Conference - Institut des Droits de l`Homme de la Martinique

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La liberté d’expression n’autorise pas à insulter la foi d’autrui.
POSITION DU PROBLEME
Tout est dit. Le titre de cette conférence ne semble pas poser une problématique mais une
affirmation. Qui plus est, cette affirmation du pape est exprimée sous la forme d’une maxime morale,
voire d’un commandement. Il n’y a pas de débat possible, pas de discussion : « La liberté
d’expression n’autorise pas à insulter la foi d’autrui ». Cela devrait faire plaisir et rassurer le religieux
que je suis. Après tout, le texte sacré ne s’embarrasse pas d’explications alambiquées : quand Dieu
a parlé, c’est la Vérité et c’est la Vérité parce que Dieu a parlé. Parole du Seigneur… Il n’y a plus
rien à dire.
Et pourtant, c’est bien l’inverse : une morale péremptoire est à l’opposé de la tradition biblique
d’un Dieu qui entre volontairement en dialogue avec son peuple, un dialogue de plusieurs millénaires
que la mise par écrit des textes sacrés n’a pas interrompu, bien au contraire. L’Eglise catholique ne
se vit que comme le lieu du dialogue entre Dieu et les hommes et des hommes entre eux.
La liberté d’expression que nous allons tenter de définir dans quelques instants se vit aussi
dans l’Eglise. On n’imagine pas le nombre d’instances de dialogue et de concertation qui existent à
tous les niveaux dans l’Eglise, de la plus petite paroisse aux conciles œcuméniques, en passant par
toutes les commissions nationales ou internationales au Vatican. (Même si, il faut le reconnaître,
l’Eglise n’aime pas débattre en public, beaucoup seraient étonnés de la liberté d’expression dont
font preuve les membres de ces instances : rien n’est dit à l’extérieur, dans la presse par exemple,
qui n’ait été débattu ad intra, même en matière dogmatique. C’est d’ailleurs toujours amusant de voir
certains penseurs croire qu’ils sont les premiers contestataires).
Je ne peux pas ne pas rappeler en ce lieu, que lorsque l’Eglise a inventé l’université au MoyenAge afin de réunir et de confronter tous les savoirs et toutes les traditions, un des exercices
universitaires les plus en vogue était la « disputatio », grande séance publique ou des partis
s’affrontaient sur des sujets définis. Les dominicains étaient maîtres dans ces exercices qui se
poursuivent encore aujourd’hui dans les couvents. Les élèves admiraient leur maître qui disputait et
pouvaient eux-mêmes intervenir… Liberté d’expression, déjà ! N’en déplaise aux révisionnistes du
« Moyen-Age ».
Il me plaît donc de discuter la maxime que nous avons choisie pour titre et, pour ce faire, de
tenter de définir les termes. Plus exactement de les interroger : « liberté d’expression » « insulter »
et la « foi ».
 Liberté d’expression au sens moderne
Pour la société contemporaine, la « liberté d’expression » naît de la chute de l’ancien régime en
France et serait un des acquis de la Révolution Française. La chute de la Bastille est symboliquement,
pour la France et pour le monde, le commencement d’une nouvelle ère où l’on peut dire ce que l’on
pense… Tout ce que l’on pense ? C’est justement la question que nous nous posons…
La liberté, sans nul doute, est un des désirs les plus puissants de ce moment de l’Histoire et la
Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 en fait un élément central que l’on
retrouve dans plusieurs articles1 et surtout dans le 11° :
La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout
Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas
déterminés par la Loi.
Cette première version introduit la notion d’abus. Très intéressante pour nous, car elle fonde
la possibilité d’une limite à la liberté d’expression. « L’insulte de la religion d’autrui » fait-elle partie
de cette limite incluse dans « les cas déterminés par la loi » ?
La Déclaration Universelle de Droits de l’Homme de 1948 précise davantage ce que signifie la
libre expression en matière religieuse :
Article 18 : Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique
la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction
seule ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement
des rites.
Article 19 : Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne
pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de
frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit.2
Il s’agit donc d’une « liberté » positive. Celle d’exprimer son ou ses opinions, en particulier en
matière religieuse. Cette liberté-là semble sans limite. Je note au passage que les droits de l’Homme
s’opposent à une certaine vision « intégriste » de la laïcité comme exclusion de toute expression
religieuse de la sphère publique. Je reviendrai plus loin sur la violence qu’un tel intégrisme peut
susciter !
