentation dans les transports en commun a peu baissé (-8 % en 1995). La population montre ici une forme de courage par l’ordinaire : on continue de vivre malgré le danger parce qu’il le faut. La cohésion de la société apparaît comme un puissant levier de résilience. Il est donc important d’analyser si les attentats fissurent la confiance entre les communautés. Ce n’est pas le cas : les « communautés » n’agissent pas en communautés. En revanche, elles se comportent parfois en relais de gouvernements étrangers. Le terrorisme islamiste fait de nombreuses victimes parmi les musulmans. Le rejet de l’islam ne prospère pas sur ce terreau mais sur celui de l’immigration, du refus exhibé de l’intégration de la part d’une fraction de la population immigrée et surtout de la longue crise. 36 L’agression par un virus comme Ebola serait une forme très pernicieuse de choc. Le virus, comme les radiations, propage la peur. L’ennemi est invisible, mortel, la maladie prend une forme très spectaculaire dans sa phase finale et, pendant la période d’incubation, elle n’est quasiment pas détectable. La capacité de cohésion du groupe pourrait être durement affectée par une telle épidémie : l’ennemi n’est plus extérieur, le virus est porté par celui que l’on rencontre. La confiance entre les individus se lézarde. La société en réseau, où tout se sait et se transmet, est fortement exposée à la propagation de rumeurs anxiogènes. Pour la France, la question de la résilience se pose d’une façon toute particulière, eu égard au rôle de l’Etat. Partout ailleurs, l’Etat ne constitue pas la société en tant que telle. En France, l’Etat a créé la Nation ; ailleurs, c’est l’inverse. Or l’Etat, qui a mille ans d’existence, n’aime pas la réforme. Il cherche à perdurer dans sa forme connue. La notion de résilience, appliquée à l’Etat, pourrait donc différer de la même notion appliquée à la population et, a fortiori, à l’individu. La relation entre la société et l’Etat est complexe. Pourtant, la société n’est-elle pas en avance sur ses élites ? N’a-t-elle pas conscience que l’Etat a peur d’elle ? Faute de s’exprimer de façon brutale, par la révolte, le mécontentement croissant à l’égard des élites s’exprime dans les urnes. Certains, surtout les jeunes les plus entreprenants, s’exilent. De quelle résilience parle-t-on ? S’agira-t-il de la résilience de l’Etat, structure froide qui travaille à maintenir son existence, ou de la résilience de la Nation ? Mais ces deux aspects ne sont-ils pas étroitement liés dans un pays où nous confondons régime, Etat et Nation ? 2. Rencontre avec M. Jean Peyrelevade (4 novembre 2014) La discussion est entamée par l’évocation du dernier ouvrage de Jean Peyrelevade, Histoire d’une névrose, la France et son économie, qui analyse sous un angle historique les relations difficiles entre la France et ses entreprises. La résilience de la société française, vue comme un roseau qui plie mais se redresse, permet à terme une reconstruction de la société pour retrouver un état comparable à celui préalable au choc. Le premier constat réside dans le poids très fort de l’Etat depuis Colbert. Ce poids – malgré les révolutions et les crises – ne s’est jamais démenti depuis le XVIIIe siècle. Cette centralisation extrême s’incarne dans la personne d’un « monarque » qu’il soit roi, empereur ou président de la République. Le devoir de ce monarque est de préserver la société mais, si ses moyens sont limités, ce devoir n’est plus réduit qu’à une assistance compassionnelle. La France est aujourd’hui la seule démocratie avec un pouvoir aussi centralisé et on peut s’interroger sur l’effet de cette centralisation sur la résilience de la Nation. Si l’on considère que la résilience est fonction de l’organisation d’ensemble de la société et que celle-ci, centralisée au plus haut point, n’a finalement pas de systèmes redondants ou de substitution, on peut en conclure que ce modèle est dangereux car excessivement fragile. 