5
4
Théâtre optique. Telle est la « marque de fabrique »
de la compagnie Haut et Court, qu’a fondée Joris
Mathieu en 1998 avec trois comparses, Marion
Tolatti, Vincent Hermano et Philippe Chareyron, qui
l’accompagnent aujourd’hui encore. Tout au long du
XXesiècle, certaines utopies scénographiques ont
imaginé d’invraisemblables architectures pour recom -
poser des volumes de vision. La plupart de ces pro-
jets sont restés à l’état de maquettes 1: c’était avant
l’irruption des « nouvelles technologies » et des atouts
qu’elles peuvent offrir à l’invention scénique. Mais il
ne suffit pas d’avoir recours au dernier logiciel de pro -
grammation graphique, de dompter hologrammes et
autres images de synthèse, pour que la réalité (ou
l’illusion) ainsi augmentée soit gage de pertinence.
L’outil ne fait pas nécessairement l’auteur.
Si l’on prend soin de formuler cet avertissement, c’est
précisément parce que Joris Mathieu, dans la fusion
qu’il opère entre l’image scénique et l’image numé-
rique, n’oublie heureusement pas de mettre la technique
au service d’un propos et d’un imaginaire. Depuis
pH neutre, en 2011, tous ses spectacles en té moignent
avec force. Qu’il adresse au jeune public une adapta-
tion du formidable Matin brun, de Franck Pavloff
(en 2003), qu’il s’inspire de textes de Maïakovski,
Julio Cortázar et Botho Strauss pour Microclimats (en
2005), ou encore qu’il se lie au « réalisme magique »
du romancier Antoine Volodine (Des anges mineurs
et Bardo or not Bardo), Joris Mathieu transpose des
écritures qui suggèrent, hors des cadres narratifs ha -
bituels, des associations d’images et idées. Dernier
opus en date, Urbik/Orbik, d’une hallucinante beauté,
LE MONDE, UN REBUS VISUEL
Joris Mathieu opère la fusion entre l’image scénique et l’image numérique.
Cosmos, de Witold Gombrowicz, fournit une matière idéale
pour son « théâtre optique ».
plongeait le spectateur dans une véritable odyssée hyp -
notique. « Le trouble est là, constant, au cœur du voir,
du dire, de l’imaginaire et du formulable 2»: à l’instar
de Jean-Pierre Thibaudat, la critique théâtrale a lar-
gement salué un spectacle irrigué par l’univers de
Philip K. Dick, auteur culte de science-fiction.
Changement de cap (sans bifurcation) avec la créa-
tion de Un jour je vous raconterai une autre aventure
extraordinaire – COSMOS. Loin, a priori, des « mondes
virtuels » et de leurs avatars, c’est ici un roman de
Witold Gombrowicz qui fournit le combustible d’un
monde clos sur lui-même, mais truffé de tiroirs à
double-fond où se tiennent les choses mystérieuses,
les non-dits et les souvenirs enfouis, les angoisses
refoulées et les rêves insistants. Construit comme
une enquête policière introspective, Cosmos, disait
Gombrowicz, « n’est pas un roman normal. […] On y
montre comment une certaine réalité tente de surgir de
nos associations, d’une façon indolente, avec toutes ses
gaucheries… dans une jungle de quiproquos, d’interpré-
tations erronées. Et à chaque instant la construction
malhabile se perd dans le chaos ». Né en Pologne, auteur
d’une œuvre foisonnante, romanesque (La Pornogra -
phie), théâtrale (Yvonne, princesse de Bourgogne) ou
franchement inclassable (Cours de philosophie en six
heures un quart), Gombrowicz a été interdit par les
nazis puis par la censure communiste. De 1939 à
1963, c’est en Argentine qu’il a trouvé refuge, et comme
chez Borges, ses récits ont une part labyrinthique,
mais nourrie d’obsessions propres à la Mitteleuropa.
Dans Cosmos, la découverte par Witold, le narrateur,
d’un moineau pendu à un fil de fer au creux d’un
treillis, est le signe énigmatique sur lequel s’ouvre
un autre monde, qui reste à déchiffrer, tel un rébus
visuel. Matière idéale pour le « théâtre optique » de
Joris Mathieu qui se déploie sur une scène circulaire
coupée en son milieu par un mur d’holoscreen, où
viennent se projeter décors réels et personnages-
vidéo. Le dispositif inclut en outre un écran mobile
circulaire, qui vient faire effet de loupe sur tel ou tel
détail. La « scène » devient ici puzzle à plusieurs
dimensions, réel transfiguré par une machine de
vision qui met le spectateur en état d’immersion.
Jean-Marc Adolphe
1Jusqu’au 30 mars 2014, l’exposition « Théâtres en utopie »
présente certains de ces projets, à la Saline royale
d’Arc-et-Senans, près de Besançon. www.salineroyale.com
2Article de Jean-Pierre Thibaudat sur le site Rue 89,
20 février 2012.
© Siegfried Marque