Il paraît clair qu’il ne s’agit pas, dans l’esprit du texte, de la liberté d’attaquer les opinions des
autres, de les ridiculiser publiquement et volontairement. Reste à savoir si le fait d’être contre une
opinion est une opinion en soi. Et si l’expression (libre !) de cette contre-opinion peut se faire dans
n’importe quelle condition ! Par exemple, lorsque l’opinion contre s’exprime avec des moyens
médiatiques puissants que ne détient pas la partie attaquée, en dehors de tout débat équitable. En
effet, si le fait d’être protégé d’un pouvoir coercitif est une chose bonne, n’est-ce pas au risque que
celui qui exprime une opinion plus faible ou minoritaire se sente muselé ? La liberté d’expression
sans une garantie de l’équité en matière d’expression, sans code et sans loi, sans politesse, ne tombet-elle pas dans une sorte de loi de la jungle dont l’ultime expression serait dans les terrorismes ?
« Les », c’est-à-dire terrorisme armé ou terrorisme intellectuel : « on n’a plus le droit de penser telle
ou telle chose aujourd’hui ». Trop de liberté tue la liberté ?
« L'essayiste et réalisatrice Caroline Fourest était l'invitée de Ruth Elkrief lundi 4 janvier 2016
sur BFMTV. Un an après les attentats de janvier en région parisienne, l'ex-collaboratrice de Charlie
Hebdo a apporté son éclairage sur les futures commémorations. Elle a aussi justifié la une du numéro
anniversaire du journal satirique qui fait polémique. Un Dieu barbu, armé d'une kalachnikov et à
l'habit ensanglanté, est présenté sous le titre: "1 an après, l'assassin court toujours". « Les athées sont
peu entendus, ils ont un journal qui s'appelle Charlie Hebdo qui est toujours en vie. Si Charlie Hebdo
continue à froisser les bigots, c'est qu'il n'est pas mort, c'est qu'il est toujours en vie », a expliqué la
Art. 1er. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité
commune. Art. 10. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre
public établi par la Loi. Art. 11. Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789
2 Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948
1
journaliste (copié collé du site de BFMTV).
De fait, lorsque la liberté d’expression consiste à l’outrance d’insulter ou de faire l’apologie de
crimes, peut-on encore parler de liberté ou faut-il parler d’abus ?
"J'estime que la liberté de culte et la liberté d'expression sont deux droits de l'homme fondamentaux. Chacun a, non seulement
la liberté et le droit, mais aussi l'obligation de dire ce qu'il pense pour le bien commun (...). Nous avons le droit de jouir de cette liberté
ouvertement, sans blesser". Bref, "il ne faut pas jouer avec la religion des autres. La liberté d'expression a ses limites. Mais l'on ne peut
pas tuer au nom de Dieu, c'est une aberration." Pape François (dans l’avion allant au Philippines)
Après les attentats de janvier 2015 (un an), un responsable politique est allé dans une classe de
banlieue expliquer à des jeunes que la liberté d’expression n’avait pas de limite. Si, le lendemain de
ce discours idyllique, ces jeunes publient sur leur page facebook des caricatures insultantes de leur
professeur d’histoire ou d’une de leurs camarades… pourra-t-on leur tenir le même discours ?
Autre élément intéressant : L’Etat français, il y a quelques années, a pris le chemin assez
impressionnant d’une restriction de la liberté d’expression et d’opinion avec la série de lois
mémorielles (Holocauste, génocide arménien, esclavage…) qui ont imposé un point de vue officiel
de l’État sur des événements historiques, au point d’interdire l'expression d'autres points de vue.
On ne peut être que favorable, sur le fond, aux interprétations historiques affirmées par ces lois,
mais il faut reconnaître que la forme pose problème. Beaucoup d’intellectuels ont fini par se
demander si c’était le rôle du pouvoir public d’affirmer une opinion, aussi bonne soit-elle. Tout
d’abord parce que l’esprit de la Bastille en prend un coup, lorsque l’Etat affirme qu’on n’a pas le
droit d’affirmer telle ou telle chose. Ensuite, parce que si une majorité politique érige aujourd’hui
une vérité comme « absolue », demain un autre pouvoir pourrait s’attribuer le droit d’affirmer le
contraire ou autre chose. Rien de transcendant !