37 Le modèle français a cependant fait preuve de résilience à certains moments de son histoire. Ainsi, le traumatisme de la Terreur, suivi des guerres napoléoniennes qui ont saigné la Nation, a fait place à une tentative de reconstruction de la société sous Louis-Philippe. De même, on peut considérer que le système fonctionne correctement de 1945 au premier choc pétrolier, même si on notera que l’Allemagne, considérablement plus détruite que la France, s’est relevée plus vite et plus haut. A partir de 1973-1974, le modèle français s’essouffle et ne permet pas de surmonter la crise. Le pouvoir politique décide à cette époque de ne pas solliciter le peuple pour absorber le choc pétrolier, préférant la solution de laisser filer l’endettement national pour préserver les ménages. Après quarante années de budgets non équilibrés, les marges de manœuvres de la France sont aujourd’hui réduites et la classe politique n’est plus préparée à l’absorption des chocs, quels qu’ils soient. Se pose alors la question des moyens permettant de recréer les conditions d’une résilience nationale. Cette résilience dépend étroitement de la richesse des structures « partielles » et intermédiaires, contre-pouvoir d’un système centralisé. Un vrai renforcement de la décentralisation est nécessaire : la multiplication d’organes et structures intermédiaires permettrait de flexibiliser la réactivité de l’ensemble du système. Reconnaître un vrai pouvoir à ces structures en désarmant le sacro-saint principe de la loi nationale leur permettrait d’avoir les moyens d’agir. Le système institutionnel français s’incarnant dans un « monarque » tout puissant, la première étape doit donc venir du sommet qui lancerait, avec lucidité, le mouvement d’un propre dépouillement de l’Etat. Cependant, pour un peuple français attaché à la figure du sauveur ou de l’homme providentiel, on peut légitimement se demander si les institutions sont capables de générer une telle figure. 3. Rencontre avec le Général d’armée Elrick Irastorza, président de la mission du centenaire de la Première Guerre mondiale (8 novembre 2014) La résilience est une notion employée dans différents domaines, chacun leur donnant sa définition. La plus intéressante est celle de la biologie, qui la définit comme la récupération d’un fonctionnement normal par un organisme vivant après avoir subi une perturbation. Parmi les autres utilisations du terme, celle qu’en fait la psychologie relève de l’effet de mode. Une comparaison est-elle possible entre la société française de 1914 et celle de 2014 ? La comparaison est difficile en raison même de la rupture inimaginable qu’a été la Grande Guerre et des éléments de contexte que tout oppose : Le contexte politique. Le nationalisme imprégnait la société à la veille de la guerre ; aujourd’hui, on ne s’enflamme plus pour une cause. L’esprit de sacrifice était entretenu par le système éducatif, par l’enseignement de l’histoire ; il n’en reste rien. 38 Le contexte sociétal. La mort collective, non provoquée, faisait partie de la vie, en raison de la mortalité infantile, des épidémies. On était habitué à une mort de masse. Il faut noter qu’au dix millions de morts militaires de la guerre s’ajoutent neuf millions de morts civils, principalement dans l’Empire ottoman et en Russie, sans compter les victimes de la grippe espagnole de 1918 frappant des populations affaiblies par les privations. De la part des hommes envoyés au front, il convient de distinguer le consentement, fruit de l’élan patriotique, et la contrainte, celle de la loi bien sûr, mais encore la contrainte sociale, celle du regard des voisins, des femmes, sur celui qui ne partait pas. On était condamné à y aller, on n’avait pas le choix. Y allait-on « la fleur au fusil » ? C’est une idée fausse. Le contexte familial. D’une part, on vivait alors dans des