Cela dit, si l’Etat a été amené à s’investir à ce point dans le débat historique et à poser un tel
acte, n’est-ce pas parce que la Liberté d’Expression permet toutes les assertions, tous les
révisionnismes, tous les mensonges et que celui qui l’emporte dans l’opinion n’est pas toujours le
plus vrai mais, encore une fois, le plus fort ?
Et pourtant, la liberté d’expression est un droit de l’Homme, il fait partie de la nature même
de l’être humain tel que Dieu l’a créé, « à son image et à sa ressemblance » dit le Livre de la Genèse.
C’est-à-dire « libre ». Il est donc contraire à la dignité de l’être humain de ne pouvoir exprimer ses
opinions, en particulier en matière religieuse.
Notons que le Concile Vatican II a déclaré très clairement ce principe positif de la Liberté
« religieuse », reprenant en partie l’article 18 de la Déclaration Universelle de 1948 (signée par
l’Eglise).
2 Le Concile du Vatican déclare que la personne humaine a droit à la liberté religieuse. Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être
soustraits à toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu'en matière
religieuse nul ne soit forcé d'agir contre sa conscience ni empêché d'agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou
associé à d'autres. Il déclare, en outre, que le droit à la liberté religieuse a son fondement dans la dignité même de la personne humaine telle que l'ont
fait connaître la parole de Dieu et la raison elle-même (2). Ce droit de la personne humaine à la liberté religieuse dans l'ordre juridique de la société
doit être reconnu de telle manière qu'il constitue un droit civil.3
Quoi qu’il en soit, la Liberté d’Expression apparaît à l’usage comme une réalité relative et non
pas absolue. On ne peut visiblement pas dire n’importe quoi. Encore faut-il définir au mieux les
3
1965 Dignitatis Humanae N°2 Objet et fondement de la liberté religieuse
limites de cette Liberté.
 Insulter
Interrogeons maintenant notre deuxième terme : "Insulter"… en quoi cela consiste
exactement ?
C’est une vraie question, passionnante, à laquelle j’avoue m’être intéressé en raison de cette
conférence. Je vous recommande d’ailleurs l’article de Dominique Lagorgette (Injure et diffamation :
de la linguistique au code pénal ? in Argumentation et Analyse du discours, revue électronique du groupe
ADARR). L’auteur indique que, selon le Gaffiot, l’insulte est une injure. C’est-à-dire une « injustice »,
une « atteinte à l’honneur » et enfin une « violation du droit, un tort, un dommage ». Il en conclut
que « la notion même d’injustice présuppose la transgression des règles communes, de la norme
sociale qui s’inscrirait dans un double rapport au juste et au vrai ». Constatons donc qu’il y a insulte
lorsque l’expression porte atteinte à une personne, selon une loi "commune". Il est donc tout à fait
possible de dire des vérités évidentes, de se moquer, de tourner en dérision, de caricaturer, de
plaisanter, de salir, voir d’attaquer, si l’on reste dans le cadre de la loi "commune"…
Or, dans une société laïque, la justice se mêle peu de religion4, sinon justement pour punir
l’injure (envers les personnes en raison de leur foi, et non pas leur foi elle-même !) (loi du 29 juillet
1881), pour proclamer le respect des croyances par la République (loi du 4 octobre 1958) ou pour
protéger le libre exercice du culte (loi du 9 décembre 1905).
La religion elle-même n’est pas reconnue comme un bien, encore moins les opinions religieuses,
plus clairement la foi. Alors que mes propriétés, mes liens familiaux, mes écrits ou œuvres d’art, mes
idées ou même ma réputation ou mon mariage entrent dans le cadre de la loi. Ma pratique religieuse
et ma foi, comme expérience spirituelle intime, sont un bien qui n’est pas protégé par la loi. Si
quelqu’un attaque ma foi, je suis donc le seul juge de cette insulte et aussi le seul à pouvoir faire
justice ! (On voit venir le danger !) L’insulte en cette matière devient purement subjective.
On se souvient comment l’interprétation subjective, pilotée par les médias internationaux, d’un
texte du Pape Benoît XVI, texte plutôt élogieux envers l’islam, avait donné lieux à une émotion vive
dans le monde musulman ; quelques chrétiens l’avaient payé de leur vie. Le pape ventait le modèle
d’intégration culturelle d’une certaine époque de l’Islam et avait cité un auteur qui s’opposait à cette
intégration. La citation de cet auteur constitua pour certains une insulte.
Alors, si l’insulte en matière religieuse est subjective, comment peut-elle coexister avec la liberté
d’expression ? Une certaine politesse permettrait-elle que le croyant ne se sente pas insulté ? C’est
4
Loi du 29 juillet 1881, Article 29, alinéa 2 :
Toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait
est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont
l'identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés.
Toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait est une injure.
Article 33, alinéa 2 :
L'injure commise par les mêmes moyens envers les corps ou les personnes désignés par les articles 30 et 31 de la présente loi sera
punie d'une amende de 12 000 euros. L'injure commise de la même manière envers les particuliers, lorsqu'elle n'aura pas été précédée
de provocations, sera punie d'une amende de 12 000 euros. Sera punie de six mois d'emprisonnement et de 22 500 euros d'amende
l'injure commise, dans les conditions prévues à l'alinéa précédent, envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur
origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée.
Constitution du 4 octobre 1958 Article 1 :
La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans
distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée.
Loi du 9 décembre 1905 Article 1 :
La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après
dans l'intérêt de l'ordre public.
précisément ce que les religions pratiquent entre elles. Mais tout cela reste très relatif, très subjectif,
peut-être même non évident pour un non croyant.
Et puis vient aussi l’interprétation du contexte dans lequel l’expression trouve place. De tout
temps, les fous du roi pouvaient se permettre ce que les ministres n’osaient à peine penser :
aujourd’hui encore ; l’insulte est-elle injurieuse selon qu’elle se trouve dans un journal satirique, un
spectacle d’humoriste, un vidé, une conférence, une émission TV, un sermon ! Cela est pensable
dans un espace culturel déterminé, où les nuances sont compréhensibles, mais dans un espace
mondialisé, est-ce encore envisageable !? Les fous du roi n’étaient pas sur Facebook ou CNN !
A ce stade de la réflexion, on perçoit la difficulté de notre sujet. Notre premier terme est
relatif : la liberté d’expression ne permet pas de dire n’importe quoi, surtout contre les autres. Et
notre second terme est subjectif : en matière d’opinion religieuse et de foi, seul celui qui est insulté
peut juger de cette insulte. La liberté d’expression ne peut permettre d’attaquer la foi d’autrui
puisqu’elle serait source d’un sentiment d’injustice.
Relativité et subjectivité constituent ce qu’il y a de pire pour une réflexion morale ! Il y a un
jeu entre deux notions fluctuantes : d’une part les limites mouvantes de la liberté d’expression,
d’autre part le sentiment aléatoire de celui qui est offensé par des attaques sur sa croyance.
 La foi
Essayons maintenant de comprendre ce qu’est la Foi. Cela me donne l’occasion de faire un
peu de théologie, qui est non seulement ma discipline de prédilection, mais aussi la discipline reine
de l’université à sa naissance, il y a huit siècles.
Nous constatons d’abord une distinction irréductible entre la foi comme expérience spirituelle
personnelle intime et la foi comme notion intellectuelle, comme phénomène :
Intellectuellement, on peut apporter différents regards sur la foi. Pour le psychologue, la foi
est un sentiment. Celui-ci d’ailleurs change selon les religions !! Chez le chrétien, la foi est surtout
une forme de l’amour ; pour le musulman ou le juif, c’est surtout un respect de Dieu qui se réalise
dans l’observation d’une loi ; pour le bouddhiste, la foi est d’avantage une intuition métaphysique ;
pour l’hindou ou le New-Age, elle est un état de conscience ; pour les gnostiques, une initiation à
un mystère… Pour le sociologue, la foi s’apparente au phénomène religieux. Elle n’est pas
considérée en tant qu’acte intérieur, mais comme religion, un ensemble d’actes extérieurs, de
croyances et de doctrines. Mais, par exemple, pour moi qui suis croyant, ma religion n’est pas le
christianisme (une idéologie et ses phénomènes), mais le Christ (quelqu’un que j’ai rencontré et qui
est présent dans ma vie !)