conditions rustiques. D’autre part, l’attachement à la famille était moins fort, en raison de la mortalité : on ne s’attachait pas pour ne pas avoir de chagrin quand la mort frappait. Ce trait évolue avec la guerre : l’éloignement a accru l’attachement du soldat pour les siens ; jusqu’alors, on vivait parmi les siens, on était présent, si bien que l’on ne s’inquiétait pas pour les siens. La résilience au front pendant les années de guerre 1914 : un choc terrible. Le tiers des pertes françaises surviennent dans les cinq premiers mois de conflit, alors que la guerre en comptera cinquante-deux. C’est une guerre de masse. Quatre millions d’hommes sont mobilisés. La bataille de la Marne oppose un million d’hommes de chaque côté, dans une conception encore napoléonienne de la guerre, de part et d’autre. 1915 : l’érosion du consensus. On s’enterre ; il n’est plus possible de mener d’offensive : il n’y a plus d’obus, plus de munitions. 1916 : l’année des offensives les plus meurtrières. Pendant la bataille de la Somme, ce sont onze cents morts français et britanniques par jour de juillet à novembre. Les pertes britanniques au cours de la guerre, qui s’élèvent à 900 000 morts, représentent dix fois l’effectif du corps expéditionnaire initial. C’est une forme de résilience positive. En quatre ans, le Royaume-Uni mobilise trois millions d’hommes, avec le concours de l’Empire. 1917 : l’offensive de trop. L’offensive du Chemin des Dames est, sur dix jours, moins meurtrière que la Bataille de Verdun, où cinq cents Français périssent chaque jour en moyenne, contre deux cent vingt-cinq au Chemin des Dames. Mais le soldat se lasse de se battre pour rien : mourir, oui, mais pas comme ça. Ce sentiment est à la racine des mutineries de 1917. La lassitude au front se propage aussi à l’arrière. 39 1918 : la Victoire. Elle est remportée contre une Allemagne épuisée par la guerre et par le blocus, mais contre une Allemagne intacte, qui n’a connu aucun dégât direct sur son sol. Les chiffres donnent une image imparfaite des conséquences profondes de la Grande Guerre. Au-delà des pertes au front, il faut considérer la disparition des talents que la guerre a entraînée, l’appauvrissement du pays, les enfants qui ne sont pas nés, les traumatismes des survivants. Le coût de la guerre représente 1,5 an de PIB d’aujourd’hui. Il est supérieur à l’endettement actuel. La France ne se relèvera jamais de la guerre. L’effondrement de 1940 trouve sa source dans la victoire de 1918. Dorgelès a cette phrase dans son roman Le Réveil des morts (1923) : « Se battre on ne le pouvait plus, mourir on ne le voulait pas ». Cela conduit à une question cruciale. On en est arrivé, du fait de 1914 et de 1940, à une phobie de la guerre et à une phobie des pertes. Aujourd’hui, comment défendre le pays, si la possibilité de pertes n’est plus acceptée ? Une réaction fréquente des responsables politiques face aux pertes est de chercher des fautifs dans les rangs français. A qui la faute ? Jamais à l’ennemi. Ce n’est pas chose nouvelle : les revers stratégiques sont toujours imputés aux généraux français, sans tenir compte de l’ennemi, de sa capacité à surprendre, de son éventuelle supériorité. Il faut aussi compter sur la réaction des familles d’un soldat mort au combat. Le Général Irastorza invite à réfléchir sur plusieurs thèmes préalables à un travail sur la résilience : l’équilibre entre la considération à porter aux soldats et l’expression de cette considération ; la question centrale de ce qui vaut la peine d’être défendu bec et ongle dans notre pays. Défendre des valeurs de civilisation n’a plus grand sens. Le pré carré (selon l’expression de Vauban17) est défendu selon l’intemporel schéma tactique français, celui du bastion et de la voltige. Le nucléaire représente le bastion, mais la voltige a presque disparu. C’est certainement leur mode de vie que les Français voudront défendre. Son trait principal est celui de la liberté, liberté d’agir, de se mouvoir, de vivre en famille et en paix. Beaucoup de Français ont le sentiment que celui qui respecte la loi sera le perdant. Excédés par ce grignotage de l’intérieur, bien des gens considèrent qu’on ne leur porte plus l’attention qui leur est due. Ils ressentent durement le pourrissement de leur vie. Ainsi la menace qui pèse sur ce que les Français pourraient vouloir défendre est-elle diluée. Elle est de plus en plus constituée des agressions insidieuses du quotidien, plus que par la menace d’une agression extérieure brutale. Les Français aspirent à vivre en paix. 40 4. Rencontre avec M. Jacques Attali (2 décembre 2014) « Je n’aime pas le terme résilience ». La résilience, c’est la capacité à résister à une tragédie. Se poser la question de la résilience aujourd’hui est donc inadapté. La France n’est pas confrontée à une tragédie ; son défi est de se construire, de devenir soi. Le pays a montré dans son histoire toute une série de réactions. De la meilleure à la pire : l’Occupation. Si l’on poursuit sur la notion de résilience, on ne peut examiner la question de la même manière pour l’individu ou la nation, l’Etat18. En effet, l’individu peut mourir. La véritable question pour l’individu est celle de la résistance, l’acceptation de la prise de risque au point de perdre la vie. Se coucher devant l’ennemi c’est être résilient. Quels principes pour être résistant (plutôt que résilient) ? Le respect de soi. La redondance. Si quelque chose casse, il faut qu’une autre chose tienne et prenne le relais. C’est une nécessité pour être résilient. En revenant à la question de résistance pour une nation, il faut s’interroger sur ce qui fait la volonté de survivre collectivement. Or il faut admettre que le développement individuel est devenu une valeur première ; c’est une tendance lourde et un élément nouveau du monde dans lequel nous vivons. Il s’agit d’un idéalisme autodestructeur, qui limite d’ailleurs la volonté révolutionnaire dont les ressorts seraient pourtant utiles. L’individualisme, cela se traduit de la manière suivante : la meilleure capacité de survivre en cas de choc, c’est de s’échapper (cf. les 500 000 Espagnols qui ont quitté leur pays au moment de la crise financière pour aller majoritairement en Allemagne). La vulnérabilité de la société française à des petits chocs successifs est un vrai sujet. La bonne mesure de ces petits chocs, c’est la dette publique. La résilience se fait en reportant le choc de la dette sur les générations suivantes. L’espérance de vie est un enjeu majeur : la moyenne d’âge de la société française aujourd’hui dépasse 40 ans. Or, cette société de personnes « anciennes » ne pense pas (assez) aux jeunes. C’est une société qui veut tout maintenant. Elle n’est donc pas en lutte contre l’inflation car ce combat serait positif pour les jeunes, pas pour les anciens. C’est une situation paradoxale de jeunes qui ne pourront pas payer la retraite des anciens et d’anciens qui endettent les jeunes. On ne pourra avoir de résistance sans valeurs, sans volonté de se sacrifier. La devise de l’Ecole polytechnique est magnifique : « Pour la patrie, les sciences et la gloire ». Aujourd’hui, cela est-il encore présent sur le fronton de l’Ecole ? Cela paraît inaudible. On ne peut faire disparaître des nations ; les nations survivent. Ce que l’on peut faire disparaître, ce sont les valeurs. En 1940, il y avait 15 000 dénonciations quotidiennes… Le risque par rapport à la résilience, c’est la renonciation à la dignité humaine. 41 A l’opposé des valeurs, la collaboration est une forme de résilience. L’esclavage, la soumission, la résiliation sont des formes de résilience. En Asie, on enseigne sur le plan religieux à ne pas avoir de désir. Renoncer devient alors indolore. En Occident, le chacun pour soi est le renoncement au projet. Or, l’Occident a aujourd’hui gagné dans le monde. Même si sa puissance est en déclin, il a gagné. On retrouve la même chose partout (manière d’être, manière de vivre) et malheureusement, tout le monde se ressemble. Malheureusement, l’Occident porte la valeur de liberté individuelle, ce qui est suicidaire. En regardant vers le futur, on peut imaginer quatre projets type pour la France : La France éternelle. Elle a tous les pouvoirs en propre, elle est fermée, a sa propre monnaie, des affaires étrangères, une défense et tous les pouvoirs sur son destin. « C’est le projet FN. » Une France ouverte sur le monde. Elle est une nation d’accueil et développe l’envoi de ses citoyens dans le monde. Elle est favorable aux flux. « C’est le modèle UK. » Un pays qui estime que sa seule façon de survivre dans un monde de blocs est de se lier à un grand bloc du monde. C’est une France qui développe l’Europe et ses instruments de puissance. Un pays qui construit son avenir dans un espace de francophonie. C’est l’objet du rapport récent remis par M. Attali au président de la République. L’avenir sera de toute façon un mélange de tout. Il reste soumis au fait que le responsable politique français suit trois principes qui ont défini sa manière d’être, y compris aujourd’hui : « Après moi le déluge ». Louis XV ; « On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment ». Cardinal de Retz ; « Il n'est pas de problème dont une absence de solution ne finisse par venir à bout ». Henri Queuille. Les jeunes ont d’autres espoirs. Il pourrait y avoir des réactions libératrices, de fracture. On pourrait vivre des ruptures et, à ce titre, le mouvement Podemos espagnol est très intéressant. En quelques mois, des inconnus sont devenus la première force politique. Est-ce que cela disparaîtra comme un souffle ? En tout cas en France, la génération politique en place est dans la culture du non-choix et à force de ne pas choisir, on rend caduque l’idée d’un projet. L’apologie de liberté individuelle fragilise le projet commun et constitue une démarche suicidaire pour notre société. 42 Pour conclure, la valeur suprême est la loyauté. C’est le respect des contrats. C’est le temps long. Or, la période actuelle n’est pas dans cette valeur : comportement de mercenaires en entreprise, vies sentimentales éphémères. Il faut être optimiste pour la France, qui reste un grand pays, une puissance majeure, qui a de véritables ressorts pour encaisser des chocs, dont les niveaux intermédiaires. Sa démographie est une force que n’ont pas d’autres pays voisins. Mais la puissance sacrée de l’Etat a disparu, l’Etat s’est vidé. Il a peur de décider et fait appel à des commissions ad hoc. Il a privatisé. Il a confié des responsabilités plus fortes à l’Europe. Il a décentralisé. Si on veut construire un projet, c’est le moment de s’engager en politique ! 43 1 Mathieu (J.-P.), Kastler (A.), Fleury (P.), Dictionnaire de physique, Masson-Eyrolles, Paris, 1991. 2 Le terme résilience est dérivé du latin resilio. Il est donc composé du préfixe re, qui est utilisé pour indiquer un mouvement vers l’arrière, et du verbe salire, qui signifie sauter. Initialement, le mot avait deux significations principales : se rétracter et rebondir, pour finalement esquiver un « problème » (une attaque par exemple) et revenir en arrière, c’est-à-dire à l’état initial. 3 Définition proposée par Michel Manciaux, Stefan Vanistendael, Jacques Lecomte et Boris Cyrulnik lors du colloque « Autour de la résilience », 17 et 18 mars 2007, Université de Birzeit. 4 « La résilience est un processus dynamique consistant à bien se développer malgré des conditions de vie difficiles ou des événements traumatiques ; basé sur l’interaction de potentialités internes à l’individu et de soutiens environnementaux et susceptible d’être opérationnalisé en un temps et par certain(s) résultat(s) spécifique(s), selon le domaine abordé » Lecomte (J.), Qu’est-ce que la résilience ?, dans Boris Cyrulnik, Vivre devant soi : être résilient, et après ? Revigny-sur-Ormain, Les Éditions du Journal des Psychologues, 2005, pp. 11-21. 5 « La résilience est la capacité à réussir à vivre et à se développer positivement, de manière acceptable pour la société, en dépit d’un stress ou d’une adversité qui comportent normalement le risque grave d’une issue négative » Vanistendael (S.), Clés pour devenir : la résilience, Cahiers du BICE, Genève, 1996, p. 9. 6 L’échelle la plus utilisé aujourd'hui est celle de Connor-Davidson ResilienceScale - CD-RISC (Connor, K.,& Davidson, J. (2003). Development of a new resilience scale: The Connor-Davidson Resilience Scale:Davidson (CD-RISC). Depression and Anxiety, 18, 76-82). Cette échelle évalue cinq facteurs prenant en considération les éléments essentiels de la résilience : compétence personnelle, confiance dans sa propre intuition et tolérance à l'adversité, acceptation positive du changement, contrôle et spiritualité. 7 « La résilience est le processus d’adaptation aux stresseurs, à l’adversité, aux changements et aux opportunités, qui résulte en l’identification, le renforcement et l’enrichissement des facteurs de protection, qu’ils soient personnels ou environnementaux » Richardson (G. E.), The metatheory of resilience and resiliency, Journal of Clinical Psychology, vol. 58, 3, March 2002, pp. 307-321. 8 « La résilience individuelle est la capacité d’une personne à faire face, à pouvoir se développer et à augmenter ses compétences dans une situation adverse » Patterson (J. M.), Promoting resilience in families experiencing stress, Pediatric Clinics of North America, vol. 42, 1, Feb. 1995, pp. 47-63. 9 Le ministère français de la Défense a développé le concept de résilience dans la publication Concept Exploratoire interarmées CEIA-3.37 RÉSILIENCE du 12 décembre 2011. Disponible dans: http://www.cicde.defense.gouv.fr/IMG/pdf/20120611_np_cicde_ceia-3-37-resilience.pdf 10 Le général Irastorza estime que la France a toujours misé sur un double système s’appuyant à la fois sur des bastions et sur des troupes de voltige très mobiles, capables de harceler l’adversaire. En 1914, la défense du territoire s’articulait entre des ouvrages défensifs de type Séré de Rivières et une armée de marche tournée vers l’offensive. Les deux ont prouvé leur utilité. En 1940, la France se reposait sur la Ligne Maginot et une armée de manœuvre mécanisée. 11 Régis Debray, conférence à l’IHEDN, 5 décembre 2014. 12 Jacques Attali, Survivre aux crises, Fayard, 2009. 13 LPM art.21 & 22, capacité informatique offensive LBDSN 2013, p107 14 L’Atlas 2012, Panorama du marché de la sécurité, publié par En Toute Sécurité. 15 « Travail au noir : l’alerte rouge », Challenges, 07-02-2014. 44 16 Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi s’est immolé par le feu devant le siège du gouvernorat de Sidi Bouzid, déclenchant la révolution tunisienne. 17 Lettre adressée par Vauban à Louvois en janvier 1673 : « Sérieusement, Monseigneur, le roi devrait un peu songer à faire son pré carré. Cette confusion de places amies et ennemies ne me plaît point. Vous êtes obligé d'en entretenir trois pour une. Vos peuples en sont tourmentés, vos dépenses de beaucoup augmentées et vos forces de beaucoup diminuées, et j'ajoute qu'il est presque impossible que vous les puissiez toutes mettre en état et les munir. Je dis de plus que si, dans les démêlés que nous avons si souvent avec nos voisins, nous venions à jouer un peu de malheur, ou (ce que Dieu ne veuille) à tomber dans une minorité, la plupart s'en iraient comme elles sont venues. C'est pourquoi, soit par traité ou par une bonne guerre, Monseigneur, prêchez toujours la quadrature, non pas du cercle, mais du pré. C'est une belle et bonne chose que de pouvoir tenir son fait des deux mains. » 18 France, une nation très ancienne, créée par l’Etat. 45