Voilà comment l’Eglise définit la foi :
La foi est d'abord une adhésion personnelle de l'homme à Dieu. Elle est en même temps, et inséparablement, l'assentiment libre à toute la vérité que Dieu a révélée. En tant qu'adhésion personnelle
à Dieu et assentiment à la vérité qu'il a révélée, la foi chrétienne diffère de la foi en une personne humaine. 5
Il existe une autre distinction entre un observateur extérieur et un croyant, en l’occurrence un
chrétien. Si pour beaucoup d’autres, comme il y a plusieurs religions, plusieurs croyances, il y a
plusieurs « fois », pour le chrétien, il n’y a qu’une seule foi puisqu’il y a un seul Dieu. Attention, le
chrétien ne croit pas que toutes les religions se valent (comme si elles étaient les expressions différentes d’une seule et même spiritualité résiduelle dans le cœur des hommes). Mais il croit (c’est une
doctrine définie dès les premiers siècles de l’Eglise par saint Justin) que le seul et unique Dieu est le
Dieu de tous les hommes et que chacun, à sa manière, le cherche et le trouve. Le chrétien croit
5 Catéchisme de l’Eglise Catholique N°150.
fermement que tous ne sont pas au même niveau sur le chemin, mais que Dieu est sur la route de
chacun. Selon les personnes et les religions, la Révélation n’est pas au même degré ; tous n’ont pas
la même expérience de Dieu.
Pour ma part, je suis tenté justement de définir la différence entre une secte et une religion sur
ce critère. Une secte pense que tous ceux qui ne pensent pas comme elle sont dans l’erreur ; une
religion pense que tous ceux qui ne pensent pas comme elle sont à un autre stade de la même vérité.
En tout cas, à la fin de cette première partie, notre exposé s’augmente d’une troisième difficulté.
Après la relativité de la première notion (la liberté d’expression), la subjectivité de la deuxième
(l’insulte), voilà l’équivocité de la troisième. La foi n’est pas une réalité univoque, selon qu’on soit
croyant ou pas, selon qu’on se situe dans une religion ou une autre. Pour le croyant, elle est une
expérience intérieure objective et en aucun cas subjective. C‘est un autre qui vient et la donne, les
chrétiens disent : une « vertu théologale ». Bref, elle vient de Dieu. Elle est inaccessible pour
l’observateur. Pour lui, la foi ne peut être qu’extérieure (par définition, je ne partage pas « la foi
d’autrui ») et subjective. Donc, il y a toujours danger de blesser quand on parle de la foi d’autrui, car
celui qui entend parler de sa foi de façon relative alors qu’il la vit comme un absolu, ne peut que se
sentir insulté. D’où une nouvelle question : insulte ou pas, peut-on parler de la foi d’autrui ?
A fortiori, insulter la foi d’autrui peut-il se justifier en quelque manière !?
ELEMENTS DE REFLEXION
Finalement, qu’encourt celui qui porte atteinte à la foi d’autrui ? Quel risque ? Ni plus ni moins
que de perturber la paix sociale. Essayons enfin de fonder notre maxime par cette piste de la foi
comme facteur de paix sociale ou du sacré comme rempart à la violence.
Approche sociologique : René Girard (+ 4 novembre 2015)
Le célèbre philosophe René Girard a fondé sa doctrine sur cette question. Pour lui, le sacré
naît pour équilibrer la violence du cœur de l’Homme. A chaque crise mimétique, (lorsque la jalousie
sociale est telle que la violence va se déchaîner), la société répond par des sacrifices symboliques,
fortement ritualisés, censés rétablir magiquement l’ordre. Pour lui, « le sacré, c'est la violence ». Le sacré
est en effet indissociable de la violence, en ce sens qu’il naît d’elle, tout du moins de la volonté des
hommes de l’éradiquer. Donc, pour notre auteur, toucher au sacré ne peut que déchaîner la violence
et détruire la paix sociale.
René Girard nous met sur la piste d’un fondement sociologique de notre maxime de départ :
rien ne peut permettre d’insulter la « foi » d’autrui. Car cette insulte constitue une violence qui
produit de la violence.
Une chanson bien de chez nous me servira d’exemple (vous me pardonnerez pour les chastes
oreilles de l’auditoire de ne pas citer le juron final qui constitue la violence (verbale, ici) ; en réponse
à la violence ressentie du déplacement des monuments de la savane de Fort-de-France : « Yo déplasé
Joséphine…. Yo déplasé moniman o mò…. Sel bagay yo pa déplasé sé….. ! ».
Le Sacré : une réalité anthropologique
Si nous approfondissons l’analyse dans sa dimension anthropologique, on peut affirmer que
ce qui touche à la foi est sacré et que le sacré est inséparable de la condition humaine. On sait que
les archéologues déterminent avec certitude les sépultures humaines lorsqu’y apparaissent des
vestiges de rites sacrés. Le sacré est ce sur quoi une personne ou un ensemble de personnes fondent
leur dignité. Ce qui est sacré est plus que précieux (n’en déplaise à Golum, le personnage du Seigneur
des Anneaux, qui ne vit que pour l’anneau de pouvoir) parce que ce qui est sacré est considéré
comme vital. D’un point de vue culturel, tout peut paraître relatif ; mais au niveau personnel, une
chose sacrée est absolue puisqu’elle est comme constitutive de son droit naturel à la dignité.
Le sacré n’est pas toujours religieux, la liste est longue des choses qui nous font vivre, donnent
sens à notre existence et sont en quelque sorte au-dessus de nous : sa mère (cf. nos jurons antillais !),
ses amours, ses propriétés, sa réussite, son apparence, sa santé, sa patrie, son honneur, ses opinions
politiques, son travail, ses symboles, son temple, sa vie, sa femme, ses enfants, ses morts… Nous le
savons bien, lorsqu’on veut atteindre une personne ou un groupe et lorsqu’on veut faire mal à
quelqu’un, on va injurier ce qui est sacré à ses yeux.
C’est là une violence puisque le sacré faisant partie de l’intégrité d’une personne, sa profanation
est une brutalité. Pour dominer l’autre, on va ridiculiser ce qui est pour lui sacré. J’ai entendu une
fois Aimé Césaire à la radio qui racontait sa surprise, en visitant une tribu africaine, de voir apparaître
une représentation de la divinité locale qui ressemblait trait pour trait à nos diables rouges du Mardi
Gras. Il en concluait dans un sourire que, de l’autre côté de l’atlantique, le dieu des vaincus était
devenu un diable de Carnaval. (Remarquez au passage que la représentation mythologique du diable
à cornes et sabot et queue pointue est une tradition très tardive et n’est pas biblique).
Le Christ et la liberté d’expression en matière religieuse
Comme disait Jacques Chancel à la fin du Grand Echiquier : « Et Dieu dans tout cela !? » Le
Christ apporte un élément très particulier à l’analyse que nous faisons. Le message de la passion et
de la croix apporte une réponse nouvelle et définitive au rapport avec le sacré. Le Christ fait passer
le sacré du bouc émissaire à l’Agneau de Dieu.
Selon notre ami René Girard, le bouc émissaire est celui qui va être chargé symboliquement de
toute la violence sociale ; il est désigné coupable à cause de ses fautes avérées ou supposées (cf.
mythe d’Œdipe) pour apaiser la violence et amener la paix. Mais, avec le Christ, tout change : lui
n’est pas un bouc émissaire, il en remplit pourtant la fonction en étant l’Agneau de Dieu, l’innocent
parfait. Ce faisant, il détruit définitivement le processus de la violence puisqu’il assume
volontairement le « péché du monde ».
Le Christ invente donc un sacré qui fait imploser la violence. Etant donné qu’en lui la violence
est consentie, offerte comme amour et par amour, l’insulte subie devient sa façon d’aimer. L’injure,
comme absorbée, non seulement ne peut rejaillir en vengeance immédiate, mais elle tue toute
violence future. Il enseigne à ses disciples à faire de même : « Heureux êtes-vous quand on vous
insulte… » dit-il dans le discours des béatitudes qui constitue le cœur de son enseignement. On
verra plus tard les apôtres « tout joyeux de subir la persécution pour le nom de Jésus » et la longue
cohorte des martyrs qui ont « lavé leur robe dans le sang de l’Agneau ». Et ce sont les martyrs qui
font découvrir à l’Eglise le premier visage de la sainteté. Nous sommes bien évidemment aux
antipodes des soi-disant « martyrs » du 11 septembre. Les Martyrs chrétiens meurent (la phrase est
au présent) dans un acte d’amour.
Le sacré et la violence dans le christianisme
Les insultes contre l’Eglise attristent les chrétiens (pas autant toutefois que l’insulte que
constituent leurs propres fautes) mais ils se sentent proches des insulteurs. Elles ne peuvent au final
que les encourager à suivre Celui qui a dit d’aimer les persécuteurs.
Quand les insultent se portent sur le Christ (blasphème), il est, si j’ose dire, « tellement sacré »
que les moqueries et les médisances des hommes ne peuvent l’atteindre. Il est vainqueur quoiqu’il
arrive. Mieux encore, il s’est donné à voir dans sa beauté, dans son amour, dans sa gloire, dans
l’injure (in-jure !) suprême de la croix : quelle insulte pourrait désormais l’atteindre !? Parce qu’il n’y
a pas pire insulte que la croix ; or elle a été vaincue par lui.
Etant fondée dans l’ignominie du sacrifice de l’innocent, se rappelant toujours cette vérité
(signe de croix), la foi chrétienne devient en quelque sorte « insultable » sans risque, finalement.
C’est pour cela que la question de l’insulte à une religion ne se pose finalement que dans un univers
culturel chrétien ou post-chrétien.
J’ai peu de respect pour le soi-disant courage des détracteurs et insulteurs (les femen par
exemple) qui ne risquent rien en allant faire des obscénités dans une église ou à insulter la religion
chrétienne. Ils se gardent bien, et tant mieux, d’aller ailleurs. Ils ne risquent rien dans l’église, sinon
de rencontrer le visage de Celui qui a commencé le premier à aller au bout de l’ignominie et qui en
a été vainqueur. Il faut d’ailleurs être soi-même « chrétien » (ou plus exactement « post-chrétien »)
pour se moquer du christianisme. Cela permet aux croyants de vivre l’Evangile, de bénir ceux qui
les maudissent6. Déjà ça ne marche pas avec tous les chrétiens, je ne crois pas que cela marche avec
tous les croyants, ou tout homme qui a des principes et des valeurs.
En conclusion
Réponse à trois questions
La liberté d’expression donne-t-elle le droit de blasphémer ? Non, car le blasphème est une
atteinte portée à quelqu’un, c’est-à-dire Dieu lui-même. Si celui qui blasphème n’est pas croyant, il
n’en a pas conscience, mais il doit comprendre que celui qui croit le reçoive comme une agression.
Si on admet le lien entre violence et sacré, le blasphème est une très grande violence.
6
On m’objectera les violences commises par des chrétiens dans l’Histoire. Je répondrai, non seulement avec des arguments théologiques
(spirituels) mais aussi historiques, qu’elles furent illégitimes, ou plutôt qu’elles reposaient sur un autre sacré que le Christ (la propriété,
l’honneur, la politique, l’argent…).
Peut-on s’en prendre légitimement au sacré ? Oui, s’il s’agit d’une « légitime défense », si ce
sacré que l’on attaque est lui-même cause d’une violence plus grande, une injure (= injustice). Mais
là aussi il faut comprendre qu’il s’agit d’une violence. Jésus, par exemple, s’écrira : « Détruisez ce
temple » en parlant du temple de Jérusalem. Cela lui vaudra sa condamnation à mort.
Que penser des caricatures sur la religion ? Lorsque la caricature révèle une vérité, elle ne blesse
que ceux qui ont l’esprit sectaire et non les religieux. Lorsque la caricature cherche à blesser et qu’elle
porte atteinte, non pas simplement aux éléments extérieurs de la religion, mais au sacré lui-même,
elle est une violence et elle doit s’assumer comme telle. Ici, je ne condamne ni ne justifie la caricature
ou l’insulte, je prétends simplement qu’elle ne peut pas se dire non-violente. Cela ne justifie pas la
violence physique envers les auteurs.
La liberté d’expression n’autorise pas à insulter la foi d’autrui. Parce que la liberté
d’expression n’a, dans son principe, ni l’insulte ni l’irrespect des religions. Elle est un principe positif
d’affirmation plus que de contradiction. Elle ne peut s’exercer que dans un cadre de respect d’autrui.
Si elle en sort, elle se suicide (comme pendant la Révolution Française).
La liberté d’expression n’autorise pas à insulter la foi d’autrui. Parce l’insulte est une
injustice et que la liberté d’expression est un principe de justice. Elle ne peut aller contre la justice.
En fait, la liberté d’expression n’autorise pas à insulter du tout.
La liberté d’expression n’autorise pas à insulter la foi d’autrui. Parce que la foi d’autrui
ne peut qu’être incomprise et le croyant ne peut que se sentir agressé. Sujet sensible, faisant partie
de l’intégrité du sujet, fondateur de la paix sociale, la religion ne peut être attaquée sans violence.
L’insulte ne peut que blesser le croyant, voire susciter chez lui une violence en retour. Sauf, à mon
sens, dans le cas de la foi chrétienne, où la violence de l’insulteur est comme assumée, « comprise »
par le Christ crucifié